Les épîtres de Paul

4.
L’authenticité

Le témoignage de la primitive Église sur ces trois lettres n’est ni moins ni plus concluant que celui qu’elle rend à toutes les épîtres précédentes. La seule différence est l’absence de ces lettres dans le Canon de Marcion, et leur rejet par Basilide et, pour 1 et 2 Timothée, par Tatien. Jérôme dit (Préface du Comment, de l’ép. à Tite) : « Je veux parler de Marcion et de Basilide, qui ont retranché des autres épîtres ce qui était contraire à leur dogme, et qui ont même cru pouvoir rejeter quelques épîtres tout entières, à savoir les deux à Timothée, celle aux Hébreux et celle à Tite… Toutefois Tatien, le patriarche des Encratites, qui lui aussi a rejeté quelques épîtres de Paul, a cru devoir affirmer tout particulièrement la composition de celle à Tite par l’apôtre, n’attachant aucun poids à l’opinion de Marcion et de ceux qui sont d’accord avec lui sur ce point. »

Il est clair que ces trois hommes ne pouvaient accepter ces deux ou trois écrits sans renoncer à leurs systèmes ou sans se mettre en lutte avec l’autorité de saint Paul ; Marcion, en raison de la manière dont ces lettres parlent de la divinité de l’Ancien Testament et de l’usage légitime de la loi, en raison aussi de l’insistance avec laquelle elles recommandent les œuvres ; Basilide, spécialement en raison des passages où la gnose est qualifiée de fausse ; Tatien, enfin, en raison des paroles qui condamnent l’abstention du mariage et, dans certains cas, celle du vin. Si Tatien acceptait l’épître à Tite, c’est précisément parce qu’elle ne renferme absolument aucun de ces passages où les exagérations ascétiques sont condamnées. Partout où de pareils motifs n’existaient pas, nos lettres sont admises et employées.

Il est difficile de penser que Clément de Rome n’ait pas présent à la pensée 1 Timothée 2.8 : « Je veux que les hommes prient en tout lieu, élevant leurs mains pures (ἐπαίροντες ὁσίους χεῖρας), » quand il écrit (c. 29) : « Approchons-nous de lui, élevant vers lui des mains pures et non souillées (ἁγνὰς καὶ ἀμιάντους χεῖρας αἴροντες et Tite 3.1 : « Rappelle-leur d’être prêts à toute bonne œuvre (πρὸς πᾶν ἔργον ἀγαθὸν ἑτοίμους εἶναι) » quand il écrit (c. 2) : « Que vous soyez prêts à toute bonne œuvre (ἦτε ἕτοιμοιεἰς πᾶν ἔργον ἀγαθόν). » comparez encore chez les deux écrivains l’emploi de certains termes caractéristiques, tels que σεμνός, σώφρων, εὐσηβής, ἀναζωπυρεῖν, ἀγωγή, βδελυκτός, πιστωθείς, πρόσκλισις, etc.a

a – Voir Weiss, Einl. § 6, 3, note.

Les expressions de l’épître dite de Barnabas : καταργεῖν τὸν θάνατον ; détruire la mort (v. 6) ; ἐπισωρεύοντες ταῖς ἁμαρτίαις accumulant les péchés (IV, 6) ; φανερωθῆναι ἐν σάρκι, manifesté en chair (V, 6 ; VI, 7.9), peuvent difficilement ne pas être empruntées à 2 Timothée 1.10 (καταργήσας τὸν θάνατον), à 2 Timothée 3.6 (σεσωρευμένα ἁμαρτίαις), et à 1 Timothée 3.16 (ἐφανερώθη ἐν σαρκί). La relation est encore plus frappante entre cette proposition de Barnabas (XIV, 6) : Nous ayant rachetés des ténèbres pour se préparer un peuple saint (λυτρωσάμενον ἡμᾶς ἐκ τοῦ σκότους ἑτοιμάσαι ἑαυτῷ λαὸν ἅγιον), et celle de Tite 2.44) : Afin qu’il nous rachetât de toute iniquité et qu’il se consacrât à lui-même en le purifiant un peuple acquis (ἵνα λυτρώσηται ἡμᾶς ἀπὸ πάσης ἀνομίας καὶ καθαρίσῃ ἑαυτῶ λαὸν περιούσιον).

Voilà pour la dernière dizaine d’années du premier siècle ; voici pour les premières du second.

Les lettres d’Ignace ne présentent que des analogies d’expression telles que ἀναζωπυρεῖν, ἀναψυχεῖν, ἑτεροδιδασκαλεῖν, κατάστημα, Christ appelé ἡ ἑλπὶς ἡμῶνb.

b – Weiss § 6. 5.

Dans l’épître de Polycarpe, les recommandations aux veuves, aux diacres, aux presbytres (ch. IV-VI), sont, sinon copiées des Pastorales, du moins calquées sur celles que renferment ces épîtres, et cela d’autant plus certainement qu’au commencement du ch. 4 on lit ces mots, reproduction textuelle de 1 Timothée 6.10, 7 : « L’amour de l’argent est une racine de tous maux ; sachant donc que nous n’avons rien apporté en ce monde et que nous n’en pouvons rien remporter, armons-nous des armes de justice…, » et au ch. IX ce passage : « Car ils n’ont pas aimé le présent siècle, » qui reproduit l’expression de Paul relative à Démas, 2 Timothée 4.10 : Ayant aimé le présent siècle; comparez aussi l’exhortation à la prière pour les autorités de l’État (c. Xll) avec 1 Timothée 2.2.

Dans la phrase de l’Épître à Diognène, (c. 11) : Prêché par les apôtres, il a été cru par les païens, on reconnaît l’influence de 1 Timothée 3.16.

La parole de Justin (Dial. c. 47) : « Car la bonté et la philanthropie de Dieu envers les hommes…, » est textuellement copiée de Tite 3.4.

Hégésippe (Eus. Hist. Eccl. III, 32) dit qu’après la mort des apôtres commença le soulèvement de l’erreur par la tromperie des ἑτεροδιδάσκαλοι, qui entreprirent alors à tête découverte d’opposer à la proclamation de la vérité la ψευδώνυμος γνῶσις ; (la connaissance faussement ainsi nommée) ; il est bien probable qu’il reproduit ici l’expression de 1 Timothée 6.20.

Il serait inutile de poursuivre cette série de paroles des Pères (Athénagore, Irénée, Clément d’Alex., Tertullien, etc.) où nos épîtres Pastorales sont citées. Nous ne relèverons ici que deux témoignages : celui de Théophile d’Antioche qui dit (ad Autol. III, 14) : « La parole divine (ὁ θεῖος λόγος) nous ordonne de nous soumettre aux autorités et aux puissances et de prier pour elles, afin que nous menions une vie paisible et tranquille (ὅπως ἤρεμον καὶ ἡσύχιον βίον διάγωμεν) ; » comparez 1 Timothée 2.3. Cette expression : la parole divine, montre que dans le dernier tiers du second siècle, l’épître d’où ces mots sont tirés, était mise au même rang que l’Ancien Testament dans la conscience de l’Église. — Puis le passage du Fragment de Muratori sur nos trois épîtres. Après avoir montré que les épîtres de Paul, quoique adressées à des églises particulières, concernent pourtant l’Église entière, l’auteur passe aux lettres adressées à des individus, celle à Philémon, celle à Tite et les deux à Timothée ; il les caractérise, en opposition aux précédentes, comme écrites pro affectu et dilectione (par un sentiment d’affection personnelle), mais comme étant cependant en honneur dans l’Église universelle, car elles ont été admises au nombre des Livres saints (sanctificatæ) pour la réglementation de l’administration ecclésiastique (in ordinatione eeclesiasticæ disciplinæ). L’auteur veut dire sans doute que, comme lettres privées, ces écrits n’avaient proprement pas droit à être reçus dans le recueil des Livres sacrés (qu’on se rappelle le jugement porté par plusieurs sur l’épître à Philémon, mais que leur utilité pour le gouvernement de l’Église leur a mérité cette place. Le respect qu’avait fait éprouver leur origine et leur autorité apostolique, l’avait emporté sur le fait de leur caractère personnel et privé.

Les versions syriaque et latine renferment nos lettres ; elles faisaient donc partie du Canon des églises de Syrie et d’Occident. Origène et Eusèbe les rangent parmi les écrits universellement admis.

De Soden reconnaît sans hésiter que, quant à Ignace et à Polycarpe, et par conséquent à tous les Pères suivants, la priorité littéraire appartient aux Pastorales. Il ne s’exprime pas relativement à Barnabas. Quant à Clément, il croit qu’on ne peut décider la question d’antériorité Et cependant de quel côté est la puissance d’originalité ? On discute la question de la composition apostolique des Pastorales ; qui pourrait songer à soulever une pareille question par rapport à la lettre de Clément ?

Il faut donc reconnaître avec Weiss (Einl. § 16, 1) que la tradition ne donne pas plus de prise à la critique à l’égard des épîtres Pastorales, qu’à l’égard d’aucune autre.

On en resta à l’opinion traditionnelle jusqu’en 1804 où commença pour nos trois lettres l’époque critique.

J.-E.-C. Schmidt émit le premier, dans son Introduction, quelques doutes sur l’authenticité de la 1re à Timothée. Ces doutes furent peu après relevés et fortifiés par Schleiermacher dans sa Lettre à Gass (Ueber die Aechtheit, etc.), où il fit surtout ressortir le manque de liaison dans les idées que renferme cette lettre, les caractères extraordinaires du style et la difficulté de trouver pour un tel écrit une situation convenable dans la vie de Paul. La 1re à Timothée est à ses yeux la composition d’un plagiaire, fabriquée au moyen des deux autres épîtres Pastorales. Quant à celles-ci, voici d’après son Introd., p. 175, le résumé de sa manière de voir : « Je n’ai rien de raisonnable à alléguer contre Tite ; à l’égard de 2 Timothée j’ai des sujets de doute, mais qui ne sont pas suffisants pour produire chez moi une décision ; quant à la 1re à Timothée, avec la meilleure volonté je ne saurais la défendre. »

Wegscheider et Beckhaus prirent la défense de la lettre contestée. On expliqua les caractères particuliers du style par les changements de circonstances et d’impressions, ainsi que par le génie créateur de Paul. Planck trouva une situation en dedans du cadre des Actes, immédiatement après le séjour de trois ans à Éphèse ; Wegscheider : un peu plus tard, entre les deux captivités de Césarée et de Rome ; et surtout l’on fit observer que les objections que Schleiermacher élevait contre 1  Timothée, pouvaient à bon droit être appliquées aux deux autres.

Cette dernière raison fut appréciée par Eichhorn qui, dans son Introd. au N. T. (1812), prononça sur les trois lettres également le jugement de condamnation. Elles avaient été composées après la mort de l’apôtre par l’un de ses disciples, qui y avait consigné les dernières directions de son maître. Schott, dans son Isagoge (1830), supposa que ce disciple était Luc. Mais il devenait impossible de comprendre comment ce compagnon de Paul pouvait être assez ignorant de la vie de son maître pour commettre les erreurs biographiques et chronologiques que l’on reprochait aux Pastorales.

De Wette, dans son Introduction (1826), tout en reconnaissant la valeur des témoignages externes, n’en affirma pas moins avec énergie l’inauthenticité des trois épîtres. Il fit surtout ressortir ce qu’il y avait d’incertain dans la description des faux-docteurs, qui tantôt étaient représentés comme présents, puis tout à coup, dans d’autres moments, comme à venir. A ses yeux, l’inauthenticité des trois lettres était un résultat désormais acquis pour la science. Mais leur authenticité fut défendue par Hug, Bertholdt et Feilmoser, dans leurs Introductions, ainsi que par Heidenreich dans son Commentaire sur les trois épîtres. Néander aussi, dans sa Geschichte der Pflanzung der christlichen Kirche (1832), prit la défense de Tite et 2 Timothée, tout en avouant n’être pas convaincu de l’authenticité de 1 Timothée. Credner déclara, dans son Introd. (1836), que la lettre à Tite était absolument irréprochable, ce que l’on pouvait reconnaître à la peine que devait prendre de Wette pour donner quelque apparence à ses doutes ; l’adresse seule lui paraît avoir été remaniée. La 2e à Timothée provient de la fusion de deux billets authentiques écrits l’un dans la première, l’autre dans la seconde captivité romaine ; à l’un appartient la plus grande partie du ch. 1 et 4.13-18 ; à l’autre le commencement du ch. 2 et 4.6-12, 20-21. Ce qui se trouve en outre a été ajouté par un auteur postérieur. — La 1re à Timothée est absolument abandonnée. Gredner a ainsi ouvert la voie où marche la critique actuelle.

Sur cette question, comme sur tant d’autres, Baur a prononcé la parole qui a eu, pour un temps du moins, l’effet le plus décisif. Dans son écrit sur les lettres Pastorales (1835), il ne s’efforça, pas seulement d’en démontrer l’inauthenticité, mais il chercha à expliquer le but qu’avait pu se proposer le faussaire en composant ces trois lettres et en les publiant sous le nom de Paul. Il voulait combattre plus efficacement l’enseignement gnostique, surtout sous les formes marcionite et valentinienne, travailler à développer la constitution épiscopale comme un boulevard contre l’hérésie et enfin rapprocher, en exposant, un paulinisme modéré, les deux partis paulinien et judaïsant encore en lutte. De là ressort la date de ces lettres, qui ne peut avoir été que le milieu du second siècle. Ce point de vue fut adopté plus ou moins par les disciples de Baur, Schwegler, Hilgenfeld, Volkmar, etc.

Cependant il fut énergiquement combattu par plusieurs auteurs : Baumgarlen et Böttger (1837), Matthies (1840), Wiesinger (1850), Herzog, dans son écrit sur l’époque de la composition des ép. Pastorales, Otto (1860), Wieseler, dans l’Encycl. de Herzog, t. XXI, Eylau, dans Chronol. des ép. Past. (1884), Farrar, dans la Vie et l’œuvre de saint Paul (1879), Schaff, dans le t. I de son Histoire de l’Église, etc.

Parmi les adversaires de Baur, il faut ranger aussi Mangold, dans son écrit sur les Hérétiques des Pastorales (1856). Tout en rejetant l’authenticité des trois lettres, il en fixe la date, avec Eichhorn et de Wette, à la fin du Ier siècle ; l’hérésie combattue n’est point à ses yeux telle ou telle forme du gnosticisme, mais l’essénisme faisant invasion dans l’Église. Holtzmann, à peu prés de même.

Cependant l’exemple de Gredner commença peu à peu à trouver des imitateurs. Tout en rejetant l’authenticité des trois lettres, telles que nous les possédons dans le Canon, on ne put s’empêcher en effet d’y reconnaître des éléments plus ou moins, considérables, auxquels ce rejet ne peut raisonnablement s’appliquer. En 1865, Hausrath trouve les restes d’un écrit authentique de l’apôtre dans 2 Timothée 1-2 et 15-18 ; 4.9-18). Les circonstances toutes personnelles mentionnées ici lui paraissent ne pouvoir venir d’un faussaire ; Ewald en juge à peu près de même. Immer, dans sa Théol. du N. T., 1877, admet 2 Timothée 4.9-18. Krenkel (1869) se livre à un pareil triage à l’égard de Tite et de 2 Timothée. Grau, dans son Histoire du développement de la littérature du N. T. (1870), pense que Tite et Timothée ont eux-mêmes amplifié au moyen de leurs souvenirs personnels des billets qu’ils avaient reçus de l’apôtre. D’après Plitt (1872), des lettres authentiques de Paul ont été remaniées au commencement du second siècle. M. Ménégoz (Le péché et la Rédemption, d’après saint Paul, 1872) reconnaît le caractère paulinien général des trois lettres, mais certaines discordances relatives à l’organisation et à la discipline ecclésiastiques lui paraissent trahir la plume d’un interpolateur, probablement de quelque évêque postérieur. — Lemme, dans l’écrit : La vraie lettre d’exhort. de l’apôtre à Tim. (1882), défend la 2e à Tim., tout en abandonnant, le morceau 2.11 à 4.5. L’apôtre rappelle à son devoir Timothée qui cède à la lâcheté et néglige son ministère. Kölling (1882) pense qu’au moment où Paul envoya Timothée, avec Éraste, d’Éphèse en Macédoine et en Achaïe (Actes 19.22), il lui remit la 1re à Timothée comme une instruction qu’il pourrait consulter dans les difficultés que lui offrirait cette visite d’Église. Cette lettre se placerait entre celle aux Galates et 1 Corinthiens. — M. Sabatier, dans l’Encyclopédie des sciences religieuses, t. X (1881), admet, ainsi que Renan dans Saint Paul (1869), l’existence de vraies reliques pauliniennes, qui ont été postérieurement amplifiées. La dissertation de Renan (p. XXIII à LII) est remarquable à plus d’un titre. La langue n’est pas celle de Paul. Ce « petit code de discipline ecclésiastique en vue de l’avenir » ne convient pas à l’apôtre, qui croit à une fin prochaine du monde. On ne peut placer ces lettres dans la vie de Paul. Les disséminer parmi les autres épîtres, serait admettre qu’après avoir quitté son style habituel en partant d’Éphèse, Paul l’aurait retrouvé, pour écrire les lettres aux Corinthiens. Que Paul ait recouvré sa liberté, qu’il ait recommencé ses courses apostoliques, qu’il ait été en Espagne, cela est probable, mais il n’est pas retourné en Asie-Mineure. Luc, dans ce cas, ne lui aurait pas mis à la bouche la parole Actes 20.25. Peut-être s’est-on servi de billets authentiques adressés à Tite et à Timothée, qu’on a délayés pour composer ces épîtres. Ce travail s’est fait vers l’an 90 ou 100, pour présenter un modèle « d’esprit ecclésiastique » et augmenter la force du principe hiérarchique. — En 1887, M. Bertrand a défendu dans une brochure très remarquable (Essai critique sur l’Auth. des Pastor.), l’origine apostolique des trois épîtres.

En 1889, Hesse reconnaît dans les Pastorales certaines intuitions et notices personnelles provenant de l’apôtre (au moins celles de l’épître à Tite et de 2 Timothée.) Mais, ces instructions pastorales ont été amplifiées au second siècle pour en faire une espèce de manuel pour les évêques ; pour cela on a attribué à Tite et Timothée une position supérieure à celle des simples Anciens et analogue à celle des évêques du temps. Il faut les placer immédiatement avant les lettres d’Ignace. La 1re à Tim. comprend plusieurs passages authentiques, surtout dans le premier et le sixième chapitre ; la seconde est composée de deux lettres qui se contredisent et dont la seconde (authentique) comprend 1.16-18 ; 4.9-22. Elle date de la seconde captivité romaine.

Knoke, dans son Commentaire pratique (1889), admet pour 1 Timothée. la fusion de deux lettres de Paul opérée vers le milieu du second siècle, auxquelles on a joint une constitution ecclésiastique plus ancienne. Celle à Tite est authentique, sauf quelques transpositions et retranchements. Quant à la seconde à Timothée, l’apôtre avait ajouté en marge quelques remarques ; on les a fait rentrer dans le texte tant bien que mal ; de là le manque de connexion logique qu’on y trouve parfois.

Nous terminons ce long exposé en mentionnant sept ouvrages d’entre les plus importants et les plus récents qui, comme une sorte de caléidoscope, présentent, avec toutes ses bigarrures, le tableau de l’état actuel des choses : L’Introduction de Weiss, à laquelle il faut joindre l’introduction à son Commentaire des épîtres pastorales (Comment, de Meyer) ; 5e éd. 1886, 6e 1889. Weiss défend avec toutes les ressources de la science la plus solide et du jugement le plus mûri l’authenticité de nos trois lettres. — L’Introduction de Holtzmann, d’accord avec l’ouvrage spécial publié par cet auteur (1880, 2e éd. 1886), prononce sur nos épîtres un jugement de rejet complet ; seulement, dans son annonce de l’ouvrage de Lemme (Literatur-Zeitung, 1882), le même auteur fait une légère concession : il ne nie pas que 2 Timothée ne repose sur quelque fond apostolique, mais il croit impossible de le discerner. — Weizsæcker, dans son Siècle apostolique, n’accorde aucune place aux épîtres Pastorales parmi les documents émanant de l’apôtre. Il les traite comme contemporaines des lettres d’Ignace. — Pfleiderer, dans son écrit sur le Christianisme primitif, les rejette aussi toutes les trois, mais se déclare incertain sur la question de savoir si l’auteur de 2 Timothée ne s’est pas servi de quelques fragments de lettres authentiques ; selon lui, la seconde à Timothée a été composée la première ; l’hérésie y est à un stage moins avancé, elle y est traitée moins sévèrement. On remarque dans ces lettres un affaiblissement du vrai paulinisme primitif et l’on y voit naître l’épiscopat ecclésiastique du second siècle, dont les épîtres d’Ignace offrent la complète réalisation. Proviennent-elles d’un ou de plusieurs auteurs ? Pfleiderer ne se prononce pas sur ce point. — De Soden (Hand-Comment.) place la composition des trois lettres au temps de Domitien (81-96), au plus tôt. On sent que l’intensité première des intérêts religieux a disparu ; l’auteur ne cherche plus qu’à conserver le passé. Déjà les évêques se distinguent des presbytres. — Enfin Beyschlag, dans sa Théologie biblique (1892), prononce l’arrêt suivant (p. 3) : « Les lettres Pastorales doivent être rejetées comme sources pour la doctrine de Paul ; les circonstances de leur composition, qui y sont indiquées, n’ont aucune consistance ; elles trahissent les relations et les intérêts d’un âge postérieur, et, sauf quelques notices, qui peut-être sont puisées dans une petite lettre authentique, elles diffèrent infiniment de la pensée et du style de l’apôtre. Celui qui, encore aujourd’hui, peut attribuer la 1re à Timothée à l’auteur des lettres aux Romains et aux Galates, n’a jamais eu l’intuition de l’originalité et de la grandeur littéraires de l’apôtre. »

C’est sous le coup de cette sentence que nous allons nous livrer à l’examen des raisons alléguées pour et contre l’authenticité de ces épîtres. Nous nous trouvons en face de quatre points de vue : l’authenticité des trois lettres ; l’authenticité d’une ou de deux d’entre elles ; l’authenticité de quelques fragments ; l’inauthenticité complète de toutes les trois.

Nous devons dire que, si cette question nous paraît importante au point de vue de l’appréciation de la tradition ecclésiastique, elle ne nous paraît point avoir la même gravité décisive, pour l’intelligence et le maintien de l’Évangile, que pourrait avoir une telle question pour les autres écrits de l’apôtre. L’on est donc moins exposé à la discuter sous l’empire d’un préjugé traditionnel.

Afin d’étudier ce sujet sous toutes ses faces, nous nous poserons une série de questions qui résultent de l’exposé historique que nous venons de faire.

Première question : Les institutions ecclésiastiques supposées dans les Pastorales se conçoivent-elles du vivant de l’apôtre ?

Avant tout, il importe de se demander s’il y aurait rien de surprenant à ce que, sentant sa fin approcher, l’apôtre se fût préoccupé de l’avenir des églises qu’il avait fondées en monde païen et eût pris quelques mesures extérieures pour le maintien du bon ordre et de la prédication du salut dans leur sein et dans le monde par leur moyen. On devrait plutôt être surpris, semble-t-il, qu’il n’eût rien fait de semblable. M. Renan objecte l’attente du prochain retour de Christ que nourrissait l’apôtre. Mais, tout en attendant cet événement, les apôtres n’en remplissaient pas moins leur devoir au jour le jour. Matthieu rédigeait les Logia du Seigneur ; Marc consignait les récits de Pierre ; Luc constatait dans ses deux écrits le droit des païens ; Jean complétait, par le tableau de la personne divine-humaine de Jésus, la narration évangélique primitive. Le Seigneur avait révélé aux apôtres le que de son retour, mais non le quand, qu’il ignorait lui-même. Et les apôtres, tout en vivant dans l’attente, agissaient comme ne sachant rien. La sagesse divine leur dictait cette marche également éloignée du relâchement et du fanatisme. Quant à Paul, incertain d’abord s’il vivrait encore ou serait mort à la Parousie (1 Thessaloniciens 5.10 ; 2 Corinthiens 5.8-9), après s’être mis plus sérieusement en face de la seconde alternative dans l’épître aux Philippiens (1.20-21 ; 2.17), il l’accepte complètement dans la deuxième à Timothée (4.18) : « Le Seigneur me gardera de toute œuvre mauvaise et me sauvera dans son royaume céleste. » Il y avait donc bien lieu pour lui de se préoccuper de la transmission de son bon dépôt (ἡ καλὴ παραθήκη) jusqu’au jour de Christ (1 Timothée 6.20 ; 2 Timothée 1.12-14).

On objecte aussi la haute spiritualité de l’apôtre, qui l’élevait au-dessus des mesquines mesures extérieures. Mais les directions qu’il donne aux Corinthiens (1 Corinthiens 16.1 et suiv.) pour la bonne réussite de leur collecte montrent qu’il ne dédaignait nullement les moyens extérieurs, et le récit du naufrage, Actes ch. 27, reste là comme le monument de son esprit éminemment pratique.

Rien n’empêche donc d’attribuer à l’apôtre lui-même les préoccupations, dont les Pastorales sont les témoins, et les mesures qu’elles recommandent ; et, parmi les collaborateurs de l’apôtre, on ne peut s’en représenter aucuns plus propres à devenir les dépositaires de ces directions que celui qui l’avait accompagné et servi fidèlement dès son second voyage et celui qui avait été son habile intermédiaire dans le grave conflit qui l’avait séparé un moment de l’église de Corinthe.

Après cette remarque générale, passons aux faits particuliers.

a) Le presbytérat ou épiscopat (1 Timothée 3.1-7 ; 5.17-22 ; Tite 1.5-9).

Le caractère de l’évêque dès le commencement du second siècle est sa distinction tranchée d’avec les simples presbytres, comme on le voit dans cette parole d’Ignace (ad Polyc. c. 6) : « Attachez-vous à l’évêque, afin que Dieu aussi s’attache à vous ; je ne suis qu’un cœur avec ceux d’entre vous qui se soumettent à l’évêque, aux presbytres et aux diacres (τῷ ἐπισκόπῳ, πρεσβυτέροις, διακόνοις). » Une distinction de ce genre est complètement étrangère à nos épîtres. Comme nous l’avons vu, dans Tite 1.5-7, les qualités requises pour l’élection des presbytres (v. 5) sont motivées par l’exemple que doit donner l’évêque et les devoirs qu’il a à remplir. Dans 1 Timothée l’auteur passe directement (ch. 3) des évêques aux diacres sans faire mention d’aucun autre ministère, comme le fait Ignace, et les presbytres dont il parle au ch. 5 ne peuvent, être d’autres personnages que les évêques du ch. 3. Les deux termes sont donc synonymes, empruntés, l’un au langage synagogal, l’autre à l’usage grec. Weizsæcker s’élève néanmoins contre cette identification. Il explique le passage de Tite en disant que les évêques, étant pris du sein du collège des presbytres, les qualités exigibles des premiers devaient aussi se trouver chez les seconds. Cette réponse ne peut satisfaire que son auteur, et encore ! Les termes de l’apôtre sont si clairs que Holtzmann dit lui-même : « Il ressort de la comparaison de 1 Timothée 3.1-7 et de Tite 1.5-9, et même de chaque passage en particulier, qu’évêques et presbytres sont identiques. » On argue encore du singulier ὁ ἐπίσκοπος opposé au pluriel πρεσβύτεροι (voir Sabatier, Encycl. des sc. rel., t. X, p. 256). Mais l’auteur lui-même emploie πρεσβύτερος et 5.5 χήρα (la veuve) au singulier, comme on le fait toutes les fois qu’on veut désigner la qualité ou la catégorie. — Pour retrouver la distinction que le texte, franchement accepté, lui enlève, Holtzmann, avec d’autres, avec Weizsæcker lui-même, essaie de faire de Tite et de Timothée les représentants d’un ministère supérieur à celui des presbytres, des archi-évêques, dans le genre de l’épiscopat du second siècle. Ce nouvel expédient, destiné à transporter nos épîtres à ce temps postérieur, n’est pas plus efficace que le précédent. Comment changer en archi-évêques à poste fixe des commissaires apostoliques, à l’un desquels l’on dit : « Hâte-toi de venir me rejoindre à Nicopolis ; » à l’autre : « Hâte-toi de venir à Rome avant l’hiver. » La fonction de Tite et de Timothée était temporaire ; c’était celle de légats apostoliques qui n’avait rien de commun avec l’épiscopat diocésain du second siècle.

Ce qui est dit des presbytres ou évêques dans les Pastorales se rattache très naturellement à tous les faits antérieurs que nous avons constatés jusqu’ici. C’est ce que montreront les deux traits suivants : le développement continu de la charge épiscopale dans la primitive Eglise et sa relation avec la fonction de l’enseignement.

En 45, un collège de presbytres existe à Jérusalem, à l’imitation du collège des Anciens dans les synagogues, il reçoit les dons en argent (Actes 11.30). En 51 nous le voyons délibérer avec les apôtres (Actes 15.2,6,22). En 59 il est présidé par Jacques, le frère du Seigneur (Actes 21.18). Après sa mort (en 62), Siméon, le cousin du Seigneur, lui succède dans cette présidence (Eus., Hist. Eccl. III, 11.23, éd. Læmmer). — Paul transmet cette institution aux églises de la gentilité. Peu après l’an 45, dans les premières églises fondées en Asie-Mineure, il choisit ou fait choisir des presbytres qu’il consacre avec jeûne et prière (Actes 14.23). En 53, l’église de Thessalonique possède des présidents (προϊστάμενοι, 1 Thessaloniciens 5.12) ; à Corinthe, en 57, il existe des charges (διακονίαι) distinctes des dons, auxquelles s’applique le terme de κυβερνήσεις ; à Éphèse, en 59, les presbytres ou évêques sont chargés de paître le troupeau (Actes 20.28) ; ce sont donc des pasteurs, ποιμένες. En Asie-Mineure, en 62, les églises ont des pasteurs (ποιμένες ; Éphésiens 4.11) qui ne peuvent être autres que les presbytres, d’après Actes 20.28. Nous trouvons enfin ces presbytres-pasteurs portant le titre d’ἐπίσκοποι, évêques, surveillants, à Philippes. Ils sont désignés Philippiens 1.1 comme seul office supérieur à celui des diacres. Weizsæcker refuse de conclure de tous ces faits à l’existence d’une charge proprement dite ; il ne voit dans tous ces passages qu’un service spontané, d’après 1 Corinthiens 16.15 (qui en réalité ne prouve rien de semblable). Mais comment ne pas reconnaître un office proprement dit, là où il y a eu installation apostolique avec jeûne et prière, là où il y a direction administrative reconnue par l’Église ? Un office si solennellement établi devait être une charge aussi bien que celui des Sept (Actes 6.6). Le dernier fait mentionné dans le Nouveau Testament, en dehors des épîtres Pastorales, est le ministère de l’Ange de l’église, que Jésus rend responsable de l’état spirituel du troupeau, dans Apocalypse ch. 1 à 3. Plusieurs, et encore en dernier lieu Weizsæeker, ne veulent voir dans ces anges que « des esprits (Geister) et, comme tels, la personnification de l’église. » Mais comment rapporter à des esprits (des anges sans doute) les reproches et les promesses renfermés dans les sept lettres ? Les menaces faites et les récompenses promises ne peuvent évidemment concerner que des croyants, fidèles ou infidèles. On pourrait à toute rigueur voir dans l’ange de chaque église la personnification de son conseil presbytéral, responsable de l’état du troupeau confié à ses soins. Mais une personne purement abstraite ne répond pas au rôle vivant et actif attribué à ces personnalités dans les lettres de l’Apocalypse. Ces anges ne prennent corps et vie qu’autant qu’on reconnaît en eux les chefs officiels des troupeaux, les présidents des conseils presbytéraux, du ministère desquels dépend en bonne partie l’état de l’église. S’il en est ainsi, il est clair que l’Apocalypse, ou du moins cette première partie du livre, ne peut avoir été composée en 68 ou 69, comme on l’a prétendu si longtemps, mais doit dater, selon la tradition la plus antique, à laquelle on revient aujourd’hui de divers côtés, de la fin du siècle apostolique, du règne de Domitien, vers l’an 90. Nous trouvons ici la première trace de l’épiscopat monarchique, qui doit s’être développé en premier lieu en Asie-Mineure, comme produit naturel de la constitution presbytérale apostolique et de la lutte contre les fausses doctrines apparues alors dans ces contrées. Cette dignité répondait à celle de l’ἀρχισσυνάγωγος, chef de synagogue, dans la constitution synagogale juivec.

c – Schürer, Gesch. d. jüd. Volkes, II, § 27.

L’ensemble des faits que nous venons de rappeler, nous conduit à voir dans l’ordre apostolique d’établir le presbytérat comme institution générale et permanente, donné dans les Pastorales, l’intermédiaire entre le simple fait tel qu’il existait à Philippes (évêques et diacres) et le commencement de la transformation monarchique constaté en Asie-Mineure vers l’an 90 par l’Apocalypsed .

d – Nous pouvons joindre ici Clément de Rome aux Pastorales, quoique son presbytérat se place plus tard, sous Domitien ; car l’Orient a précédé l’Occident dans le développement de la constitution ecclésiastique. Clément dit (ch. 42) : « Les apôtres instituèrent dans les contrées et les villes… des évêques et des diacres. »

Nous sommes conduits au même résultat par une autre série de faits : la relation entre le presbytérat et le ministère de la Parole. Au commencement, nous l’avons vu, il n’est pas question dans les églises d’un ministère d’enseignement comme attaché à une charge. Cette tâche est laissée aux dons libres. A Thessalonique, où ces dons apparaissent pour la première fois sur sol païen, Paul est obligé de les prendre en quelque sorte sous sa protection (1 Thessaloniciens 5.19-20). En Galatie ceux qui les exercent sont recommandés à l’église sous un rapport tout extérieur (6.6). A Corinthe nous contemplons leur complet épanouissement : on compte jusqu’à douze dons de toutes sortes (1 Corinthiens 12.8-10), parmi lesquels six se rapportent à l’édification de l’assemblée par la parole. A côté de ces dons nombreux, il est bien question de charges, διακονίαι (12.5), comme distinctes des dons, ou, comme il est dit 12.28, de directions administratives (κυβερνήσεις) ; mais ces charges sont à l’arrière-plan et paraissent à peine, au moment de nos deux épîtres, jouer un rôle dans la marche de l’église. Un peu plus tard, à Rome, dans une énumération semblable des dons et charges (Romains 12.6-8), la relation est différente. Sur sept termes, deux seulement se rapportent, à l’action par les dons de parole (prophétie, enseignement) ; les autres portent sur des fonctions pratiques ; ce sont le presbytérat (διακονία, v. 7) et divers offices d’assistance appartenant sans doute au diaconat (v. 8). — Dans l’épître aux Éphésiens (4.11), deux dons encore : la prophétie et l’enseignement ; à côté de cela, les charges de missionnaires (ζὐαγγελισταί) et de pasteurs (ποιμένες). Mais ici nous constatons le fait remarquable que le pastorat et l’enseignement sont désignés par deux substantifs étroitement liés par un pronom commun (τοὺς δὲ πομένας καὶ διδσκάλους, « ceux-ci, comme pasteurs et docteurs »). C’est l’indice du lien qui commence à s’établir entre le presbytérat et l’office d’enseignement. Dans les épîtres aux Colossiens et aux Philippiens, où la charge apparaît dans la διακονία d’Archippe (Colossiens 4.17) et sous la double forme de l’épiscopat et du diaconat (Philippiens 1.1), il n’est plus fait aucune mention des dons. Nous constatons ainsi l’affaiblissement graduel de la puissance charismatique et l’accroissement graduel corrélatif de l’importance des charges, et nous voyons la tâche de l’enseignement, autrefois confiée uniquement aux dons libres, tendre à se réunir au pastorat.

Quelle est la position des épîtres Pastorales dans ce développement ? L’exercice des dons libres existe encore. Car l’interdiction faite aux femmes de parler dans les assemblées (1 Timothée 2.9-15) prouve qu’elles usaient parfois de cette liberté, ce qui la suppose à plus forte raison pour les hommes. Nous devons tirer la même conclusion de ce qui est dit de l’action exercée par les faux-docteurs et contre laquelle Tite et Timothée doivent lutter en établissant des presbytres qui soient capables d’enseigner (selon 1 Timothée 3.2), et qui puissent maintenir la saine doctrine contre ceux qui s’y opposent, comme il est dit Tite 1.9. Mais en même temps, ces expressions montrent la relation de plus en plus étroite qui se forme, à ce moment même, entre l’épiscopat, charge primitivement administrative, et l’enseignement dans les assemblées. Sous ce rapport la parole 1 Timothée 5.17 est particulièrement remarquable. Paul veut que les presbytres, qui se sont bien acquittés de leurs fonctions administratives, et surtout ceux qui ont vaqué en outre à la prédication de la Parole et à l’enseignement, soient jugés dignes d’un double honneur. Ainsi nos lettres nous placent à l’époque où l’enseignement libre existait encore, mais où, par une suite toute naturelle de l’appauvrissement des dons, la prédication de la parole tendait à se rattacher au presbytérat. Nous avons constaté le commencement de ce rapprochement dans l’épître aux Éphésiens (les pasteurs et docteurs, 4.11). Les Pastorales nous le montrent à un degré déjà plus avancé. L’Apocalypse nous fait faire un pas plus avant dans ce sens. La prophétie, vraie ou fausse, est encore là (2.20) ; mais l’évêque est la lumière du troupeau, l’étoile dans la main droite du Seigneur (1.20). La Didaché nous mène de nouveau un pas plus loin ; d’après elle, l’évêque doit toujours être là, prêt à suppléer au manque d’apôtres ou de prophètes. Enfin Justin nous parle de l’évêque comme de celui qui prononce régulièrement l’exhortation après la lecture des Livres saints, dans le culte du dimanche. La place de nos épîtres, dans ce rapprochement progressif, est donc nettement marquée. Elles forment sur cette ligne aussi le chaînon entre le dernier groupe des épîtres précédentes, celles de la captivité romaine, et l’Apocalypse, comme l’Apocalypse forme le passage des Pastorales aux premiers écrits du second siècle.

b) Le diaconat (1 Timothée 3.8-13). En face de Philippiens 1.1 il est impossible de nier l’existence d’une charge destinée à l’assistance des indigents et des malheureux dans l’Église (ἀντιλήψεις, 1 Corinthiens 12.28). L’existence d’un diaconat féminin n’est pas moins certaine, d’après Romains 16.1. Car si Weizsæcker prétend ne trouver dans cette expression : « Phébé, notre sœur, qui est (οὖσαν), diaconesse de l’église de Cenchrées, ») autre chose que cette idée : qui a rendu de grands services à cette église, il ne saurait prétendre à être suivi par personne dans cette explication qui fait violence aux termes du texte. Avoir rendu des services au sein d’une église, ce n’est pas être diaconesse de cette église. — Il est remarquable que les recommandations relatives aux diacres ne se trouvent pas dans l’épître à Tite après celles qui se rapportent aux évêques. Les églises de Crète étaient de trop fraîche date pour que le besoin du diaconat se fût encore fait sentir.

c) Les Veuves (1 Timothée 5.3-16). Nous avons déjà montré le peu de solidité des objections soulevées par Baur sur ce point. Aussi sont-elles aujourd’hui à peu près abandonnées. Il me paraît que le passage 1 Timothée ch. 5 nous fait précisément assister à la transition de l’état naturel de veuve et de veuve assistée (v. 3-8) à l’emploi que l’Église pouvait et devait faire des services de ces veuves, surtout si elles s’étaient montrées fidèles dans leur vie précédente (v. 9-16). Il y avait des malades à soigner, des orphelins à élever, des étrangers à accueillir. Combien quelques femmes sûres et dévouées n’étaient-elles pas précieuses pour ces diverses tâches, à une époque surtout où il n’y avait ni orphelinats, ni hôpitaux ! C’est de ce service naturel qu’est né peu à peu le ministère régulier des veuves, τὸ τάγμα τῶν χηρῶν d’Ignace (interpolé), l’Ordo viduarum de Tertullien. Nous observons ici la même transition du sens naturel au sens ecclésiastique que pour le terme πρεσβύτερος dans 1 Timothée 5.1 ; 6.17 ; 1 Pierre 5.1, comparez avec v. 5. M. Bertrand rappelle avec raison à cette occasion comment le terme de κατηχούμενος, celui qui reçoit instruction, Galates 6.6, a pris aussi graduellement le sens technique de catéchumène. Qui voudrait tirer de cette circonstance une arme contre l’authenticité de l’épître aux Galates ? — Il est remarquable que l’épître à Tite ne contienne rien de semblable ; le besoin d’une pareille recommandation ne se faisait pas encore sentir dans de si jeunes églises.

d) La consécration de Timothée, avec imposition des mains administrée par le conseil des Anciens de l’église de Lystres (1 Timothée 4.14) et par Paul lui-même (2 Timothée 1.6). C’est là, dit-on, une importation dans l’époque apostolique de la consécration épiscopale postérieure. Mais d’abord, cette consécration de Timothée qui doit avoir eu lieu au moment de son départ de Lycaonie, lui a été administrée en vue de l’œuvre d’évangéliste, qu’il allait entreprendre, comme Paul le lui rappelle (2 Timothée 4.5) ; c’est ce service qu’il appelle sa διακονία, son office. Il n’était pas question d’épiscopat. Puis pourquoi, si cette cérémonie avait eu le sens que l’on essaie de lui donner, ne pas en faire mention aussi à l’égard de Tite ? Comme Paul lui-même avait été consacré par ses collègues d’Antioche avec imposition des mains pour l’œuvre de missionnaire (Actes 13.2-3), n’était-il pas naturel qu’il consacrât de la même manière le jeune frère qu’il y associait ? L’imposition des mains était un usage antique, symbole de la transmission d’un don, d’une charge, d’une bénédiction ; c’est ainsi que Moïse consacre Josué, que les pères israélites consacrent les Lévites qui doivent remplacer leurs fils, que les apôtres consacrent les élus de l’église qui doivent servir pour eux aux tables (Actes ch. 6). Pourquoi, si Paul attachait une valeur à ce rite symbolique, ne l’aurait-il pas pratiqué en cette occasion importante, et n’aurait-il pas fait participer à cet acte religieux le corps des Anciens (τὸ πρεσβυτέριον) de l’église où il s’accomplissait ? Il existait, nous le savons, un pareil collège dans chaque communauté qu’il avait fondée en Asie-Mineure. Et nous devons remarquer ici ces deux traits : avec prophétie, détail qui convient bien au temps apostolique, et l’expression τὸ χάρισμα, le don, employée dans les deux passages, qui insiste uniquement sur le côté spirituel et nullement sur le côté ecclésiastique, celui de la charge.

d) L’ecclésiasticisme.Baur, est choqué de la préoccupation de l’organisation extérieure, qui ressort dans ces lettres, et qui n’est nullement conforme au spiritualisme de Paul. Il ne comprend pas ce qui aurait pu amener chez l’apôtre un changement pareil. — Deux circonstances me paraissent répondre à cette question : la diminution des dons au sein des églises par l’effet du déclin de la première ferveur, mais surtout la prévision qu’avait l’apôtre de son départ prochain et de celui des autres fondateurs de l’Église. N’était-ce pas le moment de pourvoir aux formes, qui devaient servir à conserver l’Esprit, et au mode de remplacement de ceux qui avaient jusqu’alors dirigé l’œuvre ? Kübel dit avec raison : « Le passage du pneumatisme apostolique à l’ecclésiasticisme convient parfaitement à la fin de la période de Paul et rien n’empêche que lui-même, en vue des circonstances de ce temps, n’ait contribué à l’amener. » Holtzmann s’étonne de voir le terme d’Église remplacer dans les Pastorales celui de corps de Christ. En premier lieu la remarque n’est pas exacte, puisque nous avons vu combien de fois Paul s’était servi déjà du mot ἐκκλησία pour désigner l’ensemble des communautés chrétiennes ; mais ce qu’elle a de vrai s’explique aisément : le soin de l’organisation extérieure ne devient-il pas, aussitôt la naissance consommée, la condition de la conservation de la vie ?

La parole de Kübel, que je viens de citer, attire d’ailleurs notre attention sur les circonstances toutes particulières dans lesquelles l’Église entrait à ce moment-là. Paul, dans son discours d’adieux aux Anciens d’Éphèse, leur avait dit, Actes 20.29 : « Je sais qu’après mon départ des loups cruels entreront chez vous, n’épargnant point le troupeau, et que d’entre vous-mêmes sortiront des hommes qui diront des choses perverses pour attirer après eux les disciples. » Ce moment prévu était arrivé ; c’est ce que nous font voir les épîtres Pastorales.

Deuxième question : L’hérésie signalée dans les lettres est-elle nécessairement postérieure à la vie de Paul ?

Nous avons vu plus haut qu’elle avait trois caractères : une teinte judaïque et légale ; une tendance ascétique et dualiste ; et un contenu frivole, profane même, en relation avec l’esprit mercantile de ceux qui colportaient cette prétendue sagesse. Mais de ces faux-docteurs dont l’auteur parle comme présents, il faut distinguer ceux qui, d’après 2 Timothée 4.1 et suiv., sont signalés par les prophètes dans les églises comme devant paraître dans les temps subséquents (ἐν ὑστέροις καιροῖς) ; qui, égarés par une conscience faussée, pousseront l’ascétisme jusqu’à l’interdiction du mariage et de l’usage de certains aliments ; puis de ceux-ci sont encore distingués ceux des tout derniers temps (ἐν ἐσχάταις ἡμέραις, 2 Timothée 3.1-5) qui offriront au monde un spectacle de corruption qui rappelle le tableau des abominations du monde païen tracé Romains ch. 1 ; car il ne s’en distingue que par un trait plus monstrueux que tous les autres, l’affectation hypocrite d’une sorte de religiosité. L’auteur signale déjà maintenant, 2 Timothée 3.6, quelques individus qui appartiennent par anticipation à cette génération dernière, mais qui ne trouveront pas encore le terrain suffisamment préparé pour réussir (v. 9).

Nous n’avons pas à nous occuper ici des deux classes annoncées comme futures ; nous pouvons bien supposer que les prophètes ne les annonçaient pas sans en apercevoir dans le présent quelques échantillons. Paul lui-même n’avait-il pas dit dès longtemps en annonçant l’apparition de l’homme de péché et de ses adhérents (2 Thessaloniciens 2.7) : « Le mystère d’iniquité est déjà agissant ? »

Mais qui sont les faux-docteurs décrits comme présents ?

Seraient-ce les gnostiques marcionites et valentiniens du IIe siècle, comme le pensait Baur ?

Irénée et Tertullien appliquaient déjà à ces deux sectes la condamnation prononcée, selon eux par avance, dans nos épîtres. Mais il suffit de se rappeler les traits relevés plus haut, qui signalent les faux-docteurs des Pastorales comme judaïques, pour reconnaître la fausseté de cette explication. Il est vrai que Pfleiderer ne recule pas devant l’énormité d’appliquer le terme de νομοδιδάσκαλοι, docteurs de la loi (1 Timothée 1.7), aux Marcionites, les adversaires les plus violents de l’Ancien Testament et de la loi ; ce qui l’entraîne à fausser absolument la portée des paroles suivantes, v. 8-11. Paul, s’adressant à des docteurs partisans de la loi, leur concède qu’il y a un usage légitime de cette loi, non pour le juste, mais uniquement pour la condamnation des pécheurs ; tandis que Pfleiderer, appliquant ces paroles à des adversaires de la loi, y voit une affirmation positive du légitime usage de la loi, sinon pour le juste, au moins pour le pécheur. Les mots suivants du v. 11 : « conformément à l’Évangile qui m’a été confié, » suffisent pour prouver, indépendamment de la liaison à ce qui précède, que le premier sens répond seul à la pensée de l’auteur. Et d’ailleurs ne caractérise-t-il pas lui-même les enseignements des faux-docteurs comme des discussions vaines sur certains points de la loi (μάχαι νόμιχαι) ? Eût-on jamais caractérisé de la sorte la doctrine de Marcion ou même celle de Valentin ? N’étaient-ils pas aussi ennemis l’un que l’autre de tout ce qui sentait le judaïsme ? L’expression de généalogies interminables, qu’on applique aux systèmes des émanations d’Eons gnostiques, ne peut avoir ce sens par la simple raison que Tite 3.9 ces généalogies sont étroitement associées aux mythes judaïques. D’ailleurs il est à remarquer que le terme de généalogie était étranger à la terminologie gnostique. — L’expression ἀντιθέσεις, oppositions, 1 Timothée 6.20, dans laquelle Baur a vu une allusion à l’ouvrage de Marcion qui portait ce titre et où ce mot désignait les oppositions entre la loi et l’Évangile, doit s’expliquer d’après le verbe ἀντιδιατίθεσθαι 2 Timothée 2.25, qui désigne l’acte de contredire la vérité évangélique ; comparez aussi ἀντιλέγειν Tite 1.9 et ἀντιστάναι 2 Timothée 2.8. Les antithèses d’une science faussement ainsi nommée sont donc les contradictions qu’élève cette fausse science contre l’Évangile ou les antinomies qu’elle soulève comme thèmes à discussion. —- Quant au mot gnose dans 1 Timothée 6.20, il est pris non dans le sens technique postérieur, mais dans le sens ordinaire dans lequel il est constamment employé par Paul. comparez en particulier 1 Corinthiens 8.1, 7.

Ne pouvant en définitive nier le caractère judaïque des adversaires, voici l’expédient auquel ont recours Holtzmann et Pfleiderer : « Il est encore plus simple, » déclare le premier, — plus simple, dans quel sens ? dans le but d’arriver au résultat qu’on est décidé à atteindre ; peut-on avouer plus naïvement le parti pris ? — « d’expliquer ces traits de judaïsme que l’auteur attribue à ces adversaires, comme un masque qu’il emploie. » Et encore : « Ces traits doivent être mis sur le compte du rôle qu’a voulu prendre notre auteur. » En effet, Paul ayant toujours combattu le judaïsme, l’auteur a trouvé bon de mettre un peu de judaïsme dans la doctrine des hérétiques qu’il combattait sous le nom de l’apôtre. Voilà une fraude savamment combinée. On appelle aujourd’hui en critique de telles suppositions Scharfsinn, sagacité. A mes yeux elles ne prouvent qu’une chose : la ténacité invincible de l’opinion préconçue qui inspire de pareils moyens de discussion.

La position de Baur a dû être abandonnée ; on peut dire qu’il en est de même désormais des hypothèses de Hilgenfeld qui pense à Saturnin et aux Marcosiens, de Lipsius et de Schenkel qui préfèrent les Ophites. On peut sans doute trouver quelques traits de ressemblance entre chacune de ces sectes et les faux-docteurs dont parlent nos lettres. Mais Holtzmann reconnaît lui-même qu’aucune d’entre elles n’est caractérisée de telle sorte que l’on puisse dire que c’est elle que l’auteur a eue en vue. En général il est plus que douteux que des doctrines aussi subversives que celles qui opposaient le Dieu de Jésus-Christ au Dieu des Juifs (le Dieu de la création et de la loi), et qui ne voyaient dans l’humanité du Sauveur qu’une apparence, eussent été traitées par l’auteur de simples futilités, de contes de vieille femme, de vaines disputes. Nous savons que l’Église du second siècle envisageait de tels enseignements d’un œil plus sérieux. Il faut donc nous tourner du côté opposé et chercher plutôt nos hérétiques du côté judaïsant. Serait-ce Cérinthe et son école (Mayerhoff) ? Mais une telle hérésie n’aurait pas été traitée d’enfantillage. Il suffit de voir la manière dont elle est condamnée dans la 1re épître de Jean. Ou bien ne seraient-ce que les anciens adversaires judaïsants de Paul (Chrysostome et d’autres) ? Mais la différence entre ces deux classes de judaïsants saute aux yeux. Ceux de nos épîtres se rattachent beaucoup plus étroitement aux faux-docteurs de Colosses qu’à ceux de Galatie. De là la pensée de Michaëlis, de Mangold et d’autres, qui voient en eux des Esséniens christianisés, ou celle de Reuss, Néander, etc., qui pensent que c’étaient des judaïsants influencés par ce gnosticisme latent qui remplissait la pensée de l’Orient au moment de l’avènement du christianisme. Wieseler a réussi à montrer plusieurs coïncidences intéressantes entre le tableau que trace l’apôtre des hérétiques qu’il combat et certains traits du néopythagorisme ; ainsi les termes ἀντίθεσις, ἀπέραντος, etc., l’ascétisme, les spéculations dualistes ; tout cela se retrouve dans cette école. Ou bien l’on a pensé à un judaïsme influencé par l’alexandrinisme philonien (Otto, Dähne). Les mythes pourraient être, dans cette explication, les récits primitifs de la Bible traités spéculativement ; les généalogies, celles de la Genèse, servant de textes à des développements allégoriques. C’est à peu près là aussi la pensée de Wiesinger. Enfin nous devons mentionner une opinion dont on ne fait pas grand cas à cette heure, mais qui pourrait bien se rapprocher le plus de la vérité. C’est celle de Grotius, Herder, Baümgarten, etc., d’après laquelle nous rencontrons ici les ancêtres de la Cabbale, de cette philosophie mystique, vraiment judaïque, qui s’est développée — depuis quand ? tout le monde l’ignore — à côté de la loi, spéculant sur les mystères de l’essence et de l’activité divines, de la création et de la nature, en se rattachant surtout à certains passages des Livres saints comme le Merkaba (le tableau du chariot divin dans Ezéchiel) et le Bereschith (le récit de la création, Genèse ch. 1). Les mystères de cette philosophie traditionnelle et ésotérique n’ont été publiés qu’au moyen-âge. Mais ils remontent aux temps les plus reculés et peut-être est-ce là qu’il faut chercher l’origine de ces termes de mythes et de généalogies, dont nous ne possédons jusqu’ici, me paraît-il, aucune explication suffisante. Nous rencontrerions ainsi dans les hérétiques des Pastorales la troisième tentative judaïque d’exploiter le mouvement chrétien : après le pharisaïsme légal (Galates) et l’essénisme ascétique et mystique (Colossiens), la Cabbale intellectualiste (Pastorales). Quoi qu’il en soit, toutes ces dernières explications forcent sans doute à chercher les hérétiques des Pastorales dans un temps postérieur de la vie de Paul, mais non postérieur à cette vie. Dans l’état de fermentation où se trouvaient en Orient les esprits à cette époque, il a pu suffire de quelques années pour ouvrir la porte à une nouvelle invasion de l’esprit juif dans le christianisme.

Troisième question : La conception de l’Évangile énoncée dans les lettres fait-elle disparate avec l’enseignement de Paul dans les épîtres reconnues pour être de lui ?

Selon Holtzmann, nous n’avons plus ici qu’un paulinisme affadi, suffisamment rapproché du judéo-christianisme pour qu’ils puissent lutter de concert contre l’hérésie gnostique. Le monothéisme, qui est leur base commune, est opposé à la distinction du Dieu créateur et du Dieu Sauveur, et l’intention divine de sauver tous les hommes, à la distinction des deux classes d’hommes, psychique et pneumatique, dont l’une est destinée au salut et non pas l’autre. L’énergie avec laquelle est accentuée l’humanité de Jésus provient de l’opposition au docétisme gnostique. La foi n’est plus la foi qui croit, mais celle qui est crue ; c’est la foi de l’Église condensée en un enseignement ecclésiastique qu’il faut admettre, et à laquelle il faut ajouter les œuvres, comme un supplément méritoire. M. Sabatier en juge à peu près de même : Le lien organique qui, dans le paulinisme authentique, unit intimement la foi et la vie, est relâché, sinon dissous. La foi étant présentée comme l’adhésion à une doctrine bien formulée, les œuvres morales ne se présentent plus comme son produit ; elles y sont simplement ajoutées. C’est bien sans doute encore la doctrine de Paul, mais dénuée de la vie qui l’a soutenue. Le progrès s’est arrêté avec l’épître aux Philippiens ; ce que nous trouvons dans les Pastorales, c’est un commencement de décomposition en une doctrine orthodoxe qu’il faut croire et une morale orthodoxe qu’il faut pratiquer. Pfleiderer développe les mêmes appréciations avec une habileté qu’il est impossible de méconnaître : Le renouvellement spirituel est lié à l’acte du baptême ; la justification est le résultat de la régénération, tandis que dans les Galates et les Romains elle en est la condition. La foi, intellectuellement comprise, doit être complétée par l’amour. L’Église dépositaire de la vraie doctrine est « le fondement de Dieu, » tandis que dans 1 Corinthiens ch. 3 ce fondement était Jésus et dans Éphésiens ch. 2 Jésus et les apôtres et prophètes (Urchristenthum, p. 812-817) :

Nous avons reconnu dans les épîtres précédentes, sur le fondement permanent du salut gratuit et universel dû à la mort expiatoire du Fils de Dieu, un progrès constant dans l’exposé de ce fait divin : d’abord sa consommation future complétant extérieurement ce qui a été fondé spirituellement (Épître aux Thessaloniciens) ; puis son émancipation de toute condition d’œuvre légale et sa pleine suffisance pour la restauration morale de l’humanité (Galates, Corinthiens, Romains) ; enfin la divinité du Sauveur qui ne permet pas de lui associer aucun médiateur, et la sainte beauté de l’Église, corps d’un tel chef (Colossiens, Éphésiens)… Le progrès n’était-il pas à son terme ? Objectivement parlant, oui. Mais la vérité du salut une fois énoncée pouvait-elle se conserver par elle-même, et surtout devait-elle, comme une semence, produire nécessairement et organiquement son fruit ? La matière soumise à l’action de la prédication du salut renferme un élément qui la distingue essentiellement de celle dans laquelle agit la loi de la nature ; c’est la liberté. C’est là ce qui fait qu’après avoir exposé la vérité dans ses épîtres, Paul ne se fie pas à cet exposé pour la production des fruits, mais fait, en terminant, dans une application pratique, un vigoureux appel à la volonté et à l’activité humaines. Pourquoi ce qui est vrai par rapport à chaque lettre en particulier, ne le serait-il pas à l’égard de l’ensemble de son œuvre littéraire ? C’est dans ce sens et dans ce sens seulement qu’il peut encore y avoir progrès.

Nous avons un grand exemple rapproché de nous de ce que je dis ici. Ceux qui ont assisté au réveil qui, il y a plus d’un demi-siècle, produisit une commotion si considérable dans les églises du continent, se rappellent avec quelle énergie, un peu étroite et exclusive peut-être, furent alors prêchées les doctrines que l’on peut appeler spécialement pauliniennes. On tonnait contre l’honnêteté mondaine, contre le culte formaliste, contre la propre justice et le mérite de l’œuvre humaine. A ces idées erronées qui faisaient le fond de la piété d’alors, les prédicateurs du réveil opposaient dans tous leurs discours les enseignements scripturaires sur la misère de l’homme, le salut gratuit et la justification par la foi. C’était la première phase ; on peut dire qu’elle correspondait à la période de l’enseignement de Paul représentée par ses quatre grandes épîtres. Il s’agissait dans les deux situations d’ouvrir aussi large que possible la porte d’entrée, en remettant en lumière l’unique condition du pardon des péchés, la foi. Bientôt pourtant, le moment vint où la vérité évangélique, qui avait fait son chemin dans les esprits, se trouva être en quelque sorte le lieu commun de la pensée religieuse. Mais, à mesure que s’accroissait le nombre de ceux qui en acceptaient les doctrines, à mesure aussi diminuait celui des personnes qui les avaient reconquises à travers les luttes douloureuses d’une conscience brisée. Il se formait une société, chrétienne de connaissance et de profession, où chacun parlait le nouveau langage, mais uniquement par suite d’une instruction acceptée sans combat et sans assimilation personnelle, et chez laquelle la conduite morale se trouvait souvent en désaccord avec la profession. Il fallut bien penser alors aux besoins de ceux qui avaient franchi le seuil, afin de les pousser au travail que réclame la vie dans la maison. Ce fut la seconde phase, dont le signal fut le discours si impressif, mais si attaqué de Vinet : « La foi, une œuvre. » Le lien normal entre la croyance religieuse et la vie morale y était puissamment mis en relief. La gratuité du salut, la divinité du Sauveur rendues à l’Eglise, ne devaient pas se perdre en vaine profession des lèvres, mais, comme une sève nouvelle, produire des fruits de sainteté ; et les paroles de Paul à Tite (3.8) : « Je veux que tu leur attestes ces choses, afin que ceux qui ont cru aient soin de s’appliquer aux bonnes œuvres ; ce sont là les choses qui sont bonnes et utiles aux hommes, » devinrent à leur tour le mot d’ordre des prédicateurs fidèles. Le cycle ouvert par le réveil du commencement du siècle put alors être envisagé comme clos.

De même aussi, le cycle ouvert par la lutte de l’apôtre contre la justice des œuvres, n’a été vraiment clos que par l’affirmation de l’œuvre morale, telle que nous la trouvons dans les épîtres Pastorales. Il est absolument faux que dans cette évolution le lien entre la foi et les œuvres se soit rompu ou même relâché. Qu’on relise dans 1 Timothée 3.16 l’énumération des faits divins qui constituent aux yeux de l’auteur « le mystère de piété. » Qu’on relise Tite 3.4 et suiv. pour contempler la source d’où il fait jaillir ta régénération du cœur et de la conduite : « Lorsque la bonté et l’amour de Dieu envers les hommes ont été manifestés, il nous a sauvés, non en vertu des œuvres de justice que nous eussions faites, mais selon sa miséricorde, par le baptême de la régénération et le renouvellement du Saint-Esprit. » Qu’on relise 2 Timothée 1.8-9, et l’on y verra comment il envisage le salut : comme une œuvre due à la puissance divine et s’accomplissant par le saint, appel que Dieu nous a adressé, non en vertu de nos œuvres, mais en raison de son propre dessein conçu en Jésus-Christ avant les siècles. Si ce n’est pas là le Paul des épîtres aux Galates, aux Corinthiens et aux Romains, qu’est-ce donc ?

On fait ressortir, il est vrai, le caractère intellectuel que prend parfois dans nos lettres le terme de foi, ce mot qui chez Paul désigne toujours un sentiment subjectif, mais qui prend ici le sens objectif de vérité à croire (fides quæ creditur). Ce sens, dit-on, trahit un temps postérieur, aussi bien que l’expression de saine doctrine, qui indique une forme d’orthodoxie stéréotypée. Mais peut-on échapper tout à fait au sens objectif du mot foi dans l’expression : « selon l’analogie de la foi » (Romains 12.6), et Paul ne parle-t-il pas lui-même d’un type de doctrine (τύπος τῆς διδαχῆς, Romains 6.17), d’après lequel il félicite les Romains d’avoir été enseignés ? Qu’est-ce que la vérité en Christ, dont il parle plusieurs fois dans ses lettres antérieures, sinon la formule normale de ce que renferme le salut divin ? La saine doctrine dans nos épîtres ne signifie pas autre chose ; seulement l’insistance avec laquelle il appuie sur cette idée, ainsi que le choix de ce terme, résultent naturellement du contraste avec les enseignements erronés et malsains qui circulaient à ce moment-là dans l’Église.

Holtzmann prétend que l’auteur cherche à se rapprocher du judéo-christianisme en attachant aux bonnes œuvres l’idée d’une récompense méritée ; comparez 1 Timothée 3.13 ; 6.19 ; 2 Timothée 4.8. Mais l’auteur lui-même exclut tout mérite d’œuvre dans ces paroles : 2 Timothée 1.9 : « Le Dieu qui nous a sauvés, non. selon nos œuvres, mais selon son propre dessein, » et Tite 3.4 : « Il nous a sauvés, non selon nos œuvres de justice, mais selon sa miséricorde. » S’il parle à Timothée (1 Timothée 3.13) de la bonne confiance que peuvent avoir les diacres qui ont rempli fidèlement leurs devoirs, il ajoute lui-même, au mot confiance cette explication : « dans la foi qui est en Jésus-Christ. » S’il parle de la couronne de justice qui lui est réservée à lui-même de la part du juste Juge (2 Timothée 4.8), il motive cette espérance par ces mots : « J’ai gardé la foi. » S’il invite les riches à s’amasser par la bienfaisance « un trésor reposant sur un bon fonds » (1 Timothée 6.18), il ne faut pas oublier que ceci s’applique à des riches déjà croyants, sauvés par grâce, mais qui doivent faire valoir leur talent, et cela au service de la charité, le trésor du ciel. Paul retombait-il donc dans son ancien pharisaïsme quand il écrivait aux Galates : « Ne vous abusez point : L’homme moissonnera ce qu’il aura semé ; celui qui aura semé pour l’esprit moissonnera de l’Esprit la vie éternelle » ? Et Jésus, reniait-il la doctrine de la grâce prêchée par lui, quand il déclarait que ce seraient les miséricordieux qui obtiendraient miséricorde ? Il ne s’agit pas, dans ces déclarations et dans tant d’autres semblables, de mérite d’œuvre, mais de cette continuité organique qui, en vertu de l’essence divine elle-même, rattache la vie future à la vie morale d’ici-bas. Une foi qui ne produit pas les fruits de la foi est stérile et inefficace pour le salut aux yeux de Paul comme à ceux de Jacques, comme à ceux de Jésus lui-même ; comparez Romains 8.12-13 ; 1 Corinthiens 6.9-10. On oppose au mot d’ordre de Paul : la foi seule, celui de l’auteur des Pastorales : la foi et l’amour. Mais Paul ne formule-t-il pas sa pensée dans les Galates (5.6) en disant : la foi opérante par l’amour ?

Tandis qu’au commencement, ayant à lutter contre le mérite des œuvres, des œuvres de la loi, il en avait proclamé l’insuffisance, vers la fin de sa vie il se trouvait en face de la tendance à faire du salut une affaire de connaissance intellectuelle, en négligeant l’œuvre morale. Autant il avait, insisté sur la foi, en opposition à l’œuvre morte, autant il insiste maintenant sur l’œuvre, fruit de l’Esprit, en opposition à la foi morte. Il n’y a pas là de contradiction ; c’est la manœuvre d’une armée qui change de front à mesure que change le côté d’où menace l’ennemi. Un esprit aussi souple que celui de l’apôtre, n’aurait-il pas été capable d’en agir ainsi, si encore de son vivant les circonstances réclamaient cette transformation ?

Pfleiderer pense que l’acte de l’appropriation du salut est lié plus étroitement au baptême dans les Pastorales que chez Paul (voir Tite 3.5). Mais dans ce passage, comme dans Romains 6.3, le rite extérieur est présenté au point de vue idéal, normal : comme l’association à la mort et à la résurrection du Christ, dans l’épître aux Romains ; comme la régénération par le Saint-Esprit, dans celle à Tite. Il n’y a pas plus de matérialisme religieux dans l’une de ces paroles que dans l’autre.

Le même savant trouve dans les paroles qui suivent celles-là dans l’épître à Tite, une notion qui serait en effet aux yeux de Paul une hérésie : c’est que la justification est la conséquence de la régénération opérée par le Saint-Esprit. Mais le critique n’a pas suffisamment pesé la valeur du participe aoriste δικαιωθέντες, ayant été justifiés (v. 7). Le sens des v. 6 et 7 est celui-ci : « … le Saint-Esprit qu’il a répandu sur nous abondamment par Jésus-Christ, notre Sauveur, afin qu’après que nous avons été justifiés par sa grâce, nous devenions (par le Saint-Esprit) héritiers, en espérance, de la vie éternelle. » Le droit à l’héritage, ou l’adoption, repose sur la régénération par le Saint-Esprit, et cette régénération est, la conséquence de la justification par la grâce de Jésus-Christ. C’est absolument la doctrine de Paul, Romains 8.14-17 ; Galates 4.4-7.

La différence que relève le même auteur à l’égard du fondement du règne de Dieu, se résout très aisément. Il est clair que l’image du fondement peut être avec une égale vérité diversement appliquée : à Christ, en tant que fondement du salut ; aux apôtres, en tant que leur témoignage est et reste le fondement de la prédication du salut et par là de l’existence de l’Eglise ; enfin, à l’Eglise elle-même, du moins quant au noyau solide de ses membres fidèles, en tant que point d’appui de la réalisation du salut et de l’existence du règne de Dieu ici-bas. En vérité, on n’en croit pas ses yeux quand on voit un habile critique affirmer, à l’occasion de cette dernière idée, que dans les Pastorales « ce n’est plus Christ, ce n’est plus même Christ avec les apôtres, mais l’Eglise, qui est le fondement de la vérité, le fondement de Dieu. » En face d’une défection croissante, ne comprend-on pas que l’apôtre se soit senti pressé de relever le fait énoncé 2 Timothée 2.19 pour l’encouragement de ceux qui tenaient bon ? — On peut sans doute trouver dans certains passages, comme 1 Timothée 2.3-6, une tendance antithétique à l’égard de certaines idées gnostiques, comme la distinction entre le Dieu de la création et celui de l’Évangile ou l’opposition entre deux classes d’hommes originairement distinctes, ou la notion d’une double personnalité en Christ. Mais cette antithèse prétendue n’est point nécessaire pour expliquer de tels passages, et la preuve c’est que des paroles analogues se trouvent dans les autres épîtres de Paul ; comparez Romains 5.15 : « Le don dans la grâce du seul homme Jésus-Christ » ; 1 Corinthiens 8.6 : « Nous n’avons qu’un seul Dieu, le Père…, et qu’un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses ; » 2 Corinthiens 5.18 : « Et tout cela vient de Dieu qui nous a réconciliés avec lui-même par Christ. » Paul peut avoir trouvé, dans les circonstances où se trouvait l’Église, un motif d’insister sur le rôle de Dieu le Père dans l’œuvre du salut, sur la qualité de Jésus comme unique rédempteur, et sur la destination du salut à la totalité de l’humanité, afin de lutter contre toute étroitesse piétiste dans le cœur même des fidèles attachés à l’enseignement apostolique.

En résumé : si l’on envisage le christianisme comme pouvant progresser non seulement dans son extension et dans ses applications, mais dans son essence même, il est certain que les Pastorales marquent dans ce développement un point d’arrêt et par conséquent un commencement, de décadence, — c’est le point de vue général de la critique, bien exposé par M. Sabatier. Mais si l’enseignement apostolique, celui de Paul spécialement, est l’interprétation normale, due à une révélation et par conséquent invariable, du salut divin accompli par Christ, les épîtres Pastorales sont la preuve, non d’un déclin qui commence, mais de la pleine maturité.

Quatrième question : Le style et l’enchaînement logique des idées dénotent-ils un autre auteur que celui des épîtres précédentes ?

Quant au vocabulaire, d’après le calcul de Holtzmann, nos épîtres présentent 148 hap. legom.., 1 Timothée 74, 2 Timothée 28, Tite 46 ; puis un certain nombre d’expressions et de locutions favorites, étrangères aux autres lettres (σωφρονεῖν, διδασκεῖν, εὐσεβής, et leurs composés ; παραθήκη, ὑγιαίνειν, πιστὸς ὁ λόγος ; etc. ; puis δεσπότης (Paul dit κύριος), ἐπιφάνεια (chez Paul παρουσία ou ἀποκάλυψις), ἔλεος, introduit entre χάρις et ειρήνη. Holtzmann relève aussi l’absence d’un certain nombre d’expressions familières à Paul, ainsi que de plusieurs particules logiques fréquemment employées par lui (ἄρα, διό, διότι, ἴδε, ἰδού, μήπως, ὅπως, οὔτε, πότε, ποῦ, ὥσπερ, etc.). D’après M. Sabatier, la 1re aux Thessaloniciens et les Philippiens, c’est-à-dire la première et la dernière des autres épîtres, sont moins éloignées l’une de l’autre pour la diction que les Pastorales ne le sont des autres épîtres.

Quant à la construction grammaticale et à la- connexion logique, on signale aussi de grandes différences : un style moins vif ; moins d’anacoluthes et de constructions brisées, mais en même temps aussi beaucoup moins de tenue dans la suite des idées, un va-et-vient fatigant, qui n’a plus rien de commun avec la marche dialectique irréprochable des écrits de Paul.

Ces différences sont certainement jusqu’à un certain point réelles. Il reste à savoir si elles impliquent nécessairement la différence d’auteur et ne peuvent pas s’expliquer par le changement des circonstances dans lesquelles ces dernières lettres ont été composées et par celui qui s’était opéré dans la personne de l’auteur lui-même.

Reuss refuse d’attacher à la question des hapax la moindre valeur.« Il n’y a pas, dit-il, deux de nos épîtres qui, appréciées à cette mesure, ne pussent être attribuées à des plumes différentes. » Si l’épître aux Romains contient 96 hapax, la 1re aux Corinthiens 91, la 2e 92, celles aux Éphésiens et aux Colossiens réunies 153, une légère différence en plus dans les Pastorales n’a plus rien de surprenant. Les circonstances nouvelles en vue desquelles ces lettres furent composées, l’expliquent complètement. Une partie du vocabulaire des faux-docteurs est entrée dans celui de l’apôtre. Outre cela des locutions nouvelles lui ont été inspirées par les circonstances différentes dans lesquelles cette lutte et des besoins non encore ressentis plaçaient l’Église. Si l’on remarque dans nos, épîtres un certain nombre de latinismes (χάριν ἔχειν gratiam habere ; δι’ ἥν αίτιαν, quam ob rem, πρόκριμα, præjudicium) cela résulte, naturellement du séjour-prolongé de l’apôtre dans la capitale de l’empire. Le caractère plus calme du style s’explique par le fait que nos épîtres n’entre point en discussion avec les fausses doctrines qui y sont signalées et se contentent d’en indiquer sommairement le caractère dangereux. De là aussi, l’absence relative de ces particules : logiques dont se sert Paul dans la réfutation détaillée des erreurs combattues. Mais il serait faux de prétendre que les ruptures de construction que l’on remarque dans les écrits de Paul et qu’entraîne la vivacité de ses impressions et de sa pensée, manquent entièrement dans nos lettres. Les passages 1 Timothée 1.3 et suiv. et Tite 1.2-3 en offrent des exemples. Pour la connexion logique des idées, j’espère que l’exposé très détaillé du contenu de ces trois lettres aura fait voir la grande exagération des jugements portés sur ce point, à regard de la première à Timothée, non moins qu’à l’égard des deux autres. Que s’il reste une certaine différence, au point de vue de la vivacité, de l’entrain, de la fraîcheur, de l’énergie générale du style et de la pensée avec la correspondance précédente de l’apôtre, qui pourrait s’en étonner en tenant compte de son âge (il était, dans les années 64-67, presque sexagénaire) et du déclin de ses forces à la suite de la vie consumante qu’il avait menée ?

Pour être juste dans cette appréciation, il suffît de lire quelques pages des écrits dont on rapproche les Pastorales. Quand on en aura assez des pieuses amplifications de Clément de Rome, des ridicules insanités de Barnabas, des géniales étrangetés d’Ignace, des banalités bien intentionnées de Polycarpe, de l’intolérable verbiage d’Hermas et des platitudes sans nom de la Didaché, et qu’après cette promenade dans les premières décades du second siècle, on reprendra nos Pastorales, on mesurera la distance qui sépare les produits les moins saillants de la littérature apostolique de ce qui nous a été conservé de plus éminent de l’ancienne littérature patristique. La Lettre à Diognète pourrait seule faire exception ; mais encore l’humain, l’hellénisme, y coulé à pleins bords et le divin qui s’y retrouve, il faut aller en chercher la source chez Jean et chez Paul.

Cinquième question : Nos trois lettres renferment-elles des détails qui excluent leur composition par l’apôtre Paul ?

Les difficultés de détail soulevées par la critique sont, pour ainsi dire, sans nombre. Passons en revue ; aussi rapidement que possible, les principales.

Timothée ne pouvait plus être un jeune homme, comme le supposent nos lettres.

Qu’a besoin Timothée de l’affirmation sacramentelle de l’apostolat et de la mission divine de son maître (1 Timothée 2.7 ; 2 Timothée 1.11) ? — Pour nous, nous sommes habitués à envisager saint Paul comme l’homme divinement prédestiné à ramener le monde païen dans le règne de Dieu ; les faits nous ont éclairés à l’égard de la réalité et de l’incommensurable grandeur de sa mission. Il n’en était pas encore ainsi pour les contemporains de l’apôtre, qui ne voyaient de leurs yeux que la pauvre et faible apparence du vase de terre porteur d’un tel trésor. Pour se dire à cette vue que l’on avait devant soi le pendant du patriarche Abraham, de celui en qui Dieu avait fondé le particularisme théocratique, maintenant arrivé à son terme par le travail de ce pauvre faiseur de tentes, il fallait une étrange puissance de foi : L’attestation solennelle de ce fait sans pareil était en place et vis-à-vis de ceux qui avaient vécu familièrement avec cet homme et vis-à-vis des églises auprès desquelles on cherchait à miner son ministère. Nos épîtres en effet sont destinées aux églises et non pas seulement aux individus dont elles portent les noms ; voir le dernier verset de 1 Timothée et de Tite (μεθ’ ὑμῶν, μετὰ πάντων ὑμῶν).

La recommandation de ne pas établir pour évêques des nouveaux convertis suppose, dit-on, des églises existant déjà depuis longtemps. — Il est vrai ; aussi ne se trouve-t-elle pas dans la lettre à Tite, vu la fondation récente des églises de Crète. Quant à l’église d’Éphèse, fondée en 54 ou 55, A la fin du Ier siècle, Jean, selon Clément d’Alexandrie dans son traité : Quel est le riche sauvé ? parcourait les églises de la contrée d’Éphèse pour y établir des Anciens.

Sous la direction de Paul l’église elle-même élisait ses Anciens (Actes 14.23), tandis que ce sont Tite et Timothée qui doivent les nommer. — Mais le verbe χειροτονεῖν, élire, dans le passage cité des Actes, se rapporte à Paul et Barnabas, non à l’église ; et, si néanmoins il y a eu dans ce cas, comme c’est possible, participation de l’église à l’élection, rien n’empêche qu’il n’en fût de même dans les choix auxquels devaient présider les deux commissaires apostoliques. Il y a même un mot qui indique positivement cette participation, le δοκιμαζέσθωσαν (1 Timothée 3.10, par rapport aux diacres). La condition indiquée au v. 4 pour le choix de l’évêque (avoir bien gouverné sa maison) suppose également le témoignage de l’église.

Nous avons vu déjà qu’il n’y a aucune raison d’appliquer le terme de γραφή dans 1 Timothée 5.18 à l’évangile de Luc. A la citation du Deutéronome est jointe une maxime connue pour être sortie de la bouche de Jésus, absolument comme elle est ajoutée aussi 1 Corinthiens 9.14 à la citation précédente du Deutéronome (v. 9-10).

Paul, dit-on encore, après avoir plaidé dans la 1re aux Corinthiens la cause du célibat des femmes (ch. 7), ne peut attribuer une influence salutaire au fait de mettre des enfants au monde, ainsi que le fait l’auteur de 1 Timothée, dans le passage 2.15. — Mais il ne s’agit point dans 1 Corinthiens ch. 7 d’une question de salut. Paul pense seulement qu’en ne se mariant pas la jeune fille, dans les circonstances difficiles par lesquelles doit passer l’Église, aura moins de souffrances en la chair et pourra plus facilement réaliser le devoir de la complète consécration de sa personne au service du Seigneur. D’autre part, dans le passage de 1 Timothée, il ne compare en aucune façon le mariage et le célibat, et n’enseigne nullement le salut par le mariage ; il oppose simplement à la démangeaison d’enseigner qui tourmente certaines femmes désireuses de se faire valoir, la modeste et active vie de famille qui est la positions naturelle de la femme, à la condition, ajoute-t-il, que cette vie pratique soit relevée par la foi, l’amour et le travail de la sanctification. A cette occasion, M. Renan s’étonne qu’un piétiste comme Paul, puisse parler avec tant de bon sens ; et il voit plus clair en cela, comme en beaucoup d’autres choses, que bien des savants théologiens.

De cette expression (1 Timothée 2.2) : « Je recommande de faire des prières pour les rois (βασιλέων), » Holtzmann conclut que cette épître est postérieure à l’an 137 où les empereurs ont commencé à s’adjoindre des corégents. Mais l’apôtre parle évidemment ici des souverains en général, comme le prouve par surcroît l’absence d’article. Le même savant trouve dans le récit du passage de Paul en Crète, lors de son voyage à Rome (Actes ch. 27) la preuve qu’il n’y avait pas encore d’église dans cette île et il argue de là contre l’authenticité de l’épître à Tite. Mais il pouvait ne pas y avoir d’église dans le port de Salmon où le vaisseau de Paul s’était arrêté, et en exister ailleurs dans cette île ; et surtout, le christianisme pouvait y avoir été apporté pendant le séjour de Paul à Rome.

Un personnage, nommé Hyménée, avec un compagnon du nom de Philète, continue à troubler l’église, d’après 2 Timothée 2.17, tandis qu’il avait été excommunié, d’après 1 Timothée 1.20. Mais comment l’excommunication pourrait-elle empêcher un homme de répandre privément sa fausse doctrine ? Et si même l’expression de livrer à Satan (1 Timothée 1.20) ne signifie pas excommunier, mais, comme je le pense, vouer à une maladie mortelle, il n’est point certain que le châtiment s’exécute instantanément, ni qu’il produise la repentance. D’ailleurs cet Hyménée est-il le même dans les deux passages ? Il est différemment associé dans les deux cas. Les circonstances nous sont si peu connues qu’il serait peu prudent de tirer de grosses conséquences de pareils détails.

Les louanges données à l’apôtre Paul (2 Timothée 3.10-11 ; 4.6-8) choquent M. Renan, si c’est lui-même qui se les décerne. — Mais l’apôtre ne peut-il pas en toute simplicité rappeler à son disciple sa conduite dont il a été témoin au milieu d’une violente persécution, sans encourir le reproche d’amour-propre ? N’en dit-il pas bien davantage parfois dans ses lettres authentiques ? Comparez 1 Corinthiens 11.1 ; 2 Corinthiens 6.4-10 ; Philippiens 4.8-9 ; 3.17 (« soyez mes imitateurs et regardez à ceux qui marchent de cette manière, conformément à l’exemple que vous avez en nous »). Est-il nécessaire de rappeler que quand Paul parle ainsi, au fond de son cœur retentit, la parole de 1 Corinthiens 15.10 : « Non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi » ?

Le terme ἀντιθέσεις (1 Timothée 6.20) doit être emprunté au nom de l’ouvrage connu de Marcion, publié sous ce titre, et l’expression de ψευδώνυμος γνῶσις, connaissance (gnose) faussement ainsi nommée, dans le même v., doit être tirée d’Hégésippe écrivant vers 170. En effet, ce Père (d’après Eus, Hist. Eccl : III, 32) racontait que jusqu’à la mort des apôtres ; l’Église était restée une vierge pure, quoique les faux-docteurs y travaillassent déjà dans l’ombre, mais que dès ce moment l’hérésie avait marché à tête découverte, opposant la gnose, faussement ainsi nommée à la prédication de la vérité, Ce n’est pas Hégésippe, dit Baur (et répètent plusieurs de ses disciples), qui peut avoir emprunté cette expression à 1 Timothée ; car il était trop ardent judéo-chrétien pour copier une lettre attribuée à Paul ; c’est donc l’auteur des Pastorales qui a copié Hégésippe, ce qui, conclut Volkmar, ne permet pas de placer la date de 1 Timothée avant 170. — Mais d’abord il est douteux que l’expression en question soit d’Hégésippe ; dans l’opinion de Reuss, Holtzmann, Weiss, elle appartient à Eusèbe lui-même ; chez celui-ci en effet, le passage d’Hégésippe est cité IV, 22 plus littéralement, sans que ce terme s’y retrouve. Quant au mot gnose, il paraît être pris ici dans le sens technique qu’il a reçu au second siècle, tandis que, dans le passage des Pastorales, ce mot est employé dans le sens commun qu’il a chez Paul, par exemple 1 Corinthiens 8.1. — La raison alléguée par Baur en faveur de la priorité d’Hégésippe est insoutenable ; car Hégésippe lui-même se déclare en pleine communion de foi non seulement avec l’église (pagano-chrétienne) de Corinthe où il venait de passer, mais avec celle de Rome et toute la chrétienté d’alors.

Dans les Pastorales, Paul donne des directions : à ses disciples en vue de l’administration future des églises, et en même temps il les invite à venir bientôt le rejoindre, l’un au nord de la Grèce, l’autre à Rome ; ce qui est contradictoire. — Cette raison ne s’applique ni à la 1re à Timothée où Paul, bien loin de rappeler Timothée, lui annonce que c’est lui qui viendra le joindre et lui recommande de tenir bon, ni à la 2me à Timothée qui renferme, non des directions relatives à l’organisation de l’Église et à la tâche pastorale, mais des exhortations concernant personnellement Timothée et qui peuvent lui être utiles en tout temps et en tout lieu dans son ministère d’évangéliste. — Des directions pastorales se trouvent, il est vrai, dans l’épître à Tite, quoique celui-ci doive bientôt venir rejoindre Paul. Mais on doit se rappeler que les églises qu’il dirigeait momentanément, venaient d’être formées ; il s’agissait de guider leurs premiers pas. De là le caractère des recommandations données dans cette lettre, qui portent non sur la conduite de Tite lui-même, mais sur celle qu’il doit inculquer aux membres de ces jeunes églises (2.1 : Dis leur… 3.1 : Rappelle-leur…). Il suffisait que Tite eût encore quelques mois à passer en Crète jusqu’à l’hiver suivant (3.12) pour motiver ce langage. Il y a sous ce rapport une différence marquée avec 1 Timothée où les avertissements s’appliquent plutôt à Timothée lui-même (1 18 ; 4.12-14 ; 6.12-13). A comparer surtout les deux passages parallèles 1 Timothée 5.1-3 et Tite 2.1-6.

Nous arrivons enfin à la difficulté qu’ont surtout relevée Reuss et Holtzmann : Comment est-il possible que Paul, qui venait de quitter ses deux compagnons d’œuvre, ne leur eût pas dit de bouche pendant qu’il était avec eux tout ce qu’il est censé leur écrire dans ces lettres ? — Avant tout est-il si certain, quant à Timothée, que Paul vint de le quitter ? Il est dit 1 Timothée 1.3 : « me rendant en Macédoine, » mais non : d’Éphèse en Macédoine. L’injonction de Paul à Timothée de tenir bon à Éphèse pouvait lui avoir été donnée par lettre d’un endroit quelconque, de Rome, par exemple, au moment où, libéré de prison, Paul se préparait à partir pour la Macédoine ; conformément à la promesse Philippiens 2.24. Ou bien ce pouvait être aussi depuis la Crète qu’il lui avait intimé cet ordre au moment où il se préparait à partir de cette île pour se rendre en Macédoine, avec l’intention de passer l’hiver à Nicopolis (Tite 3.12) : L’envoi de notre première à Timothée suivit cet ordre au bout d’un temps plus ou moins long ; nous ignorons d’où elle fut écrite. On ne peut donc affirmer aussi positivement que le fait Reuss, que Paul venait de quitter Timothée. — De plus, c’était la première fois que celui-ci se trouvait à la tête d’un troupeau. Il avait fonctionné jusqu’alors comme envoyé de l’apôtre, et tout à coup, à l’âge de trente à trente-cinq ans, il se trouvait appelé à diriger une église, et quelle église ! l’une des plus considérables et des plus importantes de la chrétienté.

La voie pour un jeune pasteur qui commence son ministère, est déjà plus ou moins frayée ; mais il n’en était pas ainsi à ce moment-là. Tout était à créer quant aux fonctions pastorales. Et à supposer même que Paul eût passé récemment quelque temps à Éphèse, il pouvait juger utile de donner à Timothée par écrit les directions qui lui tenaient le plus à cœur sur des sujets aussi importants. — Quant à Tite, Paul venait de le quitter, il est vrai ; mais nous ne savons combien avait duré son séjour en Crète. Puis il faut en tout cas tenir compte du fait que dans cette lettre, Paul a aussi en vue les églises elles-mêmes. C’est ce qui ressort de la salutation finale (3.15 : « que la grâce suit avec vous-tous ! »). Les directions apostoliques qu’elle renfermait, devaient donc demeurer entre leurs mains, après que Tite se serait éloigné. Il faut se rappeler que, comme il a été remarqué, elles visent la conduite des membres de l’Église, plutôt que celle de Tite. Il me paraît très invraisemblable qu’un homme aussi intelligent que doit l’avoir été l’auteur des Pastorales, eût commis une bévue comme celle d’introduire dans une seule et même lettre des éléments qui s’excluraient absolument.

Sixième question : Ces épîtres n’ont-elles pas bien des caractères et ne renferment-elles pas des détails incompatibles avec la supposition d’une origine non apostolique ?

Nous venons d’interroger les défenseurs de l’authenticité au nom de ceux qui la rejettent ; faisons maintenant l’inverse.

A supposer qu’un après-venant eût voulu donner à l’Eglise des directions sous le nom de Paul, n’aurait-il pas choisi quelque situation connue dans la vie de l’apôtre et dans celle de ses collaborateurs, plutôt que d’imaginer des situations fictives comme la mission de Tite et le séjour de Paul en Crète ou un ministère de Timothée à Ephèse, devant, être suivi d’un prochain retour de Paul, circonstances absolument étrangères à ce que l’on connaît de la vie de l’un et des autres ?

Si l’auteur avait voulu favoriser, par la position qu’il assigne à Tite et à Timothée, le développement du monarchisme épiscopal, aurait-il représenté ce second collaborateur de Paul, ici, comme un simple évangéliste (2 Timothée 4.5), là, comme ébranlé dans son courage et intimidé par la vue des souffrances en perspective, ailleurs, comme menacé du déclin de son don ? Quel modèle pour les « métropolitains » du IIe siècle !

Se figure-t-on cet auteur — plus ou moins longtemps après que Timothée était dans la tombe ; car pendant sa vie le faux eût été impossible — se le figure-t-on recommandant à cet homme mort et enterré de prendre un peu de vin pour ses maux d’estomac et de rapporter un manteau, des papyrus et « surtout » des parchemins, — à moins que ce ne fût pour recommander aux métropolitains du second siècle de soigner leur santé et de profiter des bonnes occasions pour se créer une bibliothèque, et une bibliothèque plutôt de parchemins que de papyrus !

Que dire de la mention touchante d’Onésiphore qui a fidèlement cherché et trouvé Paul à Rome, et dont la personne est omise dans les salutations à sa famille, sans doute parce que la mort l’avait enlevé ? Dans quelle relation ce petit roman se trouve-t-il avec les directions pastorales et ecclésiastiques qui doivent avoir motivé cette composition frauduleuse ?

Enfin, cette vingtaine de noms, moitié connus, moitié inconnus, qui sont mentionnés dans les trois lettres, et cette multitude de petits détails personnels qui les accompagnent, à quoi peuvent-ils servir, en supposant le but que l’on attribue à ces compositions ? A masquer la fraude ? Ce seraient donc là des enjolivements destinés à jeter de la poudre aux yeux des lecteurs ? Un pareil raffinement de charlatanisme, n’est-il pas incompatible avec le sérieux profond de ces lettres, avec le caractère d’un auteur capable de s’identifier si intimement avec l’esprit de l’apôtre, de lui mettre sur les lèvres, par exemple, ce passage sur sa fin prochaine, 2 Timothée 4.6-8, que l’on ne peut lire sans émotion et dont Reuss dit qu’il aurait dû désarmer la critique ? Enfin, et surtout, comment se fait-il que l’auteur ne fasse ressortir que les qualités morales exigibles des évêques et leurs devoirs envers l’église, et se taise sur leurs droits et sur leur autorité, qui sont simplement supposés ? N’y a-t-il pas sur ce point, ainsi que sur celui de la constitution monarchique de l’épiscopat, le contraste le plus sensible entre nos lettres et celles d’Ignace, à côté desquelles on se plaît si souvent à les placer ?

On le voit : si l’affirmation de l’origine apostolique a ses difficultés, la négation a aussi les siennes, et l’on comprend que de plus en plus la critique ait été poussée à un moyen-terme, par lequel elle puisse échapper à l’alternative du oui ou du non.

Septième question : Le problème trouve-t-il sa solution dans l’hypothèse d’une composition mixte en partie apostolique, en partie non apostolique ?

On a vu plus haut les formes très multiples qu’a prises dans ces derniers temps cette hypothèse. Y a-t-il quelque chose de plus invraisemblable que le procédé que l’on imagine, quel que soit l’écrivain auquel on l’attribue, un évêque honorable du second siècle, un paulinien de la fin du premier, un disciple immédiat de Paul, Luc, par exemple, ou même enfin Tite et Timothée eux-mêmes ? Qu’on se représente cet écrivain prenant en mains certains billets émanant de l’apôtre, en détachant quelques fragments propres à donner à sa composition un coloris apostolique, jetant au panier tout le reste, c’est-à-dire toutes les parties où auraient été renfermées des communications plus sérieuses, et remplaçant celles-ci par ses propres élucubrations, puis inscrivant sans sourciller en tête de ce mixtum compositum ces mots : « Paul, apôtre de Jésus-Christ par la volonté de Dieu. »

En vérité, suggérer au lecteur la croyance à un procédé si invraisemblable, n’est-ce pas lui demander plus que ce qu’a jamais proposé à la critique l’harmonistique la plus hardie ? Et cette impasse à laquelle aboutit la critique négative, n’est-elle pas un aveu de son impuissance, et une invitation à revenir à la solution délaissée, celle de l’authenticité pure et simple ?

J’ai procédé par voie d’interrogation, plutôt que par voie d’affirmation. Dans un sujet si difficile, où il y a tant à dire pour et contre, c’était le meilleur moyen de présenter la question sous ses deux faces. En présence des deux ordres de difficultés que présentent les deux solutions vraiment admissibles, on se demande lesquelles sont les plus insurmontables. Pour moi, plus je les pèse et les repèse, plus il me paraît qu’avoir réussi à imiter l’apôtre saint Paul, si bien connu comme écrivain et comme homme, au point de donner le change, dès les temps les plus primitifs, à l’Église entière, est un fait plus difficile à comprendre qu’il ne l’est d’admettre une prolongation de son activité après la fin des Actes, jointe à une modification dans l’état des églises et dans les préoccupations de l’apôtre : ainsi, que dans sa manière d’appliquer le remède de la vérité évangélique.

Ce qui m’embarrasse le plus, dans le jugement à énoncer, c’est moins ma propre impression, que celle qui a poussé et pousse encore tant d’hommes excellents à nier l’authenticité de nos lettres. Dès qu’on compare ces écrits aux lettres apocryphes attribuées à Paul et aux écrits des Pères apostoliques, au milieu desquels on veut jeter les nôtres, on sent l’invraisemblance de ce pêle-mêle, et, quoi qu’en pense Holtzmann, on tourne les yeux vers cette terra incognita que laisse entrevoir la fin du livre des Actes.

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