L’événement le plus mémorable des dernières années est la célébration du Jubilé séculaire de la Réforme française, au mois de mai 1859. L’exemple de ces grandes fêtes religieuses avait été donné par l’Allemagne protestante en 1817, et par la république de Genève en 1835. Elles ont produit, en général, de fortes et durables impressions. Il est bon pour un peuple d’associer la mémoire de ses pères aux croyances et aux obligations de la foi. Contemplés à une certaine distance, les hommes des générations éteintes font voir surtout ce qu’ils ont eu de plus digne d’être imité, et ces pieux souvenirs servent à exciter dans le cœur de leurs enfants une féconde émulation.
Le Jubilé français était destiné à rappeler la convocation et les actes du premier synode national (23-29 mai 1559). Cette époque était bien choisie. Ce fut alors, en effet, que les Églises réformées, longtemps éparses, et n’ayant les unes avec les autres aucun lien officiel, constituèrent un seul corps régulièrement organisé, sous le double étendard de la même doctrine et de la même discipline. Cette union à la fois intérieure et extérieure s’était maintenue jusqu’à l’entrée du dix-neuvième siècle, malgré les persécutions et les calamités les plus terribles. Dès que la tempête se calmait, la communion réformée se redressait tout entière autour de sa confession de foi et de ses lois traditionnelles. On ne pouvait donc trouver un fait plus grand dans les annales des protestants français, ni célébrer une œuvre qui eût de meilleurs titres à la reconnaissance de la postérité[a].
[a] Nous avons parlé des actes du premier synode national dans le livre premier de cette histoire.
Aussi, quand le projet de cette fête séculaire fut proposé aux Églises par une commission instituée à Paris, il obtint un assentiment presque unanime. Quelques voix seulement s’élevèrent pour demander si, derrière cette commémoration, ne se cachait pas le dessein de relever tout ce qui avait été établi au seizième siècle. On eut peu de peine à calmer ces craintes. Il est évident que, dans ce qui sort de la main des hommes, il y a toujours une part qui doit se modifier avec les besoins et les circonstances.
On se prépara donc de tous côtés à célébrer dignement la fête de la Réforme française. Le principal jour en était fixé au dimanche, 29 mai 1859 ; mais il ne fut pas rigoureusement adopté partout. Des convenances locales firent avancer ou retarder l’époque dans quelques Églises. Ailleurs, on voulut célébrer une fête consistoriale après les services des Églises particulières. Cette diversité, loin de nuire à l’édification générale, ne fit que la prolonger et l’étendre. Le Jubilé de 1859, on peut le dire sans exagération, a été la fête universelle du peuple réformé dans notre pays.
Le jour venu, l’affluence fut immense dans les temples, et jamais peut-être on n’y avait vu de plus grandes assemblées. Les vieillards firent un dernier effort pour participer à un Jubilé qui leur remettait devant les yeux les souffrances du passé et les bénédictions du présent. Les incrédules mêmes et les indifférents furent entraînés par l’impulsion commune ; et il parut bien, dans cette solennité, que les âmes les plus froides avaient gardé, sous la poussière dont le vent du monde les a recouvertes, un dernier fond d’attachement et de respect pour la glorieuse Église de Calvin, de Coligny, de Duplessis-Mornay et de Paul Rabaut.
Un grand nombre de pasteurs n’avaient épargné ni recherches, ni études, ni travail pour intéresser et édifier leurs troupeaux. Quelques-uns ont publié leurs discours : nous n’en signalerons que les principaux traits.
On y retrouve presque partout l’expression d’une profonde reconnaissance envers Dieu pour le repos et la liberté dont jouissent, au temps présent, les réformés de France. Que l’on compare, en effet, leur état légal de siècle en siècle, depuis trois cents ans, et l’on se convaincra que jamais ils n’ont été plus paisibles, mieux protégés par les lois, ni plus fortement défendus contre le retour des persécutions de l’esprit public.
En 1559 les bûchers s’allumaient d’un bout du royaume à l’autre. On était à la veille des guerres de religion, et à l’avant-veille de la Saint-Barthélemy. Nul ne comprenait clairement alors, pas même les victimes, qu’il pût y avoir, dans la même société civile, des membres de différentes sociétés religieuses complètement égaux devant la loi, le pouvoir et l’opinion.
En 1659, l’édit de Nantes, changé en édit de grâce par Richelieu, couvrait encore de sa protection, il est vrai, le peuple réformé ; mais ce n’était qu’un gage précaire de liberté religieuse et de paix. Le vingt-neuvième synode national, réuni à Loudun, allait se dissoudre et devait être le dernier. Le jeune roi Louis XIV, élevé dans une étroite bigoterie par une mère espagnole, la fille de Philippe II, et nourri par les prêtres dans la défiance et la haine des huguenots, se préparait à faire de leur extirpation l’une des maximes fondamentales de son règne.
En 1759, les Églises, à demi soutenues par la tolérance des mœurs, n’avaient pas encore obtenu la moindre garantie dans les institutions. Les échafauds du pasteur Rochette, des trois gentilshommes verriers et de Calas devaient bientôt se dresser en face de l’Europe étonnée et indignée.
Quelle différence en 1859 ! La liberté et l’égalité des cultes ont été inscrites, depuis soixante et dix ans, dans toutes nos constitutions ; et chaque fois que le pays a parlé dans ses assemblées souveraines, il a proclamé que, sous la différence des opinions et des disciplines religieuses, il ne voulait plus connaître qu’une seule et même famille de citoyens. Le prince nommé et sacré par sept millions de suffrages a répété cette grande promesse en montant sur le trône.
Ce n’est pas que les tracasseries subalternes et même les poursuites judiciaires pour cause de religion aient complètement cessé. Nous aurions à signaler, comme dans les chapitres précédents, plus d’un acte contraire à la pleine liberté de conscience et de culte. On est trop habitué en France à ne voir dans la religion, selon l’esprit des jurisconsultes de l’ancienne Rome, qu’un simple moyen d’ordre public, et l’on impose quelquefois d’arbitraires entraves au prosélytisme de la parole et des livres, en invoquant les intérêts de l’Etat, comme s’ils pouvaient être mieux sauvegardés que par la libre manifestation de toutes les croyances ! Mais ces restes d’un passé qui achève de disparaître ne peuvent opposer, après tout, que des difficultés locales et passagères au nouveau droit des sociétés religieuses. Les fidèles des diverses communions de la minorité doivent savoir que ce qu’ils voudront fortement et avec persévérance, dans le domaine spirituel, ils finiront par le conquérir. Le succès dépend surtout de la fermeté de leurs propres résolutions, et c’est là ce qui distingue profondément notre siècle des temps antérieurs.
Ce progrès des mœurs et des lois a rendu plus facile une partie de la tâche imposée aux prédicateurs du Jubilé. Ils devaient nécessairement rappeler, dans la célébration de cette fête historique, les cruautés des oppresseurs et les souffrances des victimes ; car aucune communion chrétienne n’a compté proportionnellement autant de prisonniers, d’exilés, de martyrs que la Réforme française, et il y aurait eu quelque chose d’étrange, de blessant même pour la conscience publique, à se taire sur de si longues persécutions et de si héroïques résistances. Les prédicateurs n’y pouvaient consentir, et personne, du reste, n’avait songé à le leur demander. Mais tout en remplissant leur devoir, ils n’ont fait entendre aucune récrimination, aucune parole amère contre les membres de l’église dominante, qui, se dégageant toujours mieux des intolérants préjugés d’un autre âge, témoignent une éclatante sympathie aux minorités religieuses, dès qu’elles sont exposées à quelque nouvelle tentative d’injustice ou d’oppression.
Outre ces traits généraux, les orateurs du Jubilé ont remis en lumière les figures historiques qui appartenaient de plus près à leur ville ou à leur province. Ces traditions locales devaient naturellement exciter un intérêt plus direct et de plus vives émotions. Certaines familles reprenaient possession, pour ainsi parler, de leurs titres de noblesse religieuse ; et ces grands exemples de foi, de renoncement, d’intrépidité chrétienne, fortifiés par la piété envers les ancêtres, étaient bien propres à remuer les cœurs les plus tièdes jusque dans leurs dernières profondeurs.
De tels souvenirs ne manquaient nulle part. Où est en France la cité, le village, qui n’ait eu ses confesseurs et ses martyrs ? Quelle est la famille protestante qui ne puisse découvrir dans l’histoire des trois derniers siècles, si elle a gardé ses archives privées, des pères captifs ou condamnés aux galères pour cause de religion, des enfants enlevés par autorité de justice, des parents réfugiés, les autres dépouillés de leurs biens, ou accablés d’atroces traitements par les dragons, vivant d’ailleurs au jour le jour dans des relations légitimes pour la conscience et illégitimes devant la loi ? La plupart de ces pièces domestiques se sont perdues dans le cours des âges ; mais il en restait assez pour offrir une abondante matière à la prédication du Jubilé.
Les orateurs n’auraient accompli, cependant, que la moitié de leur tâche, si, après avoir dit ce qu’il y a de glorieux dans le passé, ils n’avaient pas fait voir ce qui doit être corrigé ou relevé dans le présent. Ils n’ont point failli à cet autre partie de leur devoir. On trouve dans presque tous leurs discours des regrets et des plaintes sur l’abaissement des convictions, le relâchement des habitudes religieuses, l’excessive prédominance des intérêts matériels, et en même temps d’énergiques invitations à reprendre ce qui peut seul faire vivre une Église, la foi et les œuvres de la foi.
Le contraste, en effet, devait frapper les esprits intelligents et les consciences sérieuses. Autrefois une plus grande piété dans l’individu, dans la famille, dans la société spirituelle, avec moins de liberté légale et une discipline plus exactement obéie, même dans les mauvais jours de la révocation et du désert. Maintenant plus d’indépendance et de garanties au dehors, avec moins de fidélité, de zèle et d’ordre au-dedans. La Réforme française n’a-t-elle pas, en y regardant bien, perdu beaucoup plus que gagné ? Si l’esprit nouveau la protège, se protège-t-elle suffisamment elle-même par la force de ses croyances ? Ne peut-on pas demander si, à côté des droits civils qu’elle a obtenus, elle ne se laisse pas trop entraîner par les idées de notre époque à ne chercher dans la religion qu’une autre sorte d’institution sociale, destinée à sauvegarder la propriété, l’industrie, les biens de ce monde, plutôt qu’à régénérer les âmes et à les préparer pour le ciel ? La réponse à ces graves questions, elle est dans les discours du Jubilé ; et la solidité de la pensée, la vigueur de la parole y égalent çà et là l’importance et la grandeur du sujet.
On n’attendra pas de nous une analyse détaillée des fêtes particulières, ni les noms des prédicateurs. Nous n’en citerons aucun, parce que la préférence accordée aux uns nous exposerait à être injuste envers les autres. Ce travail, au surplus, est déjà fait[b]. Quelques indications très générales doivent suffire dans ce résumé.
[b] Voir l’ouvrage intitulé : Le troisième Jubilé séculaire de la Réformation en France ; compte rendu publié par la commission du Jubilé. — Paris, 1859.
Au nord de la France, les Églises avaient à célébrer les plus grands souvenirs et les plus grands hommes : Lefèvre d’Etaples, le savant et pieux précurseur de la Réformation ; Louis de Berquin, son premier martyr de naissance noble, et Jean Calvin, son théologien, son législateur, celui de tous les réformateurs, peut-être, qui a marqué le plus profondément de son empreinte la chrétienté protestante.
Les fidèles de Paris, membres de l’Église nationale ou des Églises libres, ont rivalisé de zèle dans la célébration du Jubilé. Des voix autorisées par de longs services ont rappelé l’histoire de la population réformée de cette cité souveraine qui avait abrité le premier synode national. Après les massacres de la Saint-Barthélemy, la capitale descendit à une place secondaire dans le protestantisme français, sinon par ses pasteurs, qui étaient toujours choisis entre les plus éminents, du moins par son action sur l’ensemble des Églises. Mais depuis l’établissement de la liberté des cultes, Paris a recouvré dans ce domaine une importance qui ne lui est point contestée, et le Jubilé y a été solennisé avec un éclat digne de la métropole du pays.
La France méridionale a sa capitale protestante, Nîmes, où la fête a pris des proportions qu’elle ne pouvait avoir nulle autre part. Cent dix pasteurs y sont venus de toutes les Églises de la province, et vingt à vingt-cinq mille fidèles se sont réunis près de l’Ermitage, lieu consacré, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, par les assemblées du désert. Quels imposants souvenirs pour ce grand peuple qui s’en allait, de sa libre volonté, entendre la parole de l’Évangile et celle de la Réformation dans l’enclos où se retiraient ses ancêtres de peur de blesser de trop près les yeux de leurs persécuteurs ! Ils étaient là les descendants de ces huguenots que Bâville avait écrasés sous un bras de fer ; les arrière-petits-fils de ces camisards qui, poussés à bout par les bourreaux, avaient forcé les lieutenants de Louis XIV à signer avec eux un traité de paix sous le nom d’amnistie ; les héritiers de ces proscrits, si faibles devant les hommes, et si forts, à les contempler du regard de la foi. Pour eux, plus encore que pour les autres, l’honneur et la joie du Jubilé ; car leurs pères avaient reconstruit de leurs mains et cimenté de leur sang les autels à demi brisés de la Réforme française.
Un évêque eut le triste courage de chercher dans cette fête, monument deux fois sacré de la piété chrétienne et de la piété filiale, un texte de sarcasmes et d’invectives contre la communion réformée. Il a reçu aussi une double réponse : la réponse des polémistes protestants et celle de l’improbation publique.
Il serait intéressant de suivre la célébration du Jubilé dans les Cévennes, dans le Vivarais, dans le Béarn, à Sancerre, à Montauban, à La Rochelle, à Sedan : provinces et cités illustres entre toutes dans les annales du passé. Mais les caractères déjà signalés de cette fête séculaire se sont reproduits partout avec les diversités accessoires des lieux et des traditions.
La commission du Jubilé a fait frapper une médaille commémorative de la journée du 29 mai. Elle représente d’un côté les membres du premier synode national, debout, en prière, la Bible sous les yeux. On lit de l’autre la promesse de Jésus-Christ : « Les cieux et la terre passeront ; mes paroles ne passeront point. » Les exemplaires de cette médaille, en bronze, en argent ou en or, se sont rapidement et largement distribués : ils resteront dans les collections des familles comme un témoignage de vénération pour les auteurs de la confession de foi et de l’ordre ecclésiastique du peuple réformé.
De nombreux écrits ont été inspirés par les circonstances. Accueillis avec faveur et lus avec avidité, ils ont aidé les prédicateurs à ranimer la mémoire des anciens temps, patrimoine spirituel et moral que les Églises ne doivent ni ne veulent répudier.
Au delà de nos frontières, Genève, les Églises wallonnes de Hollande, la communauté française de Londres, celle de Berlin et d’autres, se sont associées à la célébration du Jubilé. Les descendants des réfugiés, au bout de huit générations, n’ont pas oublié que la Réforme française a été leur mère. Ils avaient emporté dans l’exil ses croyances et tout ce qu’ils pouvaient retenir de ses institutions synodales. Cette image toujours présente de leur double patrie les a nourris tout à la fois dans l’amour de leur ancienne Église et dans, le respect de leur ancien pays.
Quel sera l’état des protestants de France au Jubilé du vingtième siècle ? En voyant les affirmations et les négations, les succès et les revers de la piété s’entrechoquer incessamment, on ne peut s’ouvrir à aucune espérance qui ne soit mêlée de pénibles inquiétudes. L’historien doit laisser à l’avenir la solution de cet obscur problème : il se borne à exprimer le vœu que les Églises réformées, au jour de leur nouvelle fête séculaire, accomplissent mieux qu’à notre époque les grands devoirs de la fidélité envers Dieu et de la bonne volonté envers les hommes.
❦