- La sensibilité est-elle uniquement de l'ordre appétitif ?
- Se divise-t-elle en puissances distinctes, l'irascible et le concupiscible ?
- Ces deux puissances obéissent-elles à la raison ?
Objections
1. La sensibilité semble appartenir non seulement à l'appétit, mais encore à la connaissance. S. Augustin nous dit en effet que « le mouvement sensible de l'âme qui se porte vers les sens corporels est commun aux hommes et aux bêtes ». Mais les sens sont des facultés connaissantes. La sensibilité est donc une faculté de connaissance.
2. Les réalités comprises dans une seule et même division appartiennent au même genre. Or S. Augustin oppose la sensibilité à la raison supérieure et à la raison inférieure, qui sont de l'ordre de la connaissance. La sensibilité fait donc partie de celle-ci.
3. La sensibilité joue le rôle du serpent dans la tentation du premier homme. Or, le serpent a révélé et proposé le péché, ce qui procède du pouvoir de connaître. Donc la sensibilité s'y rattache.
En sens contraire, la sensibilité se définit comme « l'appétit des choses concernant le corps ».
Réponse
Le terme de « sensibilité » paraît venir de ce mouvement sensible dont parle S. Augustin, de la même façon que le nom d'une puissance se prend de l'acte, par exemple la vue, de l'acte de voir. Le mouvement sensible est un appétit consécutif à une connaissance sensible.
En effet, bien que l'on qualifie de mouvement l'acte de la faculté cognitive, ce nom lui convient moins proprement qu'à l'acte de l'appétit. Car l'opération de la faculté cognitive s'accomplit en ce que les choses connues existent dans l'être connaissant, tandis que l'opération de la faculté appétitive s'accomplit en ce que l'être qui désire se porte vers la chose désirable. Et c'est pourquoi on assimile au repos l'opération de la faculté connaissante, tandis qu'on assimile davantage au mouvement l'opération de la faculté appétitive. Aussi le mouvement sensible est-il l'acte de la faculté appétitive, qui s'appelle donc sensibilité.
Solutions
1. Lorsque S. Augustin dit que le mouvement sensible de l'âme se porte vers les sens corporels, cela ne signifie pas que les sens appartiennent à la sensibilité, mais bien plutôt que le mouvement de sensibilité est une sorte d'inclination vers le sensible, c'est-à-dire : lorsque nous désirons les objets que les sens nous font connaître. Et de cette manière les sens appartiennent à la sensibilité en ce qu'ils la précèdent.
2. La sensibilité se contre-distingue de la raison supérieure et de la raison inférieure, en tant qu'elles se ressemblent par l'acte de mouvoir : en effet le pouvoir de connaître auquel se rapporte la raison et la faculté appétitive qu'est la sensibilité, ont ceci de commun d'être l'une et l'autre le principe de l'action.
3. Le serpent a non seulement révélé et proposé le péché, mais encore il a incliné à le commettre. C'est pour cette raison qu'il représente la sensibilité.
Objections
1. « C'est une même faculté de l'âme qui a pour objet les contraires, ainsi la vue a pour objet le blanc et le noire. » Or ce qui convient et ce qui nuit sont des contraires. Du fait que le concupiscible a pour objet ce qui convient, et l'irascible, ce qui nuit, ils ne forment qu'une même puissance.
2. L'appétit sensible n'a pas d'autre objet que ce qui convient dans l'ordre de la sensation. Or, c'est là l'objet du concupiscible. Donc aucun appétit sensible n'est différent du concupiscible.
3. La haine est dans la puissance irascible. En effet, d'après S. Jérôme : « L'irascible doit nous procurer la haine du vice. » Or la haine, étant le contraire de l'amour, se trouve dans la puissance concupiscible. Les deux puissances ne forment donc qu'une faculté.
En sens contraire, S. Grégoire de Nysse et S. Jean Damascène distinguent ces deux puissances comme des parties de l'appétit sensible.
Réponse
L'appétit sensible est un pouvoir qu'on appelle génériquement sensibilité, mais il se divise en deux facultés qui sont ses espèces : l'irascible et le concupiscible. Pour en être persuadé, il faut considérer ceci : les êtres corruptibles de la nature doivent avoir non seulement une inclination à suivre ce qui leur convient et à fuir ce qui leur est nuisible, mais encore une inclination à résister aux causes de corruption et aux agents contraires qui empêchent d'acquérir ce qui convient, et apportent ce qui est nuisible. Ainsi le feu est enclin naturellement non seulement à s'éloigner d'un lieu inférieur, qui ne lui convient pas, et à s'élever vers le haut, ce qui est conforme à sa nature, mais encore à s'opposer à ce qui peut le détruire ou gêner son action. Puisque l'appétit sensible est une inclination consécutive à la connaissance sensible, comme la tendance naturelle est une inclination consécutive à la forme naturelle, il doit y avoir dans la partie sensitive de l'âme deux puissances. L'une, par laquelle l'âme est directement inclinée à rechercher ce qui lui convient dans l'ordre sensible, et à fuir ce qui peut lui nuire, est le concupiscible. L'autre, par laquelle l'animal résiste aux attaques des choses qui l'empêchent d'atteindre ce qui convient et lui causent du dommage, est l'irascible. En conséquence, on dit que son objet est : ce qui est ardu ; car il tend à surmonter les obstacles et à les dominer.
On ne peut ramener ces deux inclinations à un même principe ; car il arrive que l'âme s'occupe des choses pénibles, contre l'inclination du concupiscible, afin de suivre celle de l'irascible qui est de lutter contre les obstacles.
D'où l'opposition entre passions de l'irascible et celles du concupiscible ; ainsi, lorsque la convoitise s'allume, la colère diminue, et réciproquement dans la plupart des cas.
Cela montre encore que l'irascible est une sorte de combattant et de protecteur du concupiscible ; il insurge contre les obstacles aux choses agréables que désire le concupiscible, et contre les causes de dommage que ce dernier veut fuir. Par suite, toutes les passions de l'irascible naissent des passions du concupiscible, et se terminent en elles. La colère, par exemple, naît d'une tristesse infligée au sujet, et lorsqu'elle l'en a délivré, elle prend fin dans un sentiment de joie. Autre conséquence : les animaux combattent pour ce qu'ils désirent, à savoir la nourriture et les jouissances sexuelles, selon Aristote.
Solutions
1. Le concupiscible a pour objet à la fois ce qui convient et ce qui ne convient pas. Mais l'irascible est là pour résister aux inconvénients qui passent à l'attaque.
2. De même que les facultés sensibles de connaissance comprennent une faculté « estimative » chargée de percevoir des modalités qui n'impressionnent pas les sens, comme on l'a vu plus haut, de même l'appétit sensible possède une faculté dont l'objet n'est pas ce qui convient comme délectable au sens, mais comme utile au vivant pour sa défense : et cette faculté, c'est l'irascible.
3. La haine appartient de soi au concupiscible mais en raison de la lutte quelle provoque, elle peut relever de l'irascible.
Objections
1. Ces deux facultés font partie de la sensibilité. Or celle-ci n'obéit pas à la raison : aussi est-elle symbolisée par le serpent, d'après S. Augustin. Donc l'irascible et le concupiscible n'obéissent pas à la raison.
2. Quand on obéit à quelqu'un, on ne lutte pas contre lui. Or l'irascible et le concupiscible luttent contre la raison. Comme dit S. Paul (Romains 7.23) : « je vois dans mes membres une autre loi qui s'oppose à celle de mon esprit. » Irascible et concupiscible ne sont donc pas soumis à la raison.
3. Comme la faculté appétitive, la faculté sensible est inférieure à la raison. Or le sens n'obéit pas à la raison : nous n'entendons pas quand nous le voulons. Semblablement, les facultés de l'appétit sensible ne lui obéissent pas.
En sens contraire, selon S. Jean Damascène « ce qui obéit à la raison et se laisse persuader par elle se divise en convoitise et colère ».
Réponse
Irascible et concupiscible obéissent à la partie supérieure de l'âme, qui comprend raison et volonté, de deux manières, c'est-à-dire quant à la raison et quant à la volonté. Ils obéissent à la raison dans leur activité même. En voici le motif : l'appétit sensible chez les animaux reçoit naturellement son mouvement de l'estimative ; par exemple, la brebis a peur parce qu’elle estime le loup son ennemi. Au lieu de l'estimative, il y a chez l'homme, nous l'avons déjà dit, la cogitative, que certains philosophes nomment raison particulière, parce qu’elle opère des synthèses de représentations individuelles. Aussi l'appétit sensible de l'homme est-il, par nature, mis en mouvement par elle. Mais la raison particulière reçoit naturellement, chez l'homme, son mouvement et sa direction de la raison universelle ; c'est pourquoi, dans le raisonnement syllogistique, on tire de propositions universelles des conclusions particulières. Il s'ensuit évidemment que la raison universelle commande à l'appétit sensible qui se divise en concupiscible et irascible, et que cet appétit lui obéit. Mais la déduction qui va de principes universels à des conclusions particulières n'est pas l'œuvre de l'intelligence intuitive, mais de la raison. Donc ces deux puissances sensibles obéissent plutôt à la raison qu'à l'intelligence. Chacun peut l'éprouver en soi-même : on peut apaiser la colère, la crainte, etc., ou aussi les exciter, à l'aide de considérations d'ordre universel.
L'appétit sensible est soumis à la volonté, dans l'exécution qui s'accomplit au moyen de la faculté motrice. Chez les autres animaux, en effet, le mouvement suit immédiatement l'état affectif ; ainsi la brebis qui a peur du loup s'enfuit aussitôt. Car il n'y a pas chez eux d'appétit supérieur qui s'y oppose. Mais l'homme ne suit pas aussitôt le mouvement de l'appétit, que ce soit l'irascible ou le concupiscible. Il attend le commandement de l'appétit supérieur, la volonté. En effet, quand des puissances motrices sont ordonnées l'une à l'autre, la seconde n'imprime de mouvement qu'en vertu de la première ; aussi l'appétit inférieur ne peut-il mouvoir que si l'appétit supérieur y consent. C'est ce que veut dire Aristote : l'appétit supérieur met en mouvement l'appétit inférieur, comme une sphère céleste en meut une autre. De cette façon donc, l'irascible et le concupiscible obéissent à la raison.
Solutions
1. La sensibilité est symbolisée par le serpent d'après ce qui lui convient en propre comme pouvoir sensible. Irascible et concupiscible désignent plutôt l'affectivité sensible par rapport à son activité à laquelle la raison l'engage.
2. Comme dit Aristote « Il faut considérer dans cet animal qu'est l'homme, un pouvoir despotique et un pouvoir politique ; l'âme domine le corps par un pouvoir despotique ; l'intellect domine l'affectivité par un pouvoir politique et royal. » Le pouvoir despotique est celui par lequel quelqu'un commande à des esclaves qui n'ont pas la faculté de résister à l'ordre du chef, car ils n'ont rien à eux. Le pouvoir politique et royal est celui par lequel en commande à des hommes libres qui, bien que soumis à l'autorité du chef, ont cependant quelque pouvoir propre qui leur permet de résister à ses ordres.
Ainsi donc, l'âme domine le corps par un pouvoir despotique ; car les membres du corps ne peuvent aucunement résister à son commandement, mais, suivant son appétit, la main, le pied, et tout membre qui peut recevoir naturellement une impulsion de la volonté, se meuvent aussitôt. Mais on dit que l'intelligence, c'est-à-dire la raison, commande à l'irascible et au concupiscible par un pouvoir politique, car l'affectivité sensible a un pouvoir propre qui lui permet de résister au commandement de la raison. L'appétit sensible, en effet, peut entrer naturellement en action sous l'impulsion non seulement de l'estimative chez les animaux, et, chez l'homme, de la cogitative que la raison universelle dirige, mais encore sous celle de l'imagination et des sens. Nous savons par expérience que l'irascible et le concupiscible s'opposent à la raison, quand nous sentons ou imaginons une chose agréable que la raison interdit, ou une chose attristante que la raison prescrit. Ainsi, le fait que ces deux facultés s'opposent parfois à la raison n'empêche pas qu'elles lui obéissent.
3. Les sens externes ont besoin, pour agir, des objets sensibles du dehors qui les impressionnent, et sur la présence desquels la raison n'a pas de prise. Mais les facultés internes, tant dans l'ordre de l'appétit que de la connaissance, n'ont pas besoin des réalités extérieures. C'est pourquoi elles sont soumises au commandement de la raison qui peut non seulement exciter ou apaiser les états affectifs, mais encore former des schèmes dans l'imagination.