Pour bien comprendre toute la gravité de la crise que traverse l’Église réformée, il est nécessaire de reprendre les choses de plus haut. Il faut montrer comment la situation actuelle a été amenée, et comment, en se compliquant de jour en jour davantage, elle a rendu inévitable la séparation qui va s’accomplir.
Lorsque, en 1802, le Premier Consul organisa d’une façon officielle, par la loi du 18 germinal, les Églises réformées de France, la vie religieuse n’était plus, au sein de ces Églises, ce qu’elle avait été autrefois. La philosophie du dix-huitième siècle, l’incrédulité railleuse de Voltaire et le déisme sentimental de Rousseau, avaient exercé une profonde et funeste influence sur le protestantisme français. L’indifférence avait presque partout remplacé la foi. Pasteurs et troupeaux participaient également à cet affaiblissement des convictions et de la vie religieuses. Les pasteurs, formés pour la plupart dans les écoles de Genève, en avaient rapporté les tendances rationalistes qui y prévalaient alors. Ils ne prêchaient guère que les lieux communs de la morale ou de la religion naturelle, et laissaient presque entièrement dans l’ombre les grandes doctrines du péché et du salut. Les laïques, heureux de voir une ère de paix et de sécurité succéder enfin à la période sanglante des persécutions religieuses, ne songeaient qu’à bénir le régime nouveau sous lequel ils étaient appelés à vivre, sans s’apercevoir de tout ce qu’il laissait à désirer au point de vue des libertés de l’Église.
On continuait d’ailleurs à confesser les doctrines positives du christianisme. Il est vrai que deux tendances commençaient déjà à se dessiner au sein du protestantisme français. Elles avaient pour représentants, l’une, le pieux et savant doyen de la faculté de Montauban, Daniel Encontre ; l’autre, Samuel Vincent, le plus distingué des pasteurs français de son temps. D’un côté, c’était l’orthodoxie rigide, sévèrement attachée au dogme et à ses formules consignées dans les confessions de foi. De l’autre, c’était le sentiment religieux préféré à la doctrine et à la morale ; c’était le christianisme considéré comme un esprit et une vie plutôt que comme un ensemble de faits et de vérités révélées.
Mais aucune divergence dogmatique vraiment sérieuse ne séparait encore les deux écoles, et aucune lutte ne s’était engagée sur le terrain ecclésiastique. Toutes deux se sentaient également à l’aise dans les cadres de l’Église officielle. Elles s’accordaient à reconnaître l’autorité souveraine des Saintes Écritures, et les grands faits surnaturels auxquels les Écritures rendent témoignage et que confessait l’Église dans ses liturgies.
La situation, toutefois, ne tarda pas à changer. Les deux tendances s’accentuèrent chacune dans son propre sens ; les directions qu’elles suivaient devinrent de plus en plus divergentes ; un jour vint où l’opposition entre elles fut si radicale et si complète, que tout accord fut reconnu impossible.
Deux faits, de nature fort diverse, contribuèrent ensemble à amener ce résultat. Ce fut d’abord le mouvement religieux, connu sous le nom de Réveil, et qui, après avoir commencé en Suisse vers 1820, se communiqua à la France, où il fortifia puissamment la première des tendances que nous signalions tout à l’heure. Ce fut ensuite le mouvement théologique, provoqué vers 1850, par la Revue de Strasbourg, et qui, s’inspirant des travaux de la critique d’outre-Rhin, entraîna dans des voies toutes nouvelles l’école dont Samuel Vincent avait été le chef.
Je n’ai pas à raconter ici l’histoire du Réveil. Je me borne à constater l’influence que ce mouvement exerça sur les deux tendances qui se dessinaient alors au sein de l’Église protestante.
Les hommes du Réveil insistaient surtout, dans leur prédication, sur l’impuissance absolue de l’homme à se sauver par ses propres efforts, sur la nécessité de l’expiation sanglante de la croix, sur la justification par la foi produisant la sanctification de la vie, sur la nouvelle naissance et la conversion individuelle. Toutes ces doctrines, quoique toujours professées en théories par l’Église nationale, étaient tellement négligées et méconnues dans la pratique, qu’elles parurent des nouveautés étranges aux pasteurs comme aux troupeaux. Ce qui parut plus nouveau encore, c’était le zèle missionnaire des apôtres du Réveil, leur sainte passion du salut des âmes et l’ardeur infatigable avec laquelle ils profitaient de toutes les circonstances pour annoncer l’Évangile. Les ardeurs de ce zèle contrastaient étrangement avec l’indolence des pasteurs officiels, qui, pour la plupart, dormaient du même sommeil que leurs troupeaux, et traitaient les nouveaux venus de fanatiques et de sectaires.
L’entente cependant était facile entre les hommes du Réveil et les représentants de la tendance orthodoxe. Les uns et les autres affirmaient les mêmes doctrines. Ce qui manquait aux orthodoxes c’était, avant tout, la vie religieuse, l’esprit de renoncement et de sacrifice, le zèle pour la conversion des âmes, c’est-à-dire les fruits des doctrines mêmes qu’ils prêchaient sans en comprendre la portée et sans les mettre en pratique. Aussi, presque tous se laissèrent-ils entraîner par le mouvement auquel ils avaient résisté tout d’abord.
L’accord était plus difficile avec les représentants de la tendance libérale. La prédication nouvelle n’était, à leurs yeux, qu’un ensemble de doctrines surannées, contraires à ce qu’ils appelaient l’esprit de l’Évangile, aussi bien qu’aux idées et aux aspirations de la société moderne. C’est avec eux que les hommes du Réveil durent surtout engager la lutte.
L’un des premiers épisodes de cette lutte fut la destitution d’Adolphe Monod par le Consistoire de Lyon.
Je n’ai pas à entrer dans les détails de cette pénible affaire. Je veux seulement signaler l’attitude prise par les deux parties, parce que cette attitude me paraît significative et propre à jeter du jour sur la situation où se trouvait l’Église réformée de France sous le régime de la loi de l’an X.
Adolphe Monod avait mis au service des doctrines du Réveil, l’autorité de sa vie exemplaire et les ressources de son incomparable éloquence. Il prêchait, avec toute l’ardeur d’un néophyte, la repentance, la conversion, le salut par la seule croix de Christ. En même temps, il avait protesté, avec une indignation dont il n’avait pas su contenir l’expression passionnée, contre la manière dont la sainte Cène était distribuée à tous, sans examen et sans restriction d’aucun genre, dans l’Église de Lyon et dans la plupart des autres Églises de France. Cette prédication et cette attitude produisirent dans le troupeau une agitation très vive, et parurent aux membres du Consistoire un véritable scandale. Une pétition qui demandait l’éloignement de M. Monod fut favorablement accueillie par la majorité de ce corps. Le pasteur contre lequel était dirigée cette pétition était accusé de troubler l’Église et d’avoir osé porter atteinte « à la plus belle, à la plus difficile, à la plus sainte des religions, la religion des bonnes œuvres dictées par la conscience. »
Le Consistoire invita M. Monod à donner sa démission. Celui-ci s’y refusa. Sa prédication, disait-il, était de tous points conforme à l’enseignement constant des Églises réformées, et, en particulier, aux doctrines de la confession de La Rochelle. Sa conduite pastorale était d’accord avec les règles de l’ancienne discipline qu’aucune décision ecclésiastique n’avait abrogées. « Je crois, ajoutait M. Monod, qu’il est impossible que les deux doctrines opposées restent en possession de la même Église, et qu’une séparation doit se faire. J’estime que la doctrine de la grâce est celle à laquelle appartient l’Église réformée de France avec toutes les institutions, comme aussi tous les secours qu’elle reçoit de l’Etat ; qu’elle est chez elle, qu’elle doit y rester, et que c’est à la doctrine des œuvres à sortir[a]. »
[a] Destitution d’Adolphe Monod ; récit inédit rédigé par lui-même, 1864, p. 119.
En ce qui concernait la question de la sainte Cène, Adolphe Monod invoquait à la fois le texte de l’ancienne discipline et celui de la loi de germinal, qui visait cette discipline et chargeait les consistoires de veiller à son maintien (art. VI et XX). « Là où les règles que je propose, disait-il, ne seraient pas observées, on violerait à la fois la Bible, la discipline ecclésiastique et la loi de l’Etat. »
La destitution d’Adolphe Monod n’en fut pas moins prononcée par le consistoire de Lyon. Dans la lettre adressée au ministre des cultes, pour lui notifier cette mesure et lui en demander la confirmation, le Consistoire s’exprimait en ces termes : « Nous n’entrerons pas et nous n’avons jamais voulu entrer dans des discussions théologiques qui ne sont pas de notre compétence. Nous ne condamnerons ni ne jugerons les opinions religieuses de M. Monod. Mais nous affirmons que ces opinions sont repoussées par la majorité de nos coreligionnaires ; qu’il n’y a plus de rapprochement possible ; que notre établissement religieux est inévitablement détruit, si ce pasteur réussit à se maintenir au milieu de nous. Nous sommes persuadés que lorsque le gouvernement a reconnu et réglé, par une loi, l’exercice du culte protestant en France, c’est le culte tel que l’entendaient et le suivaient les protestants de France, tel que nous l’avons entendu et suivi jusqu’ici nous-mêmes, et non les pratiques du seizième siècle, nécessaires peut-être à l’époque de la Réforme, mais incompatibles avec les mœurs et les idées actuelles, et tombées en désuétude, depuis dix générations, en France comme dans tous les pays protestants[b]. »
[b] Lettre de M. le past. Martin Paschoud. Revue chrétienne, 1864, p. 236.
Ainsi M. Monod et le consistoire de Lyon invoquaient également la loi de germinal ; et chacun le faisait avec quelque apparence de raison. Il est certain que le gouvernement, en signant les articles de 1802, avait entendu traiter avec une société religieuse ayant une foi et une discipline déterminées. La loi organique visait à plusieurs reprises cette foi et cette discipline ; elle réservait expressément à l’Etat le droit de connaître et de sanctionner les changements qui pourraient être apportés à l’une ou à l’autre (Art. IV et V). — Où se trouvaient consignés les articles de cette foi et les règles de cette discipline ? C’était là une question à laquelle il était moins facile de répondre. La confession de La Rochelle et la discipline de 1571, — cette double charte de l’ancienne Église réformée de France, — n’avaient jamais été abrogées ni remplacées d’une manière officielle. Elles pouvaient, à ce titre, être considérées comme demeurant la foi fondamentale de l’Église avec laquelle le gouvernement avait traité en 1802. C’était là le point de vue de M. Monod. Mais il est incontestable qu’à l’époque de la signature du Concordat, la confession et la discipline de La Rochelle étaient toutes deux tombées en désuétude, et que le gouvernement avait traité, non pas avec les protestants du seizième siècle, mais avec ceux du dix-neuvième. C’est l’argument qu’invoquait contre Adolphe Monod le Consistoire de Lyon ; et le ministre des cultes sembla donner raison au Consistoire, lorsque une ordonnance royale du 19 mars 1832 sanctionna la sentence de destitution prononcée le 15 avril 1831.
Il y avait donc, au fond de la situation, une fâcheuse équivoque. La faute en était à la loi de germinal, qui, tout en visant la doctrine et la discipline de l’Église réformée, ne disait point si cette doctrine et cette discipline étaient celles des articles de La Rochelle ou celles des liturgies et des usages qui avaient, depuis lors, prévalu dans l’Église. De là, la possibilité de deux interprétations contraires du texte de la loi : celle de M. Monod et celle du Consistoire de Lyon. Au point de vue strict du droit et de la logique, M. Monod avait parfaitement raison de considérer la doctrine orthodoxe qu’il prêchait, et la sévère discipline dont il invoquait les règles, comme chez elles dans l’Église concordataire constituée par la loi de l’an X. Mais à côté du droit strict, il y avait les faits et l’histoire des trente dernières années, qui donnaient tort au pasteur de Lyon. En fait, l’Église officielle appartenait aux deux tendances qui se partageaient alors le protestantisme français. Aucune des deux ne pouvait dire à l’autre :
La maison est à moi ; c’est à vous d’en sortir.
Aussi bien y avait-il encore, entre les deux tendances que le mouvement religieux du Réveil venait de mettre aux prises, un terrain commun et une entente possible. Des deux côtés, on s’accordait à reconnaître l’autorité divine des saintes Écritures ; des deux côtés, l’on admettait les grands faits surnaturels de l’histoire évangélique, tels que les rappelaient les liturgies en usage et les fêtes célébrées dans l’Église. Les chefs les plus autorisés du libéralisme d’alors, M. Athanase Coquerel père, M. Martin Paschoud et leurs amis, tout en repoussant le principe d’une confession de foi, retenaient, comme drapeau commun de l’Église, la Bible d’abord, les liturgies ensuite, et en particulier le Symbole des Apôtres que M. Martin Paschoud déclarait un jour, dans une circonstance solennelle, « être la seule confession de foi aujourd’hui régnante et faisant partie de nos institutions actuelles. »
[Ces paroles furent prononcées par M. Martin Paschoud en 1855, aux conférences pastorales de Paris (Voir le Lien du 28 avril 1855). Cette opinion était évidemment la sienne en 1835. Il devait l’abandonner plus tard.]
Les divergences entre les deux partis étaient graves sans doute : elles ne portaient pas seulement sur certaines questions de théologie dont la solution pouvait paraître indifférente à la vie religieuse ; elles portaient sur la doctrine du salut, sur la personne et sur l’œuvre de Jésus-Christ, autant de questions qui intéressent à un haut degré la vie chrétienne. Mais du moins, on avait en commun la foi au christianisme historique et surnaturel, le respect de la Bible et des liturgies. On se sentait encore de la même religion et de la même Église. On pouvait soutenir, avec quelque apparence de raison, ainsi que le faisaient les chefs du parti libéral, que chacune des deux tendances avait ses droits et sa raison d’être, que leur coexistence était nécessaire au développement de l’Église, comme est nécessaire, en politique, la coexistence de l’élément libéral et de l’élément conservateur. Le Synode officieux de 1848, et l’adresse qui fut envoyée en son nom aux Églises, montrèrent tout ce qu’il y avait encore d’affirmations et de principes communs entre les deux fractions du protestantisme français.
Il ne devait pas en être toujours ainsi.
Sous l’influence du mouvement théologique que j’ai signalé plus haut comme la seconde des causes qui modifièrent si profondément la situation de l’Église réformée, une double évolution s’accomplit au sein des deux partis en présence. Tandis que l’orthodoxie évangélique entrant dans des voies nouvelles de largeur et de progrès, abandonnait les formules vieillies de l’ancienne théologie pour ne s’attacher qu’aux grands faits et aux grandes doctrines en dehors desquels il n’y a plus de christianisme véritable, le libéralisme s’engageait dans la voie des négations audacieuses, et en arrivait peu à peu à rejeter le contenu essentiel et distinctif de l’Évangile.
Deux hommes de talent, MM. Schérer et Colani, dont le premier avait appartenu à la fraction la plus prononcée de l’école orthodoxe, furent les initiateurs de ce mouvement, dont sans doute ils ne mesurèrent pas d’abord toute la portée. M. Edmond Schérer avait été l’ami, le disciple et l’admirateur d’Alexandre Vinet. Il enseignait la théologie à l’école libre de l’Oratoire, à Genève, à côté de MM. Merle d’Aubigné et Gaussen. Mais, étant arrivé, sur la question de l’inspiration des saintes Écritures, à des opinions qui ne s’accordaient plus avec celles de ses collègues, il donna sa démission, quitta l’Église de l’Oratoire de Genève, et se retira à Strasbourg. Il y devint le collaborateur de M. Colani, qui venait de fonder, en 1850, une Revue de théologie dont l’influence devint bientôt très considérable sur le jeune clergé protestant en France.
Rien, au premier abord, ne fit pressentir l’attitude que la nouvelle Revue devait prendre plus tard. La plupart de ses rédacteurs, au nombre desquels se trouvait alors M. Ed. de Pressensé, étaient des hommes croyants et pieux, sincèrement attachés au christianisme surnaturel. Préoccupés des besoins nouveaux de la société contemporaine, ils voulaient affranchir la théologie du joug des anciennes formules, lui appliquer les méthodes rigoureuses de la critique, et trouver aux vérités évangéliques, dont ils prétendaient conserver le fond immuable, des formes nouvelles plus en harmonie avec l’état de la science et celui des esprits. Leur programme et leurs principes étaient à peu près les mêmes que ceux de l’école à la fois évangélique et libérale qui s’était fondée en Allemagne sous le nom d’école de la conciliation.
Mais l’esprit et les tendances de la Revue de Strasbourg ne tardèrent pas à se modifier d’une manière grave. Les hommes évangéliques qui lui avaient d’abord prêté leur concours se retirèrent peu à peu à mesure que ses principaux rédacteurs s’engageaient davantage dans la voie des négations systématiques. La Revue se fit de plus en plus l’écho de la critique négative d’outre-Rhin, et en particulier de la fameuse école de Tubingue qui, comme on le sait, renversait les fondements mêmes du christianisme, et prétendait expliquer l’apparition de l’Église chrétienne par les lois ordinaires de l’histoire et de l’esprit humain. La Revue de théologie en adoptait à la fois la méthode et les résultats, répudiait toute autre autorité que celle de la conscience et de la raison individuelles, et attaquait le caractère divin de la Bible en même temps que l’authenticité et la crédibilité des livres qui la composent. Toute autorité religieuse était dès lors refusée aux saintes Écritures. Au lieu d’être le document authentique d’une révélation positive et surnaturelle, elles n’étaient plus un recueil littéraire semblable à tout autre recueil, dans lequel, à côté de vérités sublimes et d’incomparables pages d’histoire, se rencontraient de grossières erreurs et d’absurdes légendes. Avec le fait de la révélation et l’autorité de la Bible disparaissaient aussi la divinité de la personne et de l’œuvre du Rédempteur. Jésus-Christ n’était plus le Fils de Dieu descendu sur la terre pour accomplir la rédemption de l’humanité déchue. C’était le premier des sages, le plus grand initiateur religieux de l’humanité. Il avait découvert, au fond de sa conscience, que Dieu est le Père de tous les hommes ; et il avait enseigné cette vérité à ses frères, en leur donnant en même temps le modèle d’une vie sans tâche, toute pénétrée par un double sentiment : l’amour de Dieu et l’amour des hommes. Plus de miracle dans sa vie, sinon ce miracle moral de la perfection humaine réalisée.
Une fois engagée sur cette pente, la nouvelle école ne pouvait s’arrêter là. En 1859, parut un livre de M. Pécaut, Le Christ et la conscience, dans lequel le procès était fait à la perfection morale et à la sainteté de Jésus. Après être descendu du trône divin où l’avaient placé les adorations de dix-huit siècles, Jésus-Christ était dépouillé de cette auréole de la sainteté parfaite qu’il avait jusque-là conservée ; il n’était plus qu’un homme ordinaire, sujet, comme les autres, à l’erreur et au péché. Ce livre, remarquable d’ailleurs par la manière dont il était écrit, produisit une vive et douloureuse impression au sein du public religieux. Mais les chefs les plus autorisés du libéralisme lui rendirent, soit dans la Revue de théologie, soit ailleurs, les hommages les plus empressés. Tout en faisant une part à la critique, et. en hésitant à suivre l’auteur jusqu’au bout de ses conclusions, ils donnaient à entendre qu’ils approuvaient sans réserve sa méthode, et qu’ils étaient d’accord avec lui sur l’ensemble de ses résultats. Ils ne répudiaient d’ailleurs, en aucune façon, la solidarité qui les avait unis jusqu’alors à M. Pécaut sur le terrain ecclésiastique.
En même temps, des écrivains de talent, M. Athanase Coquerel fils, MM. Albert Réville, Ernest Fontanés, et Théophile Bost, développaient, avec une grande franchise, dans nos Revues les plus répandues et dans des publications spéciales, les derniers résultats de la théologie libérale. Un style élégant et facile, une forme populaire, dégagée de tout appareil scientifique, assuraient à ces articles et à ces livres un grand nombre de lecteurs.
L’apparition du fameux livre de M. Renan, la Vie de Jésus, au printemps de 1863, permit de mesurer tout le chemin parcouru par l’école libérale depuis une dizaine d’années. On connaît l’esprit et les conclusions de cette œuvre malsaine, véritable contresens historique à la fois et littéraire, où Jésus nous apparaît tour à tour comme un « charmant rabbin » et comme « un géant sombre » comme un homme qui a eu recours pendant sa vie aux habiletés les moins avouables, et qui, après sa mort, a été mis au rang des dieux par les visions d’une hallucinée. Eh bien ! ce livre étrange, qui eut un si prodigieux succès de scandale, et qui causa à toutes les consciences chrétiennes — je devrais ajouter à toutes les consciences honnêtes, — une indignation si légitime, fut accueilli avec une faveur marquée par les représentants de l’opinion libérale. On vit un certain nombre de théologiens et de pasteurs appartenant à cette tendance prodiguer à M. Renan, dont ils affectaient de se dire les amis, les éloges les plus flatteurs, le féliciter d’avoir rendu un service signalé à la religion et à la science, se rallier à sa méthode, lui donner raison sur le fond des choses, et ne faire des réserves que sur certaines de ses conclusions.
Une pareille attitude ne pouvait manquer de produire chez tous les hommes qui, au sein de l’Église protestante, étaient demeurés attachés à la foi de leurs pères, une impression d’étonnement et de tristesse. On se demandait avec inquiétude ce que deviendrait l’Église, si ses conducteurs étaient les premiers à déserter la cause de l’Évangile, et à tendre la main d’association à ceux qui en étaient les ennemis déclarés. Tous les voiles étaient désormais déchirés ; la lumière se faisait sur une situation toute nouvelle et qui se dessinait toujours plus dans sa menaçante gravité. Ce n’étaient plus deux façons particulières d’interpréter certains dogmes ou certains faits de la Révélation, certains points d’histoire ou de théologie : c’étaient deux religions différentes, deux systèmes opposés, entre lesquels il fallait choisir : d’un côté, la religion du surnaturel, la religion de la grâce et de la liberté ; de l’autre, la religion de la nature, de la raison et de la conscience abandonnées à elles-mêmes, religion dans laquelle il n’y a plus de place pour le péché et pour la rédemption, pour la conversion et pour la prière. Ce qui était en cause, c’était le fond essentiel et distinctif de l’Évangile, ce qui en fait toute la puissance et l’efficacité religieuse : la personne et l’œuvre de Jésus-Christ. A cette question capitale, d’où toutes les autres dépendent, les deux écoles en présence apportaient des solutions directement contraires ; et la contradiction se retrouvait la même sur tous les grands problèmes qui ont dans tous les temps préoccupé l’âme humaine : Dieu, l’homme et le monde, la vie présente et la vie à venir.
Deux conceptions religieuses si opposées ne pouvaient se rencontrer dans la même Église sans qu’il en résultât, pour la conscience des fidèles, les froissements les plus douloureux. Il arrivait, par exemple, en certains endroits, que les affirmations les plus contradictoires étaient portées à la fois dans la même chaire. Les vérités fondamentales de la religion chrétienne étaient, de dimanche en dimanche, attaquées et défendues ; la divinité de Jésus-Christ, l’efficacité rédemptrice de sa mort, la réalité et la valeur religieuse de sa résurrection étaient proclamées et contestées tour à tour. Ailleurs, le pasteur niait dans le sermon ce qu’il affirmait dans la liturgie ; il attaquait, dans ses discours et dans ses écrits, les doctrines qu’il confessait au nom de l’Église et en son propre nom dans le Symbole des apôtres.
Que devenaient, au milieu de tout cela, l’édification des fidèles, l’autorité de l’Église, la paix des troupeaux et la dignité des pasteurs ?
M. Pécaut prononçait le mot de la situation, lorsqu’il écrivait, en 1864, à la fin d’une publication nouvelle qui avait pour titre : De l’avenir du théisme chrétien : « Parlons vrai. Nous sommes d’une autre Église que les plus modérés des orthodoxes chrétiens. L’opposition n’est pas tant dans les doctrines que dans la méthode, dans le principe général qui dirige tout. Entre ces deux tendances, dignes de respect l’une et l’autre, il n’y a nul moyen de s’entendre dans l’enceinte d’une même Église. » Et l’auteur adressait, en terminant, un éloquent appel à tous ceux qui, ayant cessé de croire au christianisme traditionnel, demeuraient encore dans les anciennes Églises. Il les conviait, au nom de la sincérité et de la dignité de leur conscience, à faire cesser cette situation équivoque, à quitter ces édifices en ruine et à fonder une Église nouvelle à qui appartiendrait certainement, pensait-il, l’avenir.
Cet appel ne fut pas entendu. Ce n’est pas que les chefs du parti libéral songeassent à contester la vérité des faits signalés par M. Pécaut. Ils reconnaissaient qu’une distance toujours plus grande les séparait de leurs frères orthodoxes. L’un d’eux avait écrit, quelque temps auparavant, dans le journal le Lien (29 octobre 1860), dont il était l’un des principaux rédacteurs : « Ce n’est pas un peu autrement, mais tout autrement que les orthodoxes, que nous entendons les questions de la Trinité, du péché originel, de l’expiation, de l’inspiration, et autres dogmes que l’on appelle fondamentaux. Nous en convenons très franchement et très volontiers. Mais ils n’en prétendraient pas moins demeurer dans l’Église, conserver le droit d’y prêcher et d’y enseigner, et s’efforcer enfin, en usant de tous les moyens d’influence qu’elle mettait entre leurs mains, de la transformer à leur propre image. C’était là, pensaient-ils, lui rendre le plus grand des services, lui témoigner, de la manière la plus efficace, leur attachement et leur zèle, et marcher sur les traces des réformateurs en s’inspirant de leur esprit, pour continuer leur œuvre[c].
[c] C’est pour atteindre plus sûrement ce but que fut fondée à Paris, en 1860, l’Union protestante libérale, destinée à diriger et centraliser les efforts du libéralisme.
La majorité de l’Église ne pensait pas ainsi ; elle ne pouvait reconnaître à des pasteurs qui tenaient d’elle leur mandat et qui parlaient en son nom, le droit d’attaquer et de détruire dans les âmes les croyances qu’elle avait toujours professées. La situation dès lors devenait trop tendue pour se prolonger longtemps sans qu’un éclat vînt à se produire. « La crise est imminente, » avait dit M. Pécaut, dans le livre que nous citions tout à l’heure : Et M. Pécaut avait raison. La crise éclata en effet, à Paris, en cette même année 1864, à l’occasion de la suffragance de M. le pasteur Martin Paschoud.
Depuis plusieurs années déjà, M. Martin Paschoud avait dû, pour des raisons de santé, prendre un suffragant. Il avait choisi M. Athanase Coquerel fils. Le conseil presbytéral de Paris, dont la majorité représentait une tendance et des doctrines qui n’étaient pas celles de M. Coquerel, ne l’avait accepté comme suffragant que pour une période limitée, fixée d’abord à trois ans, puis à deux ans. Il avait tenu à exprimer par là ses réserves, et à décliner tout engagement définitif pour l’avenir. Or, le mandat de M. Coquerel, renouvelé pour la dernière fois en décembre 1861, devait être renouvelé de nouveau en décembre 1863. Dès le mois de novembre, M. le pasteur Martin avait adressé au Conseil une demande à ce sujet. Cette demande fut renvoyée par le Conseil à une commission spéciale, composée de sept membres, qui présenta son rapport dans la séance du 5 février 1864. Ce rapport, rédigé avec une intention évidente de modération et d’impartialité, commençait par rendre hommage au caractère, au talent, au zèle pastoral de M. Athanase Coquerel fils. Il rappelait ensuite la situation critique faite à l’Église protestante par les attaques violentes dont la foi chrétienne avait été en ces derniers temps l’objet, attaques dont s’étaient faits solidaires des hommes portant le titre et exerçant les fonctions de pasteur. En face de cette situation, M. Coquerel fils paraissait à la commission « ne s’être pas toujours fait une juste idée de son rôle, et n’avoir tenu suffisamment compte ni des croyances religieuses de l’Église, ni des droits du Conseil presbytéral. » Les représentants les plus avancés de l’école radicale étaient, de la part de M. Coquerel, l’objet d’une sympathie chaleureuse bien propre à éveiller la sollicitude du Conseil. Tandis qu’il déclarait se séparer entièrement de l’orthodoxie sur les questions les plus capitales[d], M. Coquerel prodiguait à M. Renan et à son livre les éloges les plus compromettants, et donnait sa chaire à des hommes comme MM. Colani et Réville, qui faisaient profession de ne pas croire au surnaturel.
[d] Le rapport citait l’article du 29 octobre 1860, déjà mentionné plus haut.
En second lieu, le rapport reprochait à M. Coquerel son attitude hostile envers le Conseil presbytéral de qui il tenait son mandat, et l’approbation ouverte, l’appui efficace donnés par lui à l’Union protestante libérale, qui s’était récemment fondée pour organiser la lutte contre les corps constitués de l’Église de Paris.
La commission, toutefois, ne se prononçait pas sur la question de savoir s’il y avait lieu de renouveler la suffragance de M. Coquerel fils. Elle s’en remettait sur ce point à la sagesse du Conseil.
La discussion du rapport de la commission fut ajournée au 19 février. Dans la séance de ce jour, le Conseil entendit la lecture d’une réponse écrite dans laquelle, sans contester les faits allégués par la commission et sans rien rétracter de ce qu’il avait dit ou écrit, M. Coquerel s’efforçait d’écarter les interprétations et les conclusions du rapport, et demandait au Conseil de l’accepter, tel qu’il était, et à titre définitif, comme suffragant de M. Martin Paschoud. On lut aussi, à la même séance, un mémoire envoyé par M. Martin Paschoud lui-même, et destiné à appuyer, en la justifiant, la demande de M. Coquerel. Après cette double lecture et la longue et sérieuse discussion qui la suivit, la décision finale fut encore ajournée. Ce ne fut que dans la séance du 26 février, que le Conseil presbytéral de Paris décida, à la majorité de 12 voix contre 3, que la suffragance de M. Coquerel fils ne serait pas renouvelée.
Quelques jours après, dans une Communication adressée aux fidèles de l’Église réformée de Paris, le Conseil presbytéral exposait les faits tels qu’ils s’étaient passés et expliquait les motifs de la décision qui avait été prise.
« M. le pasteur Coquerel, disait-il en terminant, « est libre de professer ses croyances et de réunir autour de lui ceux qui les partagent. Mais notre conscience ne nous permet pas de l’autoriser à les propager en notre nom et sous nos auspices. Nous sommes profondément convaincus qu’elles ne sont conformes ni aux enseignements de la Parole de Dieu, ni aux doctrines de l’Église chrétienne universelle, ni à la foi de nos pères, ni à celle du très grand nombre des fidèles de notre Église[e]. »
[e] Communication du Conseil presbytéral aux fidèles, etc. Espérance du 18 mars 1864, p. 100.
Dans sa séance du 1er avril, le Consistoire de Paris confirma la décision prise le 26 février par le Conseil presbytéral. Le Consistoire déclarait que le Conseil presbytéral « s’était judicieusement et fermement acquitté de son devoir envers l’Église protestante en veillant au maintien de la foi sur laquelle cette Église est fondée. Car toute Église, ajoutait-il, est essentiellement une association de personnes unies par les mêmes croyances religieuses et qui les professent en commun… La liberté religieuse consiste à professer librement ses croyances personnelles, et à rallier dans une association religieuse les personnes qui les partagent, mais non à professer ces croyances au sein d’une société religieuse qui ne les partage point, et en lui contestant sa propre foi. Ce ne serait point là l’usage normal, mais l’abus anarchique de la liberté[f]. »
[f] Espérance du 8 avril 1864, p. 139.
La décision du Conseil presbytéral de Paris eut un immense retentissement. C’était une mesure hardie, et qui était de nature à soulever bien des orages. Le pasteur qu’elle frappait était un homme de talent, jouissant d’une légitime et universelle considération. La question du principe ne s’en trouvait que plus nettement posée, et devait donner lieu à d’ardentes controverses. Aussi l’acte du 26 février devint-il, dans la presse religieuse, l’occasion d’une polémique passionnée qui eut un retentissant écho dans la presse politique. Les journaux d’opinion libérale ouvrirent une véritable campagne contre le Conseil presbytéral de Paris. Ils provoquèrent des protestations individuelles et collectives dont ils remplirent toutes leurs colonnes. Le Consistoire de Nîmes donna l’exemple en publiant une délibération dans laquelle il infligeait un blâme motivé au Conseil presbytéral de Paris. Ces manifestations bruyantes en provoquèrent d’autres en sens contraire ; aux listes de protestations publiées par les feuilles libérales, les feuilles orthodoxes opposèrent des listes d’adhésion plus longues encore.
Deux choses méritent d’être relevées dans cette polémique : la façon dont la question était posée et les principaux arguments invoqués de part et d’autre pour et contre le Conseil presbytéral de Paris.
La question posée était essentiellement une question de fait, une question d’histoire et de droit ecclésiastique : l’Église réformée de France a-t-elle une doctrine et des corps constitués chargés de la faire respecter ? Mais à cette question de fait se rattachait une question de principe, plus générale et plus haute, qui pouvait se formuler ainsi : Qu’est-ce qu’une Église, et, en particulier, qu’est-ce qu’une Église protestante ? Est-ce une association d’hommes professant en commun certaines croyances, et se réunissant dans la célébration d’un même culte ? Ou bien est-ce une école ouverte à tous les enseignements, une libre arène où peuvent se rencontrer toutes les opinions, même les plus opposées et les plus contradictoires ?
Sur la première question, la question historique et légale, voici comment raisonnaient les adversaires du Conseil presbytéral de Paris.
« Les Conseils presbytéraux et les Consistoires sont incompétents, disaient-ils, en tout ce qui touche à l’enseignement du dogme. La loi les charge, il est vrai, de veiller au maintien de la liturgie et de la discipline, mais elle ne parle pas de la doctrine. Le seul mandat qu’elle leur confie, c’est de veiller à ce que les pasteurs ne donnent, dans leur conduite privée, aucun sujet de scandale, qu’ils lisent les liturgies et qu’ils se conforment, dans la célébration du culte, aux usages de l’Église. Quant aux opinions personnelles du pasteur sur les vérités et les faits exprimés par les liturgies, c’est l’affaire de sa conscience ; cela ne regarde que Dieu et lui ; ni les Conseils presbytéraux, ni les Consistoires n’ont le droit d’intervenir dans ce domaine réservé. »
« Et d’ailleurs, continuait-on, à supposer que les Conseils presbytéraux et les Consistoires fussent investis par la loi du mandat de veiller sur la doctrine, il leur serait impossible de le remplir. Où est, en effet, la doctrine de l’Église réformée de France ? Quel est le document qui en contient l’expression authentique et officielle ? Ce n’est pas assurément la confession de La Rochelle, puisqu’il n’est personne aujourd’hui qui en accepte tous les articles. A défaut de la confession de La Rochelle, invoquerait-on les liturgies et le Symbole des apôtres ? Mais il y a plusieurs éditions différentes de la liturgie, et aucune de ces éditions n’a le caractère officiel qui seul pourrait lui donner l’autorité nécessaire. Quant au Symbole des apôtres, ce n’est pas un document protestant, et parmi ses articles il en est plusieurs sur l’interprétation desquels on est loin d’être d’accord. Ainsi la loi manque aussi bien que le tribunal pour intenter des procès de doctrine.
Et cette loi qui n’existe point, il est impossible, en l’état actuel des institutions de notre Église, de la promulguer. Qui pourrait, en effet, se charger de réviser ou de remplacer la confession de La Rochelle, de rédiger, au nom de l’Église, un formulaire autorisé de sa foi ? Ce n’est pas tel ou tel consistoire, pas plus celui de Paris que tout autre. Un consistoire ne représenterait que lui-même, et ses définitions dogmatiques pourraient être contredites par les définitions d’un consistoire voisin. La diversité des doctrines est d’ailleurs un fait ancien au sein de l’Église réformée de France. Elle remonte au Concordat. Le premier consul a traité, non pas avec les protestants du seizième siècle, qui signaient, comme leurs pasteurs, la confession de La Rochelle et se soumettaient à la discipline, mais avec les protestants du dix-neuvième siècle, dont le plus grand nombre avaient abandonné depuis longtemps les dogmes et les coutumes d’autrefois. Les protestants libéraux sont donc chez eux, dans l’Église nationale, au même titre et avec les mêmes droits que les protestants orthodoxes. Les édifices du culte et le budget de l’Etat leur appartiennent aussi bien qu’à leurs frères. Ils ont droit à avoir des pasteurs qui les représentent, qui partagent leurs croyances et soient animés de leur esprit. Ce n’est que par un éclatant déni de justice que les corps ecclésiastiques, qui doivent représenter toute l’Église et non un parti dans l’Église, pourraient leur refuser ces pasteurs. »
A ces arguments des adversaires, qui ne laissaient pas d’avoir, il faut le reconnaître, quelque chose de spécieux, les défenseurs du Conseil presbytéral de Paris n’étaient pas embarrassés de répondre.
Ils revendiquaient d’abord, pour les conseils presbytéraux et les consistoires, au nom de la lettre comme de l’esprit de la loi, le droit de veiller à l’enseignement de la doctrine. « L’article 1er de l’arrêté ministériel du 20 mai 1853, servant de commentaire au décret du 26 mars 1852, charge les conseils presbytéraux de maintenir l’ordre et la discipline dans la paroisse. Or, il est évident qu’il serait contraire « à l’ordre et à la discipline » que les pasteurs vinssent attaquer du haut de la chaire les doctrines professées par la majorité de leurs auditeurs, et qui constituent, à leurs yeux, le fond essentiel et distinctif du christianisme.
L’article 6, du même arrêté, porte que les consistoires veillent « au maintien de la liturgie et de la discipline. » On ne saurait admettre que cet article signifie simplement, dans la pensée du législateur, que la liturgie doit être lue dans le service public et que les pasteurs ne doivent donner aucun sujet de scandale. Serait-ce « maintenir la liturgie » que de laisser attaquer et nier publiquement par les pasteurs, dans leurs sermons ou dans leurs livres, ce que les liturgies lues par eux chaque dimanche affirment et proclament comme la vérité ? Et quel plus grand scandale un pasteur pourrait-il donner à son troupeau, que de se mettre ainsi en contradiction avec lui-même, et de dire, avec le Symbole des apôtres : Je crois, alors qu’il ne croit pas en réalité. Veiller au maintien de la liturgie, cela veut dire évidemment : veiller au maintien de la doctrine exprimée par la liturgie et la faire respecter. Tout autre interprétation de la loi est inadmissible.
Prétendre que l’Église réformée de France n’a pas de doctrine n’est pas plus sérieux. La confession de La Rochelle n’était pas, il est vrai, en 1802 — et elle est moins encore aujourd’hui — dans tous ses articles, l’expression de la foi de nos Églises. Elle contient des affirmations et des formules qu’un certain nombre de protestants orthodoxes n’acceptent pas plus que les protestants libéraux. Mais dans son contenu essentiel, elles exprime les croyances qui étaient celles de l’Église au moment du Concordat et qui le sont encore maintenant. Elle reproduit les deux grandes affirmations au nom desquelles s’est faite la Réformation du seizième siècle : la divinité et l’autorité souveraine des saintes Écritures ; le salut par la foi en Jésus-Christ crucifié et ressuscité. Ces doctrines sont affirmées à chaque page de nos liturgies. Aussi longtemps que l’Église réformée de France n’aura pas répudié, par l’organe d’un synode général régulièrement assemblé, la foi exprimée par sa confession et par ses liturgies, cette foi demeurera la sienne, et l’on ne pourra enseigner en son nom rien qui lui soit contraire. »
Le conflit entre le Conseil presbytéral de Paris et M. Coquerel fils était à peu près le même que celui qui s’était élevé, trente ans auparavant, entre Adolphe Monod et le Consistoire de Lyon. Adolphe Monod invoquait, pour justifier son enseignement et sa conduite, la foi de l’Église et la loi de l’Etat. Le Conseil presbytéral de Paris invoquait contre M. Coquerel la même foi et la même loi. Seulement ce n’était plus à la confession de La Rochelle que l’on faisait appel. Cette confession était désormais hors de cause ; on reconnaissait des deux parts qu’elle était tombée en désuétude. Ce qui était en cause, c’était la foi au christianisme positif et surnaturel, aux grands faits et aux grandes doctrines en dehors desquelles il ne saurait y avoir ni religion ni Église chrétiennes. Ces faits et ces doctrines, les protestants libéraux de 1830 les acceptaient aussi bien que les protestants orthodoxes. Mais les libéraux n’étaient pas demeurés ce qu’ils étaient alors. Un grand nombre, il est vrai, restaient encore attachés au contenu essentiel et constitutif de l’Évangile ; mais quelques-uns allaient jusqu’à rompre ouvertement avec le christianisme surnaturel, pour mettre à sa place un théisme vague et impuissant, ou même je ne sais quel panthéisme mystique décoré du nom chrétien. Les premiers étaient certainement beaucoup plus près des orthodoxes que des seconds. Et pourtant, ils acceptaient l’alliance de ces derniers ; ils leur tendaient la main d’association, les reconnaissaient pour leurs chefs, recevaient d’eux leur mot d’ordre, et combattaient sous le même drapeau. M. Coquerel fils occupait entre ces deux fractions extrêmes du parti libéral une sorte de position intermédiaire. Ses opinions étaient beaucoup plus éloignées de l’orthodoxie que ne l’étaient celles de M. Coquerel père ; mais il allait moins loin que MM. Colani, Réville et Pécaut. Toutefois, quelle que fût la distance qui le séparait d’eux, il acceptait la solidarité de leurs opinions ; il louait leurs écrits, il leur ouvrait sa chère, et il ne laissait échapper aucune occasion de proclamer leur droit à être pasteurs dans l’Église réformée.
[Il nous serait facile de montrer, par de curieux rapprochements de textes, quel chemin avaient fait en quelques années les libéraux sur le double terrain des affirmations religieuses et des principes ecclésiastiques.
Au point de vue des doctrines, il nous suffirait d’opposer les écrits de MM. Athanase Coquerel fils, Albert Réville et Théophile Bost, à ceux de M. Athanase Coquerel père.
Au point de vue des principes ecclésiastiques, nous n’aurions qu’à opposer M. Martin Paschoud à lui-même. Le même pasteur qui, en 1864, criait à l’intolérance et à la persécution, parce que le Conseil presbytéral de Paris faisait à M. Coquerel fils un procès de doctrine, déclarait, en 1855, qu’un pasteur n’a pas le droit de tout dire, et que, pour prévenir les abus que pourrait entraîner la liberté illimitée de la chaire, ni la loi ni le tribunal ne faisaient défaut : « Le tribunal, disait-il, c’est chaque Consistoire dans son ressort. La loi, c’est l’ensemble de nos liturgies, et, pour plus de précision, le Symbole. des apôtres, seule confession de foi aujourd’hui régnante et faisant partie de nos institutions actuelles » (Lien du 28 avril 1855).]
Il y avait aussi des nuances diverses, et même assez tranchées, au sein du parti orthodoxe, depuis les rares partisans de la théopneustie, telle que l’entendait M. Gaussen, de Genève, jusqu’aux hommes qui partageaient les opinions théologiques de M. de Pressensé. Mais tous les membres du parti conservateur, qui prenaient à dessein le nom évangéliques, pour se distinguer de l’ancienne orthodoxie dont ils n’acceptaient pas toutes les formules, étaient unanimes à confesser les grands faits et les grandes doctrines de la révélation chrétienne. C’était, au fond, la question du surnaturel qui divisait les deux partis en présence. Or, il est évident que, sur ce terrain, le parti conservateur pouvait invoquer les liturgies actuelles de l’Église et le texte de la loi concordataire aussi bien que l’ancienne confession et l’ancienne discipline. Il avait pour lui la croyance des masses protestantes dans le présent, comme les traditions et la foi des pères et les glorieux souvenirs du passé.
Que si, de la question de fait nous passons à la question de principe, nous retrouvons entre les deux partis en présence la même divergence d’opinion. L’attitude des libéraux, sur ce point comme sur bien d’autres, s’était profondément modifiée dans l’intervalle des dernières années. En 1830, et même en 1848, ils reconnaissaient, avec Samuel Vincent, l’un de leurs anciens chefs, qu’une Église est une association de personnes qui professent les mêmes croyances et s’unissent dans la célébration d’un même culte ; ils ne songeaient point dès lors à contester que l’Église réformée de France, comme toute Église, reposait sur une foi positive, sur un certain ensemble de croyances et de principes communs qui en étaient à la fois la charte et le drapeau. En 1864, au contraire, ils prétendaient fonder l’Église sur l’unique base du libre examen, et en faire une arène ouverte à toutes les opinions. Le libre examen, c’était à leurs yeux tout le protestantisme. Prétendre, au sein d’une Église protestante, imposer une doctrine au nom d’un symbole, c’est faire, disaient-ils, acte de catholicisme, c’est renier le principe même de la Réformation. Chacun, dans une Église issue de la Réforme, doit se faire sa foi et l’enseigner sous sa propre responsabilité, sans que personne ait le droit d’exercer sur lui aucun contrôle. La diversité des opinions n’est-elle pas d’ailleurs la condition du développement et du progrès au sein de l’Église ?
A cela, les protestants évangéliques répondaient avec raison « qu’en de telles conditions l’Église devient impossible ; qu’une vie religieuse commune, et surtout un culte en commun, supposent la communauté de certaines croyances et de certains principes. Un royaume divisé contre lui-même, a dit Jésus-Christ, ne saurait subsister. Laisser se produire dans l’Église les opinions les plus contradictoires, ce serait en préparer la ruine à courte échéance. Sous prétexte de liberté de conscience, ce serait porter à la liberté de conscience la plus cruelle atteinte. Supposons, en effet, un homme qui croit en Jésus-Christ comme au Sauveur de son âme, et qui l’adore comme le Fils unique de Dieu. Supposons que cet homme entende attaquer du haut de la chaire, — dans le temple où il est venu chercher l’édification religieuse que l’Église promet à tous ses enfants, — ces grandes vérités qui font la consolation et la joie de sa vie, sa conscience ne sera-t-elle pas douloureusement froissée ? Et si cet homme est obligé, ou bien de se passer du culte public, ou bien d’entendre des paroles qui pour lui sont autant de blasphèmes, que devient, je vous prie, la liberté de sa conscience ? N’est-elle pas outrageusement méconnue ? Et n’est-ce pas d’ailleurs une question de conscience, n’est-ce pas un devoir absolu pour une Église qui croit d’empêcher qu’on ne prêche l’incrédulité en son nom et du haut de ses chaires ? Le pasteur qui s’engage au service d’une Église ne fait-il pas par cela même profession de partager sa foi, et ne promet-il pas de travailler à la répandre ? Il est libre de s’attacher à cette Église ou de lui refuser ses services. Mais ce que la loyauté et l’honneur lui défendent, c’est de travailler à détruire la foi de cette Église, en lui empruntant ses propres armes, je veux dire ses temples, ses chaires, son budget, l’autorité de son nom et du mandat qu’elle confère. Toutes les convictions doivent être libres, sans doute. Elles ont le droit de se propager librement ; mais non pas dans la même Église. Il y a place pour tous au grand soleil de la liberté ; mais il ne faut pas confondre le temple avec la place publique. Que ceux qui ne partagent plus la foi de l’Église fondent à côté d’elle une Église nouvelle, où pasteurs et troupeaux se trouvent en communion de pensées et de sentiments. Mais qu’on laisse ceux qui ont encore la foi de l’Église s’édifier ensemble selon les besoins de leur conscience et rester maîtres chez eux. »
Cette question de principe, à laquelle revenait au fond tout le débat, fut solennellement posée aux conférences pastorales de Paris (avril 1864). Dans les conférences générales, auxquelles prenaient part les représentants des Églises indépendantes avec ceux des deux Églises nationales, la question fut introduite par MM. les pasteurs Dhombres et Bersier, qui proposèrent à l’assemblée d’examiner « si l’existence de toute Église et les droits des fidèles ne sont pas compromis par la liberté illimitée de l’enseignement religieux ? » Après une discussion animée qui ne dura pas moins de trois séances, la conférence à une majorité très considérable, vota une déclaration rédigée par M. le pasteur Rognon et portant : « Que la libre expression, soit dans la chaire, soit par tout autre moyen public et officiel, des opinions dogmatiques des pasteurs, a pour limite légitime et nécessaire les croyances professées par la société religieuse à qui ces pasteurs doivent leur mandat. L’autorité que donne aux pasteurs leur ministère sacré réside tout entière dans la conformité de leurs enseignements aux déclarations des saintes Écritures, et en particulier aux dogmes fondamentaux de la divinité de Jésus-Christ et de la rédemption, que l’Église chrétienne universelle a toujours considérés comme notoirement contenus dans la Bible, et qui sont exprimés dans toutes les liturgies protestantes. C’est donc un abus de pouvoir et une tyrannie spirituelle que de profiter de la qualité de ministre de Jésus-Christ et d’une Église chrétienne, pour propager directement ou indirectement des doctrines contraires. »
[Les orateurs du parti libéral avaient formulé une contre-proposition dans laquelle il était dit « qu’il serait vain et dangereux de chercher l’unité sur le terrain de la dogmatique, attendu que l’Évangile de Jésus-Christ est essentiellement un principe de vie religieuse et morale. » En même temps, M. le professeur Jalabert, se faisant l’organe d’un groupe qui devait plus tard prendre le nom de centre-gauche, proposait à l’assemblée de déclarer « que les limites naturelles de l’enseignement religieux se trouvent dans la conscience de l’Église s’exprimant par l’organe de ses mandataires. » Ces deux propositions furent écartées par le fait de l’adoption de la proposition présentée par M. le pasteur Rognon (Lien du 16 avril 1864, p. 161 et 162).]
Dans les conférences spéciales auxquelles n’assistaient que les représentants des deux Églises unies à l’Etat, la même question fut posée sous une forme nouvelle par la proposition suivante de M. le professeur Pédézert :
« L’Église réformée de France a des doctrines positives et des corps officiels chargés de les faire respecter. »
C’était l’application particulière à l’Église réformée de France du principe général solennellement proclamé dans les conférences de la veille. L’auteur de la proposition en développa le texte dans un remarquable discours que nous regrettons de ne pouvoir reproduire. Dans la séance suivante, M. Guizot, reprenant et développant, pour la préciser davantage, la proposition de M. Pédézert, demandait à la conférence de voter une déclaration dont voici les passages les plus importants :
« Nous, pasteurs et anciens de l’Église réformée de France, profondément attristés et préoccupés de l’esprit de doute et de négation qui se manifeste depuis quelque temps quant aux bases fondamentales de la religion chrétienne, regardons comme un devoir impérieux envers Dieu, envers notre Seigneur Jésus-Christ et notre Église, d’exprimer hautement à ce sujet notre ferme et commune conviction.
Nous avons pleinement foi à l’action surnaturelle de Dieu dans le monde ; à l’inspiration divine et surnaturelle des Livres saints, ainsi qu’à leur autorité souveraine en matière religieuse ; à la divinité éternelle et à la naissance miraculeuse comme à la résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ, Dieu-homme, Sauveur et Rédempteur des hommes. Nous sommes convaincus que ces fondements de la religion chrétienne sont aussi les fondements de l’Église réformée, qui les a positivement reconnus comme tels dans toute sa liturgie, et qui en fait, avec l’Église universelle, dans le Symbole des apôtres, l’expression publique de sa foi. Nous ne saurions comprendre ce que serait une Église qui n’aurait pas de foi commune. et dans laquelle les croyances les plus diverses, et même les plus contraires, pourraient être indifféremment professées. L’Église réformée de France est une société religieuse ancienne et organisée : elle a des principes vitaux et des institutions historiques, et même en l’absence et dans l’attente de ses Synodes, elle a, dans ses Conseils presbytéraux et ses Consistoires, des pouvoirs légaux qui ont, aux termes des lois de l’Etat comme de sa propre discipline, le droit et le devoir de maintenir ces principes. »
Les membres de la gauche proposèrent au vote de la conférence une déclaration qui repoussait le principe des confessions de foi et reconnaissait à chacune des deux tendances qui se partageaient le protestantisme français les mêmes droits à faire partie de l’Église réformée, telle que l’avaient constituée la loi de l’an X et les décrets de 1852.
Enfin, M. le professeur Jalabert, fidèle à l’attitude qu’il avait déjà prise la veille, dans les conférences générales, proposa à l’assemblée de déclarer :
« Que l’Église réformée de France a des doctrines positives affirmées dans ses liturgies et exprimées dans l’adresse aux Églises émanée du Synode de 1848, seule représentation exacte et fidèle de la communion réformée au dix-neuvième siècle.
Et qu’il existe des Conseils presbytéraux et des Consistoires chargés de faire respecter ces doctrines, en ne procédant à des exclusions de pasteurs qu’en cas de nécessité absolue et d’évidence, sous l’autorité du Synode national périodique auquel doit toujours appartenir la décision définitive. »
Cette proposition de M. Jalabert mérite d’être remarquée. C’était le manifeste de l’ancien libéralisme, — celui qui restait encore attaché aux doctrines fondamentales du christianisme positif, — se séparant du libéralisme nouveau dont les négations audacieuses lui causaient de légitimes inquiétudes. La situation s’était modifiée depuis 1848. Ce que l’on était unanime à affirmer à cette époque, une partie de la gauche nouvelle ne l’affirmait déjà plus. La question du surnaturel divisait désormais en deux fractions distinctes l’ancien parti libéral, et la fraction conservatrice était de plus en plus débordée par l’autre. Il parut habile toutefois à quelques-uns des chefs de la gauche de se rallier à la proposition de M. Jalabert. C’est là ce qui empêcha la droite de l’assemblée de s’y rallier elle-même. La question était maintenant posée de telle sorte que la déclaration de 1848 devenait entièrement insuffisante : il fallait, pour rassurer les consciences alarmées, des affirmations plus précises et ne pouvant donner lieu à aucune équivoque. C’est ce que montra fort bien M. Guizot dans un discours qui décida du vote. La déclaration qu’il avait proposée fut adoptée par une majorité de 141 voix contre 23, sur 164 votants.
Si nous sommes entrés dans quelques détails à propos des conférences de Paris en 1864, c’est que ces conférences empruntaient aux circonstances une importance et une signification considérables. On était encore au milieu de l’agitation provoquée par la décision du 26 février. Sans entrer dans l’examen de la conduite du Conseil presbytéral de Paris, la majorité de la conférence avait sanctionné les principes qui l’avaient inspirée. La question si nettement posée par la mesure de rigueur dont M. Athanase Coquerel fils avait été l’objet se trouvait donc tranchée dans le sens de l’opinion conservatrice. Une imposante majorité de pasteurs et d’anciens avait déclaré que l’Église réformée de France avait une foi positive et des corps officiels chargés de la faire respecter. Une telle déclaration ne pouvait manquer d’avoir de sérieuses conséquences dans l’avenir.
La situation, d’ailleurs, se dessinait avec une netteté croissante. La séparation se faisait tous les jours davantage entre les deux fractions de l’Église. Je n’en veux pour preuve que la scission qui s’accomplit, au mois de juin de cette même année 1864, au sein de la conférence du Gard. Depuis leur origine, les conférences pastorales du Gard étaient fréquentées à la fois par les représentants du libéralisme et par ceux de l’orthodoxie. Mais la majorité, qui dans les conférences de Paris se trouvait du côté du parti orthodoxe, appartenait dans les conférences du Gard au parti libéral. Aussi, les libéraux se persuadaient-ils à eux-mêmes, en s’efforçant de persuader aux autres, que si le Nord était contre eux, ils avaient pour eux le Midi, et qu’en toute occasion, ils pouvaient avec confiance en appeler de Paris à Nîmes.
[C’est ce qu’ils ne manquaient jamais de faire ; et la conférence du Gard tenait à honneur de prendre, sur toutes les questions qui préoccupaient l’Église, des décisions contraires à celles des conférences de Paris.]
Depuis que les tendances négatives du libéralisme s’accentuaient davantage, les pasteurs et les laïques évangéliques s’étaient peu à peu retirés des conférences du Gard. Ils préféraient s’abstenir d’y paraître plutôt que de prendre part à des débats qui froissaient leur conscience et scandalisaient l’Église. Mais en 1864, la situation était si grave, les questions posées par la récente décision du Consistoire de Paris et par le vote des conférences d’avril étaient si solennelles, que les membres évangéliques des Églises du Midi résolurent de ne pas persévérer dans l’abstention dont ils s’étaient fait une règle. Ils se rendirent en grand nombre à Nîmes pour les conférences de juin. La majorité libérale n’avait pas compté sur un pareil concours. Elle craignit de se voir débordée et de perdre ainsi la revanche que le parti libéral s’était promis de prendre, après l’échec qu’il venait de subir à Paris.
Par une interprétation arbitraire, et à coup sûr fort peu libérale du règlement, — interprétation qui avait contre elle des précédents nombreux et incontestés, — le droit de vote fut refusé à tous les laïques qui ne faisaient pas partie du Consistoire de Nîmes, ainsi qu’aux pasteurs qui n’étaient pas inscrits comme membres souscripteurs de la Conférence. Les laïques privés ainsi du droit de vote quittèrent l’assemblée. Ils furent suivis par les pasteurs appartenant à la minorité évangélique, Réunis au nombre de 121 chez l’un des pasteurs de Nîmes, ils se constituèrent en Conférence nationale évangélique du Midi. Une commission, composée de sept membres, fut chargée de préparer un règlement qui devait être discuté et voté dans une nouvelle réunion indiquée pour le mois d’octobre suivant.
Il n’est pas inutile d’ajouter qu’avant la décision de la majorité qui avait provoqué la retraite des membres évangéliques de la conférence, M. le pasteur Jean Monod avait proposé à l’assemblée, — comme conclusion pratique du rapport qui venait d’être lu sur le Symbole des apôtres, — de déclarer « qu’elle acceptait ce Symbole, ainsi que l’ont fait les réformateurs, non comme le résumé complet de la foi de l’Église, mais comme exprimant, conformément aux saintes Écritures, certains faits de révélation inébranlables sur lesquels doit se baser l’enseignement religieux. » La majorité libérale de la conférence avait repoussé énergiquement cette proposition. Le Symbole des apôtres, disait-on, n’exprime point la foi protestante ; on est obligé de l’interpréter, de le traduire ; et chacun le fait à sa manière. Il vaut donc mieux s’en tenir « à l’Évangile interprété par la conscience. » — Ainsi, le parti libéral, qui, en 1855, considérait le Symbole des apôtres comme « la seule confession de foi actuellement régnante, » le désavouait formellement en 1864, et refusait de déclarer qu’il résume les faits surnaturels qui doivent servir de base à l’enseignement religieux. C’est que l’affirmation de ces faits par le Symbole des apôtres était précisément ce qui embarrassait les libéraux de 1864 ; quelques-uns d’entre eux en étaient venus à ne plus admettre ces faits tandis que ceux qui les admettaient encore tenaient à ne pas se séparer des premiers. Preuve nouvelle et bien significative de l’évolution qui s’était accomplie au sein du parti libéral et que nous avons déjà eu l’occasion de constater plus haut.
La rupture était consommée. Une nouvelle conférence s’était constituée à côté de l’ancienne. Au point où en étaient venues les choses, la sincérité des situations et la paix de l’Église avaient tout à y gagner.
La première réunion des conférences nationales évangéliques du Midi eut lieu à Alais, le 19 et le 20 octobre 1864. Environ cent soixante et dix pasteurs et anciens, appartenant presque tous aux Églises méridionales, y prirent part.
L’article III du règlement voté dans la première séance était une sorte de confession de foi, ou de déclaration de principes, à laquelle il fallait adhérer pour être membre de la conférence. Cet article était formulé de la manière suivante :
« La conférence est fondée sur la double base de la foi et de l’organisation de l’Église réformée. En conséquence, elle proclame, avec cette Église, la foi à la révélation surnaturelle de Dieu, contenue dans les livres inspirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, résumée dans le Symbole des apôtres, ayant son objet et son expression suprêmes en la personne de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme.
Elle affirme la nécessité, pour constituer une Église, de croyances communes et déterminées, et le droit et le devoir des laïques de participer à tout ce qui touche aux intérêts de l’Église. »
Le lendemain, dans une seconde séance, la conférence vota par acclamation la déclaration de la conférence de Paris. La lecture de cette déclaration fut accueillie par d’unanimes applaudissements. L’assemblée tout entière se leva. Sous l’empire d’un de ces sentiments profonds qui, à certaines heures, s’emparent des foules et font de toutes les âmes une seule âme, elle entonna d’une même voix cette strophe d’un de nos cantiques :
Gloire à Jésus-Christ, mon Sauveur,
Car en lui seul j’espère !
Heureux celui qui dans son cœur
L’adore et le révère !
Ce fut un moment solennel. Tous ceux qui se trouvaient là s’en souviennent encore. Quelqu’un s’écria : « Nous écrivons une page glorieuse de notre histoire ! », Et il disait vrai. C’était l’Église protestante qui reprenait conscience d’elle-même, et qui, en face des négations du jour, affirmait solennellement que la foi des pères vivait encore dans le cœur des enfants. Le protestantisme évangélique retrouvait son unité au pied de la croix ; il déclarait hautement que, dans le Midi comme dans le Nord, la grande majorité des Églises et de leurs conducteurs demeurait fermement attachée aux grandes vérités qui sont à la fois la folie et la puissance de l’Évangile.
En même temps qu’elle affirmait avec éclat la doctrine évangélique, la conférence d’Alais posait des principes ecclésiastiques d’une haute portée au milieu des circonstances où se trouvait l’Église réformée. Elle affirmait qu’« il n’y a point d’Église possible sans croyances communes et déterminées. »
Mais ce qui était peut-être plus grave et plus significatif encore que cette double affirmation, c’était le fait même de la séparation qui venait de s’accomplir.
Fonder une conférence évangélique, d’où se trouvaient exclus, par la déclaration de principes énoncée dans l’art. III du règlement, les représentants du parti libéral, c’était déclarer que l’on ne s’entendait plus suffisamment entre les deux partis pour débattre en commun des questions théologiques ou ecclésiastiques. Cela signifiait que le protestantisme officiel renfermait deux Églises opposées. Or, si ces deux Églises ne pouvaient déjà plus se rencontrer dans une conférence qui n’était, après tout, qu’une réunion de discussion, comment pourraient-elles se rencontrer longtemps encore dans les mêmes temples, aux pieds des mêmes chaires, à l’heure de l’adoration et du culte, et autour de la sainte table pour la célébration de la Cène du Seigneur ? La séparation morale était consommée. L’heure devait venir tôt ou tard où cette séparation passerait dans les faits ; car il y a une logique des situations à laquelle on ne saurait longtemps échapper. La question d’ailleurs cessait d’être une question ecclésiastique pour devenir une question religieuse, c’est-à-dire une question de conscience ; et les questions de cet ordre ne sont pas de celles qui peuvent définitivement s’ajourner.
L’année 1864, on le voit, marque une date importante dans l’histoire du protestantisme français. La décision prise par le conseil presbytéral de Paris ; le vote de la conférence d’avril qui en avait été la consécration solennelle quoique indirecte ; la scission accomplie au sein des conférences du Gard ; la fondation d’une conférence évangélique séparée, et les principes posés à Alais par cette nouvelle conférence ; tout cela constitue un ensemble de faits très significatif. La crise intérieure, qui depuis longtemps déjà agitait l’Église réformée, entrait dans une période aiguë. Elle se hâtait vers une solution que l’on pouvait désormais prévoir.
Les années suivantes, sans être aussi fécondes en événements considérables, virent se développer les conséquences des faits déjà accomplis, et la situation se dessiner toujours mieux.
En 1865, les élections triennales du mois de janvier eurent, à Paris, une célébrité exceptionnelle. Il s’agissait de réélire trois membres sortants qui appartenaient à la majorité évangélique du Conseil presbytéral. Parmi eux se trouvait M. Guizot, dont on n’a pas oublié le rôle considérable dans l’affaire de M. Coquerel fils, et aux conférences de Paris. A ces candidats, l’Union protestante libérale avait opposé les siens. Chaque parti déploya la plus grande activité pour assurer son triomphe à l’heure du vote. Dans une circulaire adressée, le 13 janvier, par le Conseil presbytéral aux fidèles, la question était posée dans ses véritables termes et dans toute sa religieuse gravité : « Il s’agit aujourd’hui, pour notre Église, de toute autre chose que d’une question de personnes : il s’agit de rester toujours ou de n’être plus chrétienne. »
La liste évangélique passa presque tout entière, et avec une centaine de voix de majorité, dès le premier tour de scrutin. M. Guizot seul ne fut pas réélu. Le parti libéral avait exploité contre lui certains actes de sa carrière politique, laquelle était entièrement hors de cause dans cette élection essentiellement religieuse. M. Guizot n’en passa pas moins, avec une faible majorité, il est vrai, à un second tour de scrutin. Les élections de 1865 vinrent donc sanctionner l’attitude énergique prise l’année précédente par le Conseil presbytéral de Paris, et, en particulier, sa mémorable décision du 26 février 1864.
Au mois d’avril suivant, dans les conférences pastorales de Paris, la question dogmatique, — la question du surnaturel, en particulier, — se posa de nouveau entre les deux partis. Le débat avait été nettement circonscrit par le rapport de M. le pasteur Matter : il s’agissait du fait de la résurrection de Jésus-Christ et de son importance au point de vue religieux et chrétien. M. de Pressensé proposait à la conférence de déclarer, conformément aux conclusions de ce rapport, « qu’il n’y a pas d’Église possible sans la foi explicite en la résurrection de Jésus-Christ. » De son côté, M. Athanase Coquerel fils, au nom des membres de la gauche, lut et proposa au vote de l’assemblée une déclaration portant « que, partagés entre eux sur la question historique, les signataires s’accordaient pleinement à distinguer de cette question le christianisme lui-même, et à fonder la démonstration simple et vivante de la foi sur l’accord de la parole sainte de Jésus-Christ avec les principes et les besoins de l’âme humaine. Cette déclaration, signée par cinquante-deux membres de la conférence, signifiait deux choses également graves. La première, qu’il y avait dans les rangs de la gauche des pasteurs et des anciens qui ne croyaient pas à la réalité historique de la résurrection de Jésus-Christ. La seconde, que ceux qui y croyaient encore considéraient ce fait comme sans importance, et estimaient que l’on peut parfaitement être chrétien sans y croire. La proposition de M. de Pressensé réunit 106 voix sur 170 votants.
La question du surnaturel était si bien le point vif du débat entre les deux fractions hostiles de l’Église réformée, qu’elle fut posée à la fois et dans les mêmes termes par les deux conférences du Midi. La conférence libérale, réunie à Nîmes au mois de juin, entendit un travail de M. le pasteur Cahous, sur les rapports du surnaturel avec la foi et la vie chrétiennes. Le rapporteur arrivait à cette conclusion, que la foi au surnaturel est absolument étrangère à la vie religieuse, et que la vie chrétienne peut s’en passer. — Quatre mois après, M. le professeur Bois présentait un rapport sur la valeur religieuse du surnaturel ; il y développait des conclusions contraires qui provoquaient l’approbation unanime et enthousiaste de l’assemblée.
Ainsi, le débat se concentrait toujours plus autour de cette question : Le christianisme est-il une révélation positive, un fait surnaturel, un grand miracle de l’histoire accompli par le libre et tout-puissant amour de Dieu pour le relèvement de l’humanité ? Ou bien n’est-ce qu’une doctrine morale et religieuse, d’une incomparable pureté, mais qui ne nous apprend rien que les lumières naturelles de l’homme ne suffisent à découvrir ?
A cette première question s’en ajoutait une seconde : Laquelle de ces deux conceptions du christianisme est celle que l’Église réformée de France professe et entend professer ? — On sentait qu’entre ces deux conceptions aucun accord sérieux et durable n’était possible ; que l’Église réformée de France devait choisir entre elles, et que se prononcer en faveur de l’une c’était nécessairement proscrire l’autre.
La situation continua à se dessiner pendant l’année 1866. Je ne mentionne que pour mémoire la mise à la retraite de M. le pasteur Martin Paschoud, bientôt suivie d’une destitution pure et simple prononcée par le Consistoire de Paris. Cette mesure, qui ne fut point sanctionnée par le gouvernement, ne produisit qu’une agitation stérile.
Une scission s’accomplit au sein des conférences de Paris, à l’exception de celle qui, deux ans auparavant, s’était faite au sein de la conférence du Gard. La proposition suivante fut présentée dès la première séance : « Les conférences reconnaissent comme base de leurs délibérations l’autorité souveraine des saintes Écritures en matière de foi, et le Symbole des apôtres comme résumé des faits miraculeux qui y sont contenus. » Cette proposition ayant été adoptée à une très grande majorité, la minorité se retira et se constitua en conférence distincte.
Dans la conférence libérale du Gard, réunie au mois de juin de la même année, la question de la résurrection de Jésus-Christ fut de nouveau discutée. Les conclusions du rapport, et certaines paroles prononcées au cours des débats qui suivirent, produisirent une vive et douloureuse émotion au sein des Églises. C’était la déclaration des cinquante-deux membres des conférences de Paris qui se reproduisait avec de singulières hardiesses de langage et avec l’adhésion d’une soixantaine de pasteurs[g].
[g] Voir le Lien et le Protestant libéral de juin 1866.
Mais le grand événement de l’année fut la résolution votée par la conférence évangélique du Midi, à propos des conditions religieuses de l’électorat. La législation de 1852 avait introduit le suffrage universel dans l’Église réformée. Or, le suffrage universel ne peut s’appliquer à des élections religieuses dans les mêmes conditions qu’aux élections politiques. On n’est pas membre d’une Église, comme on est citoyen d’une ville ou d’un pays, par le seul fait de la naissance. Il faut, pour faire partie d’une société religieuse, adhérer librement à la foi qu’elle professe et aux principes de son organisation. Ceux-là seulement qui, en vertu de cette libre adhésion, font partie de l’Église, peuvent participer par leur vote à l’administration de ses affaires intérieures. Il suit de là qu’il faut à l’électorat religieux des conditions religieuses. Ces conditions, c’est à l’Église elle-même, — et à elle seule, — qu’il appartient de les déterminer.
Le législateur de 1852 avait reconnu ce principe. Après avoir déterminé les conditions civiles de l’électorat paroissial, il avait laissé au Conseil central des Églises réformées le soin d’en indiquer, de concert avec les Consistoires, les conditions religieuses. C’est en s’en référant à l’avis de ce corps que le ministre des cultes, dans sa circulaire du 14 septembre 1852, prescrivait à « ceux qui voudraient jouir du droit électoral, de justifier qu’ils ont été admis dans l’Église, conformément aux règles établies, qu’ils participent aux exercices et aux obligations du culte, et, en cas de mariage, qu’ils ont reçu la bénédiction nuptiale protestante. »
Ces garanties étaient loin d’être suffisantes. L’admission dans l’Église et la bénédiction nuptiale protestante ne prouvaient absolument rien au point de vue des convictions religieuses et des principes ecclésiastiques de l’électeur. La fréquentation du culte, quoique plus significative à cet égard, était elle-même une garantie bien précaire dans les circonstances si graves où se trouvait l’Église réformée.
Les Consistoires, d’ailleurs, n’avaient pas été consultés en 1852 ; et l’Église n’avait pu, en l’absence des Synodes, se prononcer sur cette grave question avec l’autorité qui n’appartenait qu’à elle.
La nécessité de revenir sur ces conditions et de les déterminer d’une manière plus précise et plus efficace, se faisait universellement sentir dans les rangs du parti conservateur. Cette nécessité devait paraître plus impérieuse encore aux membres des conférences évangéliques du Midi. Elle était la conséquence logique du principe solennellement posé à Alais en 1864, savoir, « qu’une Église ne peut se constituer que sur la base de croyances communes et déterminées. » Ces croyances « communes et déterminées » que l’on veut conserver dans l’Église comme le seul fondement sur lequel elle puisse reposer, il faut que les électeurs y adhèrent. Dans une Église dont les conducteurs sont choisis par le suffrage de tous, il faut, pour que ces conducteurs soient évangéliques, que le corps électoral le soit aussi.
C’est sous l’empire de cette conviction que la conférence nationale évangélique du Midi, réunie à Valence au mois d’octobre 1866, mit la question de l’électorat religieux à son ordre du jour.
[Cette question avait déjà été discutée, quelques semaines auparavant, par les conférences fraternelles du Lot-et-Garonne. Le rapporteur, M. le pasteur Robin, après avoir démontré l’insuffisance des garanties religieuses stipulées par la législation existante, demandait que « tout électeur, appelé à exercer pour la première fois le droit de suffrage dans l’Église réformée, déclarât qu’il adhère aux principes et aux règles déterminés par elle. »]
M. le pasteur Abelous fut chargé de présenter le rapport. Il proposait d’ajouter aux conditions existantes une déclaration de l’électeur portant « qu’il adhère aux principes constitutifs de l’Église réformée, savoir, la Bible comme la Parole de Dieu et la règle unique de notre foi[h], et le Symbole des apôtres comme l’abrégé de ses divines révélations. »
[h] D’après une décision prise par le Synode officieux de 1848, l’électeur, avant d’être inscrit, devait déclarer « qu’il reconnaissait la Bible pour la Parole de Dieu et l’unique règle de sa foi. »
Les conclusions du rapport furent adoptées par la conférence, et il fut décidé, en outre, qu’un appel serait adressé en son nom aux Consistoires pour les inviter à mettre en pratique la règle nouvelle, dès les élections prochaines.
Le Consistoire de Caen fut le seul qui répondit à cette invitation. Par une délibération en date du 13 novembre 1866, il décida, à l’unanimité moins une voix, que, lors de l’inscription au registre paroissial comme au moment du vote, l’électeur serait appelé à répondre de vive voix à la question suivante : « Adhérez-vous à la foi évangélique, telle qu’elle est résumée dans le Symbole des apôtres ? Cet arrêté était exécutoire dans toutes les Églises du ressort, à partir du jour de sa publication.
[Dans une nouvelle séance, le 10 janvier 1867, le Consistoire de Caen, auquel quelques observations avaient été présentées, modifia son premier arrêté de la manière suivante : « Au moment de l’inscription au registre paroissial, l’électeur devra déclarer que, conformément à la liturgie de l’Église réformée de France, il adhère à la doctrine chrétienne révélée dans les livres sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament, et dont nous avons un abrégé dans la confession de foi qui commence par ces mots : Je crois en Dieu, etc. »]
La décision du Consistoire de Caen fut un événement presque aussi considérable que la non-réélection de M. Coquerel en 1864. Une ardente polémique s’engagea de nouveau à ce sujet dans la presse religieuse. Les organes du parti libéral protestèrent bruyamment contre ce qu’ils appelaient « la suppression du suffrage universel dans les Églises réformées de France. » Ils ne protestaient pas avec moins d’énergie contre l’illégalité de l’acte du Consistoire de Caen, prétendant que les attributions des Consistoires étant exclusivement administratives, ces corps n’avaient pas le droit de trancher les questions de foi et de discipline.
Les feuilles orthodoxes défendaient les principes posés par le Consistoire de Caen, et lui donnaient raison sur le fond des choses. Régler le suffrage universel, disaient-elles, ce n’est en aucune façon le supprimer. L’exercice d’un droit doit être toujours accompagné de certaines garanties. Il y a des incapacités religieuses comme il y a des incapacités politiques. Les libéraux de 1848 n’étaient-ils pas d’accord sur ce point avec les orthodoxes ? N’est-ce pas M. le pasteur Buisson, l’un des chefs les plus respectés du libéralisme d’alors, qui a prononcé ces remarquables paroles : « Le suffrage universel a besoin, plus que tout autre mode d’élection, d’être soigneusement réglé ? » Et le Synode officieux de 1848 dont la majorité était libérale, n’a-t-il pas pris la décision suivante : « Tout électeur, avant d’être inscrit, devra déclarer qu’il reconnaît la Bible pour la Parole de Dieu et l’unique règle de sa foi ? »
Sur la question de forme, la presse évangélique n’hésitait pas non plus à donner raison au Consistoire de Caen, et à défendre la légalité de sa décision. Elle soutenait, — avec raison, selon nous, — qu’en l’absence du Synode général, seul compétent pour promulguer des règlements d’une application générale, les Consistoires avaient le droit de prendre, et de rendre exécutoires dans toute l’étendue de leur ressort, toutes les mesures qu’ils jugeaient nécessaires au maintien de la liturgie et de la discipline que la loi les charge expressément de faire respecter.
Toutefois, les représentants du parti conservateur, d’accord sur la question de principes et sur la question de légalité, l’étaient beaucoup moins sur la question d’opportunité et de convenance. Tout en approuvant la décision du Consistoire de Caen, ils s’abstenaient de la proposer en exemple aux autres Consistoires évangéliques[i]. On sentait combien il était difficile d’arriver à un accord unanime et à une action commune des Consistoires. Pour éviter les inconvénients qui pourraient résulter de décisions consistoriales contradictoires, on conseillait d’attendre le rétablissement des synodes demandé depuis longtemps avec les plus vives instances par la fraction évangélique de l’Église, et de réserver au Synode général l’examen et la décision de la question électorale.
[i] C’est à peine si l’on peut citer deux Consistoires, celui d’Orpierre et celui de Jarnac, qui prirent une décision analogue à celle du Consistoire de Caen.
Cependant une certaine agitation s’était produite au sein de la consistoriale de Caen. Une pétition, revêtue de vingt-neuf signatures, fut adressée à M. le ministre des cultes, pour lui demander l’annulation de l’arrêté du Consistoire[j]. Une lettre ministérielle, en date du 26 mars 1867, prononça en effet l’annulation de cet arrêté comme contraire aux dispositions de la loi existante.
[j] Le ministre des cultes était alors M. Baroche.
Mais l’affaire n’en resta pas là. Le Consistoire de Caen en appela devant le Conseil d’Etat. La cause fut entendue en audience publique le 17 décembre 1869. Après les plaidoiries de M. Alfred Monod, avocat du Consistoire, et de M. Larnac, avocat des signataires de la protestation, M. le comte de Belbeuf, maître des requêtes, prit des conclusions tendant à établir l’incompétence du ministre et à faire annuler sa décision. « Une délibération de consistoire portant sur une question d’ordre purement religieux ne peut en aucun cas, disait M. de Belbeuf, être cassée par le ministre des cultes. Si une délibération de ce genre paraît contraire aux lois établies ou à la liberté des consciences, c’est au Conseil d’Etat seul qu’il appartient d’en connaître et de prononcer, s’il y a lieu, l’annulation. Conformément à ces conclusions, le Conseil d’Etat présenta à l’approbation de l’Empereur un décret annulant, pour cause d’excès de pouvoirs, la décision ministérielle du 26 mars 1867.
Les conclusions de M. de Belbeuf et les considérants du décret étaient également remarquables. Le principe de l’autonomie de l’Église, en tout ce qui touche aux questions de foi et de discipline intérieure, y était solennellement proclamé. Le gouvernement déclarait, en particulier, que « la détermination des justifications et des garanties religieuses à exiger des citoyens qui prétendaient être admis à l’exercice du culte et aux droits électoraux reste en dehors des attributions du pouvoir civil. » Il reconnaissait aussi que l’Église réformée de France a une foi et une discipline déterminées, antérieures à la loi de germinal et aux décrets de 1852, lesquels les ont visées et sanctionnées l’une et l’autre.
C’était pour l’orthodoxie une victoire importante que cette reconnaissance officielle des principes qu’elle avait toujours défendus. Mais au point de vue pratique, la décision du Conseil d’Etat ne pouvait trancher la question. A supposer même que les consistoires eussent le droit de déterminer les garanties religieuses à exiger des électeurs, — droit que le Conseil d’Etat n’avait pas formellement reconnu, — la difficulté subsistait tout entière. Ce que le Consistoire de Caen avait décidé dans un sens, un autre consistoire pouvait le décider dans un autre ; et l’on arrivait ainsi au désordre organisé. Pour éviter ce résultat, il fallait une mesure générale, applicable à l’Église tout entière, et il n’appartenait qu’au Synode général, seule représentation légitime de toutes les Églises, de prendre une mesure de ce genre.
C’est ainsi que la question électorale ramenait à la question synodale, posée depuis longtemps déjà au sein de l’Église et dont la prompte solution devenait chaque jour plus urgente. La convocation d’un Synode général était, de l’avis de tous les esprits clairvoyants et vraiment libéraux, le seul moyen de sortir de la crise que traversait l’Église réformée de France. C’était à l’Église elle-même qu’il appartenait de déclarer, par l’organe de ses représentants régulièrement réunis en assemblée générale, ce qu’elle était et ce qu’elle prétendait rester ou devenir. C’était à elle qu’il appartenait de statuer sur la doctrine et sur la discipline, de confirmer, de réviser, ou de remplacer son ancienne confession de foi et son ancienne organisation ecclésiastique. Convoquer les grandes assises du protestantisme français, et lui remettre à lui-même le soin de ses propres destinées, c’était là, à coup sûr, le parti le plus sage et le plus libéral ; c’était l’unique moyen de résoudre toutes les questions pendantes, et d’asseoir enfin, sur des bases durables, au sein d’une Église pacifiée, l’ordre et la liberté.
C’est là ce que répétaient depuis longtemps les protestants orthodoxes qui ne cessaient de réclamer le rétablissement des synodes. Les protestants libéraux s’étaient d’abord unis à eux pour le demander aussi. Le principe de l’organisation synodale avait été solennellement proclamé par le Synode officieux de 1848. En 1854, la conférence du Gard, composée en grande majorité de pasteurs libéraux, après avoir entendu un rapport de M. le pasteur Hugues sur la situation ecclésiastique, prenait, à l’unanimité, la résolution suivante : « L’assemblée, reconnaissant qu’il est urgent d’arriver au complément de notre organisation ecclésiastique, prie instamment M. le ministre de l’instruction publique et des cultes de vouloir bien, aux termes de l’article XVII de la loi du 18 germinal an X, procéder à la répartition des consistoires en arrondissements synodaux, et mettre ledit article en exécution par la convocation des synodes[k]. Et nous pourrions citer plus d’un consistoire où dominait l’opinion libérale qui, vers la même époque, émit des vœux en faveur du rétablissement de l’organisation synodale. Mais, depuis lors, l’attitude du parti libéral s’était modifiée. Il commençait à craindre sans doute, que, si le Synode général se réunissait, la majorité de cette assemblée ne lui fût contraire ; et il redoutait les décisions que pourrait prendre cette majorité en matière de foi et de discipline. Aussi, tandis que les consistoires et les conférences évangéliques émettaient périodiquement des vœux en faveur du rétablissement des synodes, les consistoires et les conférences où les libéraux avaient la majorité, formulaient non moins périodiquement des vœux tout contraires. Quelques-uns de ces consistoires n’osaient pas, il est vrai, se prononcer contre le principe des institutions synodales, mais ils se prononçaient contre l’opportunité de leur rétablissement immédiat. Il fallait, disaient-ils, attendre des temps plus propices ; il fallait laisser se calmer l’agitation des esprits, et s’apaiser les luttes actuelles. — Ce qui revenait à dire, comme le faisait remarquer un spirituel écrivain, qu’il fallait attendre, pour appeler le juge, qu’il n’y eût plus de procès.
[k] Voir le Lien du 11 juin 1854.
Toutefois la majorité des consistoires, et même une majorité considérable, s’était prononcée pour le rétablissement de l’organisation synodale, et pour la convocation immédiate d’un synode général.
[Soixante consistoires sur cent cinq, parmi lesquels se trouvaient ceux des villes les plus considérables de France : Paris, Marseille, Lille, Toulouse, Nantes, etc. Beaucoup d’entre eux renouvelèrent jusqu’à trois et quatre fois l’expression de leurs vœux. Une vingtaine de consistoires seulement se prononcèrent formellement contre la réunion des synodes. Les autres ne délibérèrent pas sur cette question.]
En même temps, un membre laïque du Consistoire du Havre, M. F. de Connick, adressait au Sénat pétition sur pétition, pour réclamer le fonctionnement régulier des synodes d’arrondissement institués par l’article XVII de la loi de germinal. Deux premières pétitions avaient été, en 1862 et en 1863, écartées sans discussion. Une troisième fut plus heureuse en 1866. Elle fut l’objet, au sein de la haute assemblée, d’un rapport étendu et d’une discussion sérieuse. Contrairement aux conclusions du rapport et à l’opinion de M. Rouland, ancien ministre des cultes, qui intervint dans la discussion pour soutenir les réclamations de l’infatigable pétitionnaire, le Sénat passa à l’ordre du jour. C’était là un échec, sans doute. Mais la cause des synodes ne pouvait que gagner au retentissement d’une discussion de ce genre. La situation qui rendait nécessaire le rétablissement des synodes — et surtout la convocation d’un Synode général qui pût résoudre efficacement toutes les questions pendantes — était mieux connue. L’opinion du public éclairé et libéral devenait sympathique aux efforts de ceux qui revendiquaient pour l’Église réformée le droit de faire elle-même ses propres affaires, et la possession des antiques institutions qui seules pouvaient assurer son indépendance et son unité.
En 1867, la question synodale parut faire un nouveau pas vers sa solution. Les conférences évangéliques de Paris avaient nommé une commission de quatorze membres, — au nombre desquels se trouvait M. le professeur de Félice, alors doyen de la Faculté de Montauban, — chargée de réclamer auprès du gouvernement le rétablissement des synodes que demandait avec tant d’instances la majorité des consistoires de l’Église réformée. Cette commission sollicita et obtint une audience de l’Empereur. Elle en reçut le plus bienveillant accueil, avec la promesse de la prochaine convocation du synode général. La commission fut invitée à se concerter avec le ministre des cultes, sur les moyens d’exécution. Une entrevue eut lieu entre les membres de la commission et le ministre auquel fut adressé un mémoire étendu sur tout ce qui avait rapport à la question synodale. Ce mémoire dû à la plume de M. de Félice, traitait successivement la question de principe, la question d’opportunité, et celle des règles à suivre pour la formation du futur Synode général. Cette dernière question était la plus délicate. Le mémoire se prononçait pour l’observation combinée des règles de l’ancienne discipline des Églises réformées de France et des dispositions de la loi de l’an X. D’après l’ancienne discipline, chaque synode provincial envoyait au Synode général deux pasteurs et deux anciens. Or, la loi de germinal reconnaissait les synodes provinciaux, qu’elle appelait synodes d’arrondissement, et en réglait la composition et le fonctionnement. La voie la plus simple et la plus rationnelle, en même temps que la plus légale, était donc, aux yeux de la commission, de commencer par rétablir les synodes d’arrondissement, en répartissant les consistoires en circonscriptions synodales, conformément aux dispositions de l’article XVII de la loi de germinal. Cette répartition faite, chacun des vingt et un synodes d’arrondissement enverrait quatre délégués au synode général, conformément aux dispositions de l’ancienne discipline[l].
[l] Le texte de ce remarquable mémoire a été reproduit tout entier par le journal l’Espérance, année 1868, p. 547 et suiv.
La cause du rétablissement des synodes paraissait gagnée en principe, et l’on pouvait espérer venir à bout des difficultés de l’exécution en suivant la voie si sagement tracée dans le mémoire que nous venons de citer, lorsque surgirent de nouvelles complications qui vinrent tout ajourner et tout compromettre.
Depuis que le rétablissement des synodes paraissait certain, le parti libéral avait changé de tactique. Au lieu de protester contre la convocation du synode général, il demandait que les membres de ce synode fussent nommés par le suffrage universel direct ; il espérait ainsi y obtenir plus facilement la majorité. Le parti conservateur ne pouvait accepter un pareil mode d’élection, contraire à toutes les traditions anciennes, et que l’insuffisance des garanties religieuses exigées des électeurs par la législation existante rendait tout particulièrement dangereux. — En même temps, les protestants libéraux contestaient à l’avance l’autorité dogmatique du futur synode. Ils ne voulaient lui reconnaître que des attributions exclusivement administratives. Ce point de vue ne pouvait être admis par les protestants orthodoxes, qui avaient toujours considéré le Synode général comme compétent pour décider les questions de foi et de discipline. D’autre part, les conservateurs n’étaient pas entièrement d’accord entre eux sur le mode de formation du Synode général, ni sur les mesures qu’il devait prendre, une fois réuni.
De là l’embarras du gouvernement, qui, ne sachant à qui entendre, prenait le facile parti de ne rien faire.
Cependant la question synodale se posait de nouveau à propos de la question électorale et de l’affaire du Consistoire de Caen. Dans la mémorable séance du Conseil d’Etat où cette affaire fut discutée, le comte de Belbeuf reconnaissait le droit de l’Église réformée à être remise en possession de ses synodes. « La constitution de l’Église réformée en France, disait-il, ne date pas d’hier. Ce n’est ni du décret législatif du 26 mars 1852, ni même de la loi du 18 germinal an X, que procède son organisation. D’ailleurs, le magistrat politique qui a le droit de reconnaître un culte ne saurait lui imposer sa doctrine, sa discipline, sa hiérarchie. La loi de l’an X, traité d’alliance entre l’Etat et le protestantisme, n’a donc pu ni voulu innover. Elle a reconnu l’Église réformée comme communion chrétienne, avec ses conditions d’établissement préexistantes, avec les principes et les règles de son ancien gouvernement. La constitution de l’Église réformée, tracée de la main même de Calvin, a été déterminée par le premier synode national tenu à Paris, en 1559. Son organisation définitive date du synode national tenu à La Rochelle en 1571. Cette organisation est presbytérienne synodale… Le jour où le gouvernement reconnaîtrait l’opportunité de la convocation d’un synode national, l’Église réformée se retrouverait en possession de son ancienne et complète organisation. »
De telles paroles, prononcées en un tel lieu, étaient significatives. Elles montraient que le gouvernement, d’accord en cela avec la fraction évangélique du protestantisme français, voyait dans le Synode général le couronnement nécessaire des institutions de l’Église réformée. D’ailleurs, les difficultés croissantes de la situation et les embarras incessants que ces difficultés suscitaient au gouvernement lui faisaient désirer d’y mettre un terme, en donnant à l’Église par la convocation du Synode général, les moyens de les résoudre elle-même.
Tel était l’état des esprits, lorsque fut constitué, le 2 janvier 1870, le ministère libéral présidé par M. Emile Ollivier. Cette évolution de la politique impériale ne pouvait que profiter à la cause du Synode. Les hommes influents qui s’étaient faits, depuis plusieurs années, les avocats de cette cause renouvelèrent leurs instances auprès du nouveau cabinet, et obtinrent de lui la promesse formelle d’une prompte solution. Le décret de convocation était, dit-on, déjà rédigé et prêt à être signé, lorsqu’éclata la guerre funeste qui amena l’effondrement de l’Empire.
Il était réservé au gouvernement de la République d’accomplir enfin cet acte de justice si longtemps ajourné. Un décret en date du 29 novembre 1871, et portant la signature de M. Thiers, convoquait les synodes d’arrondissement, à l’effet de nommer des délégués au Synode général qui devait se réunir à Paris.
Conformément aux dispositions de la loi de germinal, visée par ce décret, cinq consistoires formaient une circonscription synodale ; chaque consistoire devait élire un pasteur et un laïque pour le représenter au Synode de sa circonscription. Les cent trois consistoires de l’Église réformée se trouvaient ainsi répartis en vingt et une circonscriptions synodales déterminées par un tableau annexé au décret. Chaque synode d’arrondissement devait envoyer au Synode général un nombre de délégués « fixé d’après le nombre des pasteurs de la circonscription, à raison d’un délégué par six pasteurs, et selon la progression suivante : deux délégués pour tout nombre de six à douze pasteurs ; trois délégués pour tout nombre de treize à dix-huit pasteurs, etc. »
La réunion des synodes particuliers eut lieu dans le courant du mois de mars 1872, et l’ouverture du Synode général fut fixée au jeudi 6 juin de la même année.
Le but poursuivi avec tant de persévérance par la fraction évangélique de l’Église réformée était donc atteint. Cette Église rentrait, après deux siècles, en possession de ses anciennes institutions et redevenait maîtresse de ses propres destinées.