Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.7

Le colportage – Samson à Berne – Samson à Bade – Le doyen de Bremgarten – Le jeune Henri Bullinger – Samson et le doyen – Combats intérieurs de Zwingle – Zwingle contre les indulgences – Samson renvoyé

L’occasion de déployer son zèle dans une vocation nouvelle ne se fit pas longtemps attendre. Samson, le fameux marchand d’indulgences, s’approchait alors à pas lents de Zurich. Ce misérable trafiquant était arrivé de Schwitz à Zoug le 20 septembre 1518, et y était resté trois jours. Une foule immense s’était rassemblée autour de lui. Les plus pauvres étaient les plus ardents, et empêchaient ainsi les riches de venir. Ce n’était pas le compte du moine ; aussi l’un de ses serviteurs se mit-il à crier à la populace : « Bonnes gens, ne vous pressez pas si fort ! Laissez venir ceux qui ont de l’argent ! Nous chercherons ensuite à contenter ceux qui n’en ont pas. » De Zoug Samson et sa bande se rendirent à Lucerne ; de Lucerne à Underwald ; puis, traversant des Alpes fertiles, de riches vallées, passant au pied des glaces éternelles de l’Oberland, et exposant dans ces sites, les plus beaux de la Suisse, leurs marchandises romaines, ils arrivèrent près de Berne. Le moine reçut d’abord défense d’entrer dans la ville ; mais il parvint enfin à s’y introduire, au moyen d’intelligences qu’il y entretenait, et étala dans l’église de Saint-Vincent. Là il se mit à crier plus fort que jamais : « Voici, disait-il aux riches, des indulgences sur parchemin pour une couronne. Voilà, disait-il aux pauvres, des absolutions sur papier ordinaire pour deux batz ! » Un jour, un chevalier célèbre, Jacques de Stein, se présenta à lui, caracolant sur un cheval gris pommelé ; le moine admirait fort le cheval. « Donnez-moi, dit le chevalier, une indulgence pour moi, pour ma troupe, forte de cinq cents hommes, pour tous mes vassaux de Belp et pour tous mes ancêtres ; je vous offre en échange mon cheval gris pommelé. » C’était demander beaucoup pour un cheval. Cependant, le coursier plaisait au franciscain. On tomba d’accord ; la bête entra dans l’écurie du moine, et toutes ces âmes furent déclarées par lui exemptes à jamais de l’enferl. Un autre jour, un bourgeois obtint de lui, pour treize florins, une indulgence en vertu de laquelle son confesseur était autorisé à l’absoudre, entre autres choses, de toute espèce de parjurem. On avait tant de respect pour Samson, que le conseiller de May, homme âgé et d’un esprit éclairé, ayant dit contre lui quelques mots, fut obligé de demander pardon au moine orgueilleux, en se mettant à genoux devant lui.

l – « Um einen Kuttgrowen Hengst. » (Anshelm V, 335, J. J. Hotting., Helv. K. Gesch., III, 29.)

m – « A quovis parjuro. » (Muller’s Reliq. IV, 403.)

C’était le dernier jour. Un son bruyant de cloches annonçait à Berne le départ du moine. Samson était dans l’église, debout sur les marches du grand autel. Le chanoine Henri Lupulus, autrefois maître de Zwingle, lui servait d’interprète. « Quand le loup et le renard se mettent ensemble en campagne, dit le chanoine Anshelm, en se tournant vers le schultheiss de Watteville, le plus sûr pour vous, gracieux seigneur, est de mettre promptement en sûreté vos brebis et vos oies. » Mais le moine se souciait peu de ces jugements, qui d’ailleurs ne parvenaient pas à ses oreilles : « Tombez à genoux, dit-il à la foule superstitieuse, récitez trois Pater, trois Ave Maria, et vos âmes seront immédiatement aussi pures qu’au moment de leur baptême. » Alors tout le peuple s’agenouilla. Puis, voulant se surpasser lui-même, Samson s’écria : « Je délivre des tourments du purgatoire et de l’enfer tous les esprits des Bernois trépassés, quels qu’aient été le genre et le lieu de leur mort ! » Ces bateleurs gardaient, comme ceux des foires, leur plus beau coup pour le dernier.

Samson s’achemina, chargé d’argent, vers Zurich, en traversant l’Argovie et Bade. A mesure qu’il avançait, le moine, dont l’apparence était si chétive en passant les Alpes, marchait avec plus d’éclat et d’orgueil. L’évêque de Constance, irrité de ce qu’il n’avait pas voulu faire légaliser par lui ses bulles, avait défendu à tous les curés de son diocèse de lui ouvrir leurs églises. A Bade, néanmoins, le curé n’osa s’opposer longtemps à son trafic. Le moine redoubla d’effronterie. Faisant, à la tête d’une procession, le tour du cimetière, il semblait fixer ses regards sur quelque objet dans l’air, tandis que ses acolytes chantaient l’hymne des morts, et, prétendant voir les âmes voler du cimetière dans le ciel, il s’écriait : « Ecce volant ! Voyez comme elles volent ! » Un jour, un homme de l’endroit se jette dans la tour de l’église, et monte au clocher ; bientôt une multitude de plumes blanches, voltigeant dans les airs, recouvre la procession étonnée : « Voyez comme elles volent ! » s’écriait le plaisant de Bade, en secouant un coussin du haut de la tour. Beaucoup de gens se mirent à riren. Samson, irrité, ne s’apaisa qu’en apprenant que cet homme avait quelquefois la tête dérangée. Il sortit de Bade tout honteux.

n – « Dessen viel luth gnug lachten. » (Bullinger, msc.)

Continuant sa route, il arriva, vers la fin de février 1519, à Bremgarten, où le schultheiss et le second curé de la ville, qui l’avaient vu à Bade, l’avaient supplié de se rendre. Personne n’avait, dans tout ce pays, plus de réputation que le doyen Bullinger, de Bremgarten. Cet homme, peu éclairé sur les erreurs de l’Église et sur la Parole de Dieu, mais ouvert, plein de zèle, éloquent, bienfaisant envers les pauvres, et prêt à rendre service aux petits, était aimé de tout le monde. Il avait dans sa jeunesse contracté une union de conscience avec une fille d’un conseiller de l’endroit. C’était la coutume de ceux d’entre les prêtres qui ne voulaient pas vivre dans la dissolution. Anna lui avait donné cinq fils, et cette nombreuse famille n’avait nullement diminué la considération dont le doyen jouissait. Il n’y avait pas dans toute la Suisse une maison plus hospitalière que la sienne. Grand ami de la chasse, on le voyait, entouré de dix ou douze chiens, et accompagné des seigneurs de Hallwyll, de l’abbé de Mury, des patriciens de Zurich, battre les campagnes et les forêts d’alentour. Il tenait table ouverte, et nul de ses convives n’était plus gai que lui. Lorsque les députés à la diète se rendaient à Bade, en passant par Bremgarten, ils ne manquaient pas de s’asseoir à la table du doyen. « Bullinger, disait-on, tient cour comme le plus puissant seigneur. »

Les étrangers remarquaient dans cette maison un enfant d’une figure intelligente. Henri, l’un des fils du doyen, avait, dès ses premières années, couru bien des périls. Un jour atteint de la peste, on allait le mettre en terre, quand quelques signes de vie rendirent la joie à ses parents. Un autre jour, un vagabond, l’ayant attiré par des caresses, l’enlevait à sa famille, lorsque des passants le reconnurent et le délivrèrent. A trois ans il savait déjà l’Oraison dominicale et le Symbole des apôtres, et, se glissant dans l’église, il montait dans la chaire de son père, s’y posait avec gravité, et disait de toutes les forces de sa voix : « Je crois en Dieu le Père, » et ce qui suit. A douze ans ses parents l’envoyèrent à l’école latine d’Emmeric, le cœur rempli de craintes ; car ces temps étaient dangereux pour un jeune garçon sans expérience. On voyait souvent des étudiants, si la règle d’une université leur paraissait trop sévère, quitter par troupes l’école, entraîner avec eux des enfants, et camper dans les bois, d’où ils envoyaient mendier les plus jeunes d’entre eux, ou bien se jetaient, les armes à la main, sur les passants, les dépouillaient, et consumaient ensuite dans la débauche le fruit de leurs rapines. Henri fut heureusement gardé du mal dans ces lieux éloignés. Comme Luther, il gagna sa vie en chantant devant les portes des maisons ; car son père voulait qu’il apprît à vivre de ses propres moyens. Il avait seize ans quand il ouvrit un Nouveau Testament. « J’y trouvai, dit-il, tout ce qui est nécessaire au salut de l’homme, et dès lors je m’attachai à ce principe, qu’il faut suivre uniquement la sainte Écriture, et rejeter toutes les additions humaines. Je n’en crois ni les Pères ni moi-même, mais j’explique l’Écriture par l’Écriture, sans rien ajouter et sans rien ôtero. » Dieu préparait ainsi ce jeune homme, qui devait un jour succéder à Zwingle. Il est l’auteur de la Chronique que nous citons souvent.

o – Bullinger, Ep. Franz’s Merkw.-Zuge, p. 19.)

Ce fut vers ce temps que Samson arriva à Bremgarten avec toute sa suite. Le courageux doyen, que cette petite armée italienne n’épouvantait pas, défendit au moine de débiter chez lui sa marchandise. Le schultheiss, le conseil de ville et le second pasteur, amis de Samson, étaient réunis dans une chambre de l’auberge où celui-ci était descendu, et entouraient, tout déconcertés, le moine impatient. Le doyen arriva. « Voici les bulles du Pape, lui dit le moine ; ouvrez votre église !

le doyen

Je ne permettrai pas qu’au moyen de lettres non authentiques (car l’évêque ne les a pas légalisées) on vide la bourse de mes paroissiens.

le moine

(d’un ton solennel) Le Pape est au-dessus de l’évêque. Je vous défends de priver votre troupeau d’une grâce si éclatante.

le doyen

Dût-il m’en coûter la vie, je n’ouvrirai pas mon église !

le moine

(avec indignation) Prêtre rebelle ! au nom de notre très saint seigneur le Pape, je prononce contre toi la grande excommunication, et je ne t’absoudrai pas que tu n’aies racheté, au prix de trois cents ducats, une hardiesse si inouïe…

le doyen

(tournant le dos et se retirant) Je saurai répondre devant mes juges légitimes ; quant à toi et à ton excommunication, je n’en ai que faire.

le moine

(hors de lui) Impudente bête ! je vais à Zurich, et là je porterai ma plainte devant les députés de la confédérationp.

p – « Du freche Bestie… etc. » (Bullinger, msc.)

le doyen

Je puis y paraître aussi bien que toi, et de ce pas je m’y rends. »

Pendant que ces choses se passaient à Bremgarten, Zwingle, qui voyait l’ennemi s’approcher peu à peu de lui, prêchait avec force contre les indulgencesq. Le vicaire Faber, de Constance, l’encourageait, lui promettant l’appui de l’évêquer. « Je sais, disait Samson, en marchant vers Zurich, que Zwingle parlera contre moi, mais je lui fermerai la bouche. » Zwingle sentait, en effet, trop vivement la douceur du pardon de Christ, pour ne pas attaquer l’indulgence de papier de ces hommes téméraires. Souvent il tremblait comme Luther à cause du péché, mais il trouvait dans le Sauveur la délivrance de ses craintes. Cet homme modeste, mais fort, avançait dans la connaissance de Dieu. « Lorsque Satan, disait-il, m’effraye, en me criant : Tu ne fais pas ceci ou cela, et pourtant Dieu le commande ! aussitôt la douce voix de l’Évangile me console, en me disant : Ce que tu ne peux faire (et certainement tu ne peux rien), Christ le fait et l’accomplit. Oui, continuait le pieux évangéliste, lorsque mon cœur est angoissé à cause de mon impuissance et de la faiblesse de ma chair, mon esprit se ranime à l’ouïe de cette joyeuse nouvelle : Christ est ton innocence ! Christ est ta justice ! Christ est ton salut ! Tu n’es rien, tu ne peux rien ! Christ est l’alpha et l’oméga ; Christ est la proue et la poupe ; Christ est tout ; il peut touts. Toutes les choses créées t’abandonneront et te tromperont ; mais Christ, l’Innocent et le Juste, te recevra, et te justifiera Oui, c’est lui, s’écriait Zwingle, qui est notre justice et celle de tous ceux qui paraîtront jamais comme justes devant le trône de Dieu !… »

q – « Ich prengete streng wider des Pabsts Ablass… » (Zw. Op., II, 1re partie, p. 7.)

r – « Und hat mich darin gestärkt : er welle mir mit aller ruw byston. » (Ibid.)

s – « Christus est innocentia tua, Christus est justitia et puritas tua, Christus est salus tua ; tu nihil es, tu nihil potes ; Christus est Α et Ω, Christus est prora et puppis ; Christus est omnia… » (Zw. Op., I, p. 207.)

En présence de telles vérités, les indulgences tombaient d’elles-mêmes ; aussi Zwingle ne craignit-il pas de les attaquer. « Aucun homme, disait-il, ne peut remettre les péchés. Christ seul, qui est vrai Dieu et vrai homme, en a le pouvoirt. Va, achète des indulgences ; mais sois certain que tu n’es nullement absous. Ceux qui pour de l’argent vendent la rémission des péchés sont les compagnons de Simon le Magicien, les amis de Balaam, et les ambassadeurs de Satan. »

t – « Nisi Christus Jesus, verus Deus et verus homo… » (Ibid., p. 412.)

Le doyen Bullinger, encore tout échauffé de sa conversation avec le moine, arriva avant lui à Zurich. Il venait porter plainte à la diète contre ce marchand déhonté et contre son trafic. Des envoyés de l’évêque s’y trouvaient pour le même motif. Il fit cause commune avec eux. Tous lui promirent de l’appuyer. L’esprit qui animait Zwingle soufflait sur cette ville. Le conseil d’État résolut de s’opposer à ce que le moine entrât dans Zurich. Samson était arrivé dans les faubourgs et descendu dans une auberge. Déjà il avait un pied à l’étrier pour faire son entrée, lorsque des députés du conseil vinrent, en lui offrant le vin d’honneur comme à un envoyé du Pape, lui annoncer qu’il pouvait se passer de paraître dans Zurich. « J’ai quelque chose à communiquer à la diète au nom de Sa Sainteté, » répliqua le moine. C’était une ruse. On résolut cependant de l’admettre ; mais comme il ne parla que de ses bulles, on le renvoya, après lui avoir fait retirer l’excommunication prononcée contre le doyen de Bremgarten. Il sortit plein de colère, et bientôt le Pape le rappela en Italie. Un char, traîné par trois chevaux et chargé de l’argent que ses mensonges avaient enlevé aux pauvres, le précédait sur ces chemins escarpés du Saint-Gothard qu’il avait traversés huit mois auparavant pauvre, sans apparence, et chargé seulement de quelques papiersu.

u – « Und führtmit Ihmcin threspendiger Schatz an gelt, den er armen lüthen abgelogen hat. » (Bullinger, msc.)

La diète helvétique montra alors plus de résolution que la diète germanique : c’est qu’il n’y siégeait pas des évêques et des cardinaux. Aussi le Pape, privé de ces soutiens, en agissait-il plus doucement avec la Suisse qu’avec l’Allemagne. Au reste, l’affaire des indulgences, qui joua un si grand rôle dans la réformation de l’Allemagne, n’est qu’un épisode dans la réformation suisse.

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