Ce qui est moralement mauvais peut être considéré sous plusieurs faces, à différents points de vue ; les multiples épithètes attachées au mal soulignent un aspect particulier sous lequel il se présente à nous.
Κακός et πονηρός se trouvent ensemble dans Apocalypse 16.2 ; ainsi que κακία et πονηρία dans 1 Corinthiens 5.8 ; les διαλογισμοὶ κακοί de Marc 7.21 répondent aux διαλογισμοὶ πονηροί de Matthieu 15.19. La distinction entre les deux deviendra plus manifeste lorsque nous aurons examiné πονηρός. Κακός est l’antithèse constante de ἀγαθός (Deutéronome 30.14 ; Psaumes 33.14 ; Romains 12.21 ; 2 Corinthiens 5.10 ; Cf. Platon, Rep. 10.608. e). Il s’oppose aussi, quoique moins souvent, à καλός (Genèse 24.50 ; 44.4 ; Hébreux 5.14 ; Plutarque Reg. Apoph. 20), et pointe vers les défauts et les manquements relatifs à des qualités qu’une chose devrait posséder pour être digne du nom qu’elle porte. Cela peut premièrement concerner une déficience matérielle ; par exemple κακὰ εἵματα (Homer. Od., 11.190), des vêtements usés ou en lambeaux ; une déficience professionnelle : κακὸς ἰατρός (Æschylus, Prom 5.573), un médecin dépourvu du savoir-faire propre aux gens de son métier ; κακὸς κριτής (Plutar. Rom. Apoph. 4) un juge incompétent. De même, dans l’Écriture, il s’emploie sans intention d’appréciation morale (Proverbes 20.17 ; Luc 16.25 ; Actes 28.5 ; Apocalypse 16.2). Mais c’est souvent l’inverse : κακὸς δοῦλος (Matthieu 24.48) est un serviteur manquant des traits de fidélité et de zèle qui devraient le caractériser ; cf. Proverbes 12.12 ; Jérémie 7.24 ; 1 Corinthiens 15.33 ; Colossiens 3.5 ; Philippiens 3.2
Par contre, le πονηρός fait le mal de manière active, il est ὁ δραστικὸς κακοῦ comme Ammonius l’appelle ; en Allemand « Bosewicht », marque cette distinction et Bèze écrit (Annott. in Matthieu 5.37) : « Significat πονηρός aliquid amplius quam κακός, nempe eum qui sit in omni scelere exercitatus, et ad injuriam cuivis inferendam totus comparatus ». D’après sa racine, πονηρός est ὁ παρέχων πόνους, celui qui trouble les autres.
[J. H. H. Schmidt pense que ce rapport entre πόνος et πονηρός n’est pas le bon, mais qu’il s’agit d’un phénomène qui pourrait s’appeler les tendances aristocratiques du langage, et qui se rencontre dans beaucoup de langues. Qu’est-ce qui marque le plus les rares oisifs appartenant à la noblesse quand ils considèrent le mode de vie de leurs pauvres semblables mais roturiers : le fait qu’ils sont toujours au travail, à la peine ; ce sont des πονηροί car leurs πόνοι n’ont pas de fin. Or un mot constamment appliqué à des pauvres, acquiert vite un sens négatif ; preuve en est le vilain, ou le manant, du moyen-âge.]
Πονηρία correspond à la cupiditas nocendi. Jeremy Taylor l’explicite ainsi : « l’aptitude à imaginer des coups tordus, à se réjouir des malheurs et des tragédies ; le goût de nuire au prochain, de lui rendre de mauvais services ; la manifestion habituelle de mauvaise humeur, de perversité, de mesquinerie dans les relations. » (Doctrine et pratique de la Repentance, 4.1). Dans πονηρός le côté actif du mal est bien plus affirmé que dans κακός, c’est pourquoi il fait constamment contraste avec χρηστός, le bon considéré dans son utilité (Isocrates, Or. 1.6.d ; 8.184 a ; Xenopho Mem. 2.6.20 ; Jérémie 24.2-3 ; il s’associe ainsi à ἄχρηστος, Démosthène, 1271). Si κακός équivaut à « mauvais, méchant », πονηρός peut se remplacer par « nuisible », « noxious », en Anglais, ou toxique au sens moderne. Le κακός peut se contenter de périr dans sa propre corruption, mais le πονηρός n’est satisfait qu’à condition d’entraîner les autres dans sa perte. « Ils ne dormiraient pas s’ils n’avaient pas fait le mal » (Proverbes 4.16). Nous savons, et nous serions plus heureux sans le savoir, ce qu’en Français on entend par « dépraver les femmes ». Autres exemples : ὄψον πονηρόν (Plutar., Sept. Sa Conv. 2) un plat avarié ; ᾄσματα πονηρά (Id., Quom. Adol. Poët., 4), de mauvais chants, tels que ceux qui souillent l’esprit de la jeunesse. Satan est par excellence ὁ πονηρός, car il est l’auteur de tout le mal qui est dans le monde (Matthieu 6.13 ; Éphésiens 6.16 ; cf. Luc 7.21 ; Actes 19.12) ; les bêtes nuisibles sont toujours appelées θηρία πονηρά par les Septante (Genèse 37.3 ; Ésaïe 35.9) ; on trouve bien une fois κακὰ θηρία dans le N. T. (Tite 1.12), mais ici le sens n’est pas tout à fait le même que plus haut ; — de même aussi l’œil qui fait le mal est ὀφθαλμὸς πονηρός (Marc 7.22 ; cf. Jean 3.19 ; 7.7 ; 17.15).
Mais, tandis qu’il en est ainsi de πονηρός, il y a des mots dans la plupart des langues qui envisagent le mal sous un autre aspect, et φαῦλος est du nombre, à savoir au point de vue de son manque total de valeur, de son impossibilité de jamais offrir quelque avantage. Ainsi nous avons en latin : « nequam » (directement opposé à « frugi ») et « nequilia » ; en français « vaurien » ; en anglais : « naughty » et « naughtiness » en allemand : « Taugenichts », « schlecht », « Schlechtigkeita » ; tandis que, d’un autre côté, « Tugend » (« taugend ») indique la vertu considérée comme utilité. Cette idée d’absence de valeur (worthlessness) est à la base de φαῦλος (que quelques-uns identifient avec l’anglais « faul », « foul »). En grec φαῦλος parcourt successivement le sens des mots : léger, instable, balloté çà et là par tout vent (voy. Donaldson, Cratylus, § 152 ; « synonymum ex levitate permutatum » Matthäi), petit, faible, (« schlecht » et « schlicht », en allemand ne sont que des orthographes différentes du même mot), médiocre, d’aucune valeur, mauvais ; mais l’idée de mauvais prédomine toujours avec le sens de sans valeur ; ainsi : φαύλη αὐλητρίς (Plato, Conv. 215 c), φαῦλος ζωγράφος (Plutar., De Adul. et Am. 6).
a – Graff (Alt-hochdeutsche Sprachschatz, p. 138) attribue également à « bose » (« böse ») un sens original de faible, petit, sans valeur.
Cela étant, l’antithèse permanente de φαῦλος est σπουδαῖος (Plato, Leg. 6.757 a ; 7.814, e ; Philo, De Merc. Mer. 1), puis des mots comme : χρηστός (Plutarch., De Aud. Poët. 4), καλός (Id. De Adul. et Am. 9), ἐπιεικὴς (Aristot., Ethic. Nic. 3.5, 3), ἀστεῖος (Plutarch., De Rep. Stoic. 12) ; tandis que ceux avec lesquels φαῦλος est communément associé sont : ἄχρηστος (Plato, Lysias, 304 b), εὐτελής (Id. Leg. 7.806 a), μοχθηρός (Id. Gorg. 486 b), ἄτοπος (Plutarch., De Aud. Poët. 12 ; Conj. Præc. 48), κοινός (Id. Prœc. San. 14), ἀκρατής (Id. Gryll. 8), ἀνόητος (Id. De Comm. not 11), ἄκαιρος (Id. Conj. Præc. 14).
Φαῦλος, dans le sens où le N. T. l’emploie, atteint ce dernier degré de signification ; les τὰ φαῦλα πράξαντες sont opposés aux τὰ ἀγαθὰ ποιήσαντες, et livrés comme tels à « la résurrection de la condamnation » (Jean 5.29 ; cf. Jean 3.20 ; Tite 2.8 ; Jacques 3.16 ; Arist., Ethic. Nic. 2.6, 18 ; Philo, De Abrah., 3). Nous avons ailleurs la même antithèse entre φαῦλα et ἀγαθά (Phalaris, Ep. 144 ; Plutarch., De Plac. Phil. 1, 8).