Il faut maintenant briefvement expédier la discipline de l’Eglise, de laquelle nous avons différé de traitter jusques yci. Or icelle dépend pour la pluspart de la puissance des clefs et de la jurisdiction spirituelle. Pour avoir facile intelligence de cela, divisons l’Eglise en deux estats : asçavoir, qu’elle contiene le Clergé et le peuple. J’use de ce mot de Clercs, pource qu’il est commun, combien qu’il soit impropre : par lequel j’enten ceux qui ont office et ministère en l’Eglise. Nous parlerons en premier lieu de la discipline commune à laquelle tous doyvent estre submis : puis nous viendrons au Clergé, lequel a sa discipline propre outre celle que nous avons dite. Mais pource que d’aucuns hayssent tant la discipline qu’ils en ont mesmes le nom en horreur, il est besoin de leur remonstrer leur faute. S’il n’y a nulle compagnie, ny mesmes nulle maison, quelque petite qu’elle soit, qui se puisse maintenir en son estat sans discipline, il est certain qu’il est beaucoup plus requis d’en avoir en l’Eglise, laquelle doit estre ordonnée mieux que nulle maison ny autre assemblée. Pourtant, comme la doctrine de nostre Seigneur Jésus est l’âme de l’Eglise : aussi la discipline est en icelle comme les nerfs sont en un corps, pour unir les membres et les tenir chacun en son lieu et en son ordre. Pourtant, tous ceux qui désirent que la discipline soit abatue, ou qui empeschent qu’elle ne soit remise au-dessus, soit qu’ils le facent à leur escient, ou par inconsidération, cherchent d’amener l’Eglise à une dissipation extrême. Car que sera-ce en la fin, s’il est loisible à chacun de vivre comme il voudra ? Or il y auroit une telle liberté, sinon qu’avec la prédication de la doctrine on use d’admonitions privées, de correction et autres aides, lesquelles sont pour tenir la main à la doctrine, à ce qu’elle ne soit point oisive. La discipline doncques est comme une bride pour retenir et donter ceux qui sont rebelles à la doctrine, et comme un esperon pour picquer ceux qui d’eux-mesmes sont tardifs et nonchalans : ou bien quelquesfois comme une verge paternelle, pour chastier doucement et avec mansuétude chrestienne, ceux qui ont failly plus griefvement. Ainsi, puis que nous voyons que l’Eglise s’en va déserte et désolée, s’il n’y a autre solicitude et moyen d’entretenir le peuple en l’obéissance de nostre Seigneur, la nécessité crie qu’on a mestier de remède. Or le remède unique est celuy que Jésus-Christ commande, et qui a esté tousjours en usage entre les fidèles.
Le premier fondement de la discipline est, que les admonitions privées ayent lieu : c’est-à-dire, que si quelqu’un ne fait point son devoir de bon gré, ou qu’il se desborde en insolence, ou qu’il ne vive pas honnestement, ou qu’il ait commis chose digne de répréhension, qu’il souffre d’estre admonesté, et qu’un chacun mette peine d’admonester ses prochains quand il en sera mestier : mais que sur tous les autres, les Pasteurs et Prestres veillent sur cela, d’autant que leur office est non-seulement de prescher en chaire, mais aussi admonester et exhorter en particulier par les maisons, ceux envers lesquels la doctrine générale n’aura point assez d’efficace : comme sainct Paul le monstre, quand il récite qu’il a enseigné les Ephésiens tant par les maisons comme en public, protestant qu’il est pur du sang de tous, d’autant qu’il n’a cessé d’admonester un chacun nuict et jour avec larmes Actes 20.20, 26, 31. Car lors la doctrine a sa plene authorité et produit son fruit, quand le ministre non-seulement déclaire à tous ensemble comment ils doyvent vivre, mais aussi a moyen et entrée d’inciter en particulier ceux lesquels il voit estre nonchalans, ou mal obéissans à la doctrine, et les soliciter à s’acquitter : Si quelqu’un rejette avec rébellion telles remonstrances, ou bien en persévérant à mal faire, monstre qu’il n’en tient conte après avoir esté pour la seconde fois admonesté en la présence de deux ou trois tesmoins, il doit, selon le commandement de Jésus-Christ, estre remis au jugement de l’Eglise, et là estre admonesté plus à bon escient par l’authorité publique, d’escouter l’Eglise, se submettre à icelle en humilité, et obéir. Si on n’en peut chevir par ce moyen, mais qu’il continue en sa meschanceté, lors on le doit exclurre et bannir de la compagnie des Chrestiens, comme contempteur de l’Eglise Matt. 18.15, 17.
Mais pource que Jésus-Christ en ce passage-là ne parle que des vices occultes et cachez, il nous faut mettre ceste distinction entre les péchez, qu’aucuns sont cachez, et les autres publiques ou notoires. Quant aux premiers, Jésus-Christ parlant à un chacun particulier dit. Argue celuy qui aura failly, entre toy et luy secrettement Matt. 18.15. De ceux qui sont notoires, sainct Paul dit à Timothée, Argue-le devant tous, afin que les autres craignent 1Tim. 5.20. Car Jésus-Christ avoit dit au paravant, Si ton frère a péché contre toy, ou envers toy : lequel mot on ne peut autrement exposer, que comme s’il disoit, Si quelqu’un a péché, et que tu le sçaches toy seul, sans qu’il y ait d’autres tesmoins. Ce que sainct Paul commande à Timothée, de rédarguer ceux qui auront fait faute manifeste, il l’a suyvy et gardé envers Pierre, Car pource que la faute d’iceluy estoit scandaleuse, il ne l’admonesta point à part, mais l’amena devant toute l’Eglise Gal. 2.14. Ceste façon de procéder sera droicte et légitime, si en corrigeant les fautes secrettes nous suyvons les degrez que Jésus-Christ a mis : et en corrigeant celles qui sont manifestes, nous venons du premier coup devant l’Eglise, mesmement si elles emportent scandale publique.
Il nous faut aussi avoir une autre distinction entre les péchez : c’est que les uns sont fautes moindres, et à pardonner plus facilement : les autres sont crimes, ou actes vileins et meschans. Pour corriger les crimes, il ne suffit point d’user d’admonition ou remonstrance, mais de remède plus sévère : comme sainct Paul le démonstre, quand non-seulement il reprend de parole l’inceste de Corinthe, mais le chastie par excommunication, estant bien informé du cas 1Cor. 5.4-5. Nous commençons doncques jà d’appercevoir plus clairement comment la jurisdiction spirituelle d’Eglise, laquelle selon la Parole de Dieu corrige les fautes, est une très-bonne aide pour la conservation de l’Eglise, fondement de l’ordre d’icelle, et lien d’unité. Parquoy l’Eglise, quand elle déboute de sa compagnie tous manifestes adultères, paillards, larrons, abuseurs, voleurs, rapineurs, homicides, séditieux, batteurs, noiseux, faux tesmoins et autres semblables : item, ceux qui n’auront pas commis crimes si énormes, mais ne se seront voulu amender de leurs fautes, et se seront monstrez rebelles : elle n’entreprend rien outre raison, mais seulement elle exécute la jurisdiction que Dieu luy a baillée. Et afin que nul ne mesprise un tel jugement de l’Eglise, ou estime petite chose d’estre condamné par la sentence des fidèles, le Seigneur a testifié que cela n’est autre chose qu’une déclaration de sa propre sentence : et que ce qu’ils auront prononcé en terre, sera ratifié au ciel Matt. 16.19 ; 18.18 ; Jean 20.23. Car ils ont la Parole de Dieu pour condamner les pervers, ils ont la mesme Parole pour recevoir à merci tous vrais repentans. Ceux qui pensent que les Eglises puissent longuement consister sans estre liées et conjoinctes par ceste discipline, s’abusent grandement, veu qu’il n’y a doute que nous ne nous pouvons passer du remède que le Seigneur a préveu nous estre nécessaire. Et de faict, l’utilité qui en vient monstre mieux quelle nécessité nous en avons.
Or il y a trois fins que l’Eglise regarde en ces corrections et en l’excommuniement. La première est, que gens de mauvais gouvernement ne soyent avec grand opprobre de Dieu contez au nombre des Chrestiens, comme si l’Eglise estoit un réceptacle de meschans et mal vivans. Car puis que l’Eglise est le corps de Christ Col. 1.24, elle ne peut estre contaminée par membres pourris, qu’une partie de la honte n’en reviene au Chef. Afin doncques qu’il n’y ait rien en l’Eglise dont le Nom de Dieu reçoyve quelque ignominie, il en faut déchasser tous ceux qui par leur turpitude diffament et déshonorent la Chrestienté. Il faut aussi avoir en cest endroict esgard à la Cène du Seigneur, qu’elle ne soit point profanée en la baillant indifféremment à tous. Car il est certain que celuy auquel la dispensation en est commise, s’il y admet quelqu’un lequel il en doyve et puisse repousser, est coulpable de sacrilège, comme s’il donnoit aux chiens le corps du Seigneur. Pourtant sainct Chrysostome se courrouce contre les Prestres, lesquels pour crainte des grans et des riches n’osoyent rejetter nul d’eux quand ils s’y présentoyent. Le sang, dit-il, en sera requis de vos mains : si vous craignez l’homme mortel, il se mocquera de vous : si vous craignez Dieu, les hommes mesmes vous auront en honneur. Que nous ne soyons point estonnez ne de sceptres, ne de diadème, ne de pourpre, nous avons yci une plus grande puissance. Quant à moy, je présenteray plustost mon corps à la mort, et souffriray que mon sang soit espandu plustost que d’estre participant de ceste pollution[q] Ezéch. 18.18 ; 33.8. Afin doncques que ce sainct mystère ne soit en opprobre, il est bien requis qu’on l’administre avec discrétion : laquelle requiert qu’il y ait jurisdiction en l’Eglise. La seconde fin est, que les bons ne soyent corrompus par la conversation des mauvais, comme il advient souventesfois. Car selon que nous sommes enclins à nous desvoyer, il ne nous est rien plus facile que de suyvre mauvais exemple. Ceste utilité a esté notée par l’Apostre, quand il commandoit aux Corinthiens de bannir de leur compagnie celuy qui avoit commis inceste : Un petit de levain, dit-il, aigrit toute la paste. Et mesmes le sainct Apostre voyoit un si grand danger en cela, qu’il défendoit aux bons toute compagnie et familiarité des meschans : Si celuy, dit-il, qui se renomme frère entre vous, est paillard, ou avaricieux, ou idolâtre : ou mal disant, ou yvrongne, ou rapineur, je ne vous permets point de manger avec luy 1Cor. 5.6, 11. La troisième fin est, que ceux qu’on chastie par excommunication, estans confus de leur honte se repentent, et par telle repentance vienent à amendement. Et ainsi il est expédient, mesmes pour leur salut, que leur meschanceté soit punie, afin qu’estans advertis par la verge de l’Eglise, ils recognoissent leurs fautes esquelles ils se nourrissent et endurcissent, quand on les traitte doucement. C’est ce que veut dire l’Apostre en ce qui s’ensuyt : Si quelqu’un n’obéit point à nostre doctrine, notez le : et ne vous meslez point avec luy, afin qu’il ait vergongne 2Thess. 3.14. Item en un autre passage, quand il dit qu’il a livré l’inceste de Corinthe à Satan, en perdition de la chair, afin que l’esprit fust sauvé au jour du Seigneur 1Cor. 5.5 : c’est à dire, selon mon advis, qu’il l’a chastié d’une condamnation temporelle, afin que l’esprit fust éternellement sauvé. Il nomme cela, Livrer à Satan : pource que hors l’Eglise le diable a son règne, comme Jésus-Christ en l’Eglise. Car ce qu’aucuns entendent cela de quelque certain torment temporel qui se faisoit par le diable, cela me semble advis fort incertain : mais plustost se doit ainsi entendre comme je di[r].
[q] Homil. in Matt. III
[r] August. De verb. Apost., serm. LXVIII.
Puis que nous avons ces trois fins, il reste de veoir comment c’est que l’Eglise exerce ceste partie de discipline, laquelle est située en jurisdiction. Pour le premier, il nous faut tousjours retenir ceste distinction que nous avons mise ci-dessus : asçavoir, qu’il y a d’aucuns péchez qui sont publiques, les autres sont plus occultes. Les péchez publiques, sont ceux qui ne sont pas seulement cognus à un ou à deux tesmoins, mais ont esté commis manifestement, et avec scandale de toute l’Eglise. J’appelle péchez occultes, non pas ceux qui sont du tout incognus des hommes, comme sont ceux des hypocrites (car ceux-là ne vienent point en la cognoissance de l’Eglise) mais ceux qui sont tellement secrets, que quelques-uns les cognoissent. La première espèce ne requiert point qu’on y procède par les degrez que Jésus-Christ met au chapitre XVIII de sainct Matthieu : mais quand il advient ainsi quelque scandale notoire, l’Eglise doit du premier coup faire son office en appelant le pécheur, et le corrigeant selon la mesure de sa faute. Quant aux péchez secrets, on ne les doit point attirer du premier coup à l’Eglise, sinon qu’il y ait coutumace et rébellion, que l’homme ne vueille point obéir aux remonstrances qu’on luy fait, selon ceste reigle. S’il ne veut point escouter, di-le à l’Eglise. Or quand on est venu jusques là, il faut lors observer l’autre distinction entre les crimes et fautes plus légères. Car ce n’est point raison d’user d’une mesme sévérité envers un délict moindre, qu’envers un crime : mais il suffit d’user de répréhension de paroles, voire douce et paternelle, laquelle ne soit pas pour rompre et aigrir le pécheur, mais le réduire à soy-mesme, afin qu’il se resjouisse plus d’estre corrigé, qu’il ne s’en contriste. Des crimes, il les faut chastier plus rudement. Car ce n’est point assez de corriger de paroles celuy qui a offensé l’Eglise par mauvais exemple : mais il mérite d’estre privé de la communion de la Cène, jusques à ce qu’il ait donné signe de repentance. Car sainct Paul n’use point seulement de répréhension de paroles contre le Corinthien, mais il le rejette de l’Eglise 1Cor. 5.5 : tançant les Corinthiens de ce qu’ils l’avoyent si long temps souffert. Ceste façon a esté tenue en l’Eglise ancienne ce pendant qu’il y avoit encores bon gouvernement. Car si quelqu’un avoit commis un crime dont il fust sorty scandale, premièrement on luy commandoit, de s’abstenir de la Cène, puis après de s’humilier devant Dieu, et testifier sa repentance devant l’Eglise. Et de faict, il y avoit certaines choses qu’on enjoignoit aux pénitens, pour estre signes de leur repentance. Quand le pécheur avoit ainsi satisfait à l’Eglise, on le recevoit en la communion avec imposition des mains. Laquelle réception est nommée souvent Paix par sainct Cyprien : comme quand il dit, Ceux qui ont commis quelque scandale, font pénitence pour le temps qui leur est ordonné : puis ils vienent faire confession de leur faute, et par imposition des mains de l’Evesque et du Clergé obtienent paix et communion[s]. Combien que l’Evesque avec le Clergé réconcilioit tellement les pécheurs à l’Eglise, que le consentement du peuple y estoit requis, comme il le dit en un autre lieu.
[s] Epist. II, lib. I ; epist. XIV, lib. III, et ejusdem lib. epist. XXVI.
Ceste discipline estoit tellement commune sans exemption de personne, que les Princes mesmes se submettoyent à icelle, comme les autres : et à bon droict, veu qu’ils sçavoyent qu’elle estoit de Christ, auquel c’est bien raison que tous sceptres et diadèmes des Roys soyent sujets. En ceste manière l’Empereur Théodose estant excommunié par sainct Ambroise, à cause du sang innocent espandu par son commandement, se desvestit de tous ses ornemens royaux, et pleura publiquement son péché en l’Eglise, combien qu’il l’eust commis à la suggestion d’aucuns et demanda pardon avec larmes et souspirs[t]. Ce fut un acte à luy digne de grand’louange : car les grans Roys ne doyvent point prendre cela à déshonneur de s’humilier et ployer le genouil devant Jésus-Christ leur Prince souverain, et ne leur doit point faire mal d’estre jugez de l’Eglise. Car comme ainsi soit qu’en leurs cours ils n’oyent rien que pures flatteries, il leur est trop plus que nécessaire d’estre corrigez de Dieu par la bouche des Pasteurs : mesmes ils doyvent désirer que leur Pasteur ne les espargne point, afin que Dieu les espargne. Je laisse yci à dire qui sont ceux qui doyvent exercer ceste jurisdiction, pource que j’en ay desjà traitté ailleurs : j’adjousteray toutesfois ce point à ce que j’en ay dit, que ceste est la procédure légitime à excommunier les pécheurs, que les Prestres ne le facent point seuls, mais avec le sceu et consentement de l’Eglise : en sorte que le commun peuple n’ait point la chose en main pour dominer et aller devant, mais qu’il en soit tesmoin, pour prendre garde que rien ne se face par convoitise désordonnée. Or en cela, outre l’invocation du nom de Dieu, il est requis d’user d’une gravité, laquelle démonstre la présence de Jésus-Christ, c’est-à-dire qu’on apperçoyve qu’il préside en cest acte.
[t] Ambrosus, lib. I, epist. III, In orat. funeb. Theod.
Toutesfois il ne nous faut point oublier que la sévérité de l’Eglise doit estre telle, que tousjours elle soit conjoincte avec douceur et humanité. Car ce danger est tousjours à éviter, comme sainct Paul commande, que celuy qu’on chastie ne soit englouty de tristesse 2Cor. 2.7. Car par ce moyen, du remède on en feroit une poison. Combien que la reigle de modération se pourra mieux prendre de la fin d’icelle. Car puis que l’excommunication tend à ce but, que le pécheur soit amené à repentance, et qu’on oste tous mauvais exemples, à ce que le nom de Jésus-Christ ne soit point blasphémé, et que les autres ne soyent induits à mal faire en les ensuyvant : si nous regardons à ces choses, il sera facile de juger jusques à où la sévérité doit procéder, et où elle doit superséder. Ainsi quand le pécheur donne tesmoignage de repentance à l’Eglise, et, par cela oste, entant qu’en luy est, le scandale et l’efface, il ne doit estre pressé plus outre. Que si on le presse, la rigueur passe mesure. Et en cest endroict on ne peut excuser que les Anciens n’ayent esté trop austères, veu que leur façon n’a pas esté accordante à la reigle du Seigneur, et estoit merveilleusement périlleuse. Car comme ainsi soit qu’ils privassent les pécheurs de la Cène, maintenant pour trois ans, quelquesfois pour sept, quelquesfois jusques à la mort, que s’en pouvoit-il ensuyvre sinon une grande hypocrisie, ou un désespoir extrême ? Semblablement, ce que nul auquel il fust advenu de tomber derechef, n’estoit admis à pénitence pour la seconde fois, mais estoit pour toute sa vie banny de l’Eglise, cela n’estoit ny utile ne raisonnable. Quiconque doncques estimera le tout avec bon jugement, cognoistra qu’ils ont esté mal conseillez. Combien qu’en cela je réprouve plus la coustume que je n’accuse tous ceux qui en ont usé : entre lesquels il est certain qu’il y en a eu ausquels cela a despleu, mais ils la supportoyent d’autant qu’ils ne la pouvoyent corriger. Certes sainct Cyprien déclaire comment il n’a point esté aspre ne rigoureux de son vouloir : Nostre patience, dit-il, et douceur et humanité est appareillée à tous ceux qui vienent. Je désire que tous rentrent en l’Eglise. Je désire que tous nos compagnons d’armes soyent dedans le camp de Jésus-Christ, et que tous nos frères soyent en la maison de Dieu nostre Père. Je remets toutes fautes : j’en dissimule beaucoup, et de zèle que j’ay de recueillir tous nos frères en un, je n’examine point à la rigueur les fautes mesmes qui sont commises contre Dieu : et ne s’en faut guères que moy-mesme ne pèche, en pardonnant les péchez plus facilement qu’il ne seroit de mestier. J’embrasse d’une dilection prompte et entière ceux qui retournent avec pénitence, et confessent leur péché avec satisfaction humble[u]. Sainct Chrysostome estoit un petit plus rude, néantmoins si parle-il ainsi : Puis que Dieu est tant bénin, pourquoy est-ce que son ministre veut estre veu austère ? Nous sçavons aussi de quelle gracieuseté sainct Augustin usa envers les Donatistes, tellement qu’il ne douta point de recevoir au degré d’Evesque ceux qui avoyent renoncé à leur erreur, mesmes tantost après leur conversion. Mais d’autant que la façon estoit au contraire, ces bons personnages ont esté contraints de se déporter de leur jugement propre, pour suyvre la coustume receue.
[u] Ad Cornelium, epist. III, lib. I.
Or comme ceste douceur et humanité est requise en tout le corps de l’Eglise, qu’on ne chastie point ceux qui auront failly, jusques au bout, mais par mesure et en douceur, et plustost, selon le précepte de sainct Paul, faire valoir charité envers eux 2Cor. 2.8, ainsi un chacun particulier en son endroict se doit accomoder à ceste mansuétude et humanité. Nous ne devons point doncques effacer du nombre des esleus les excommuniez, ou en désespérer comme s’ils estoyent desjà perdus. Bien est-il licite de les juger estrangers de l’Eglise, selon la reigle que j’ay mise ci-dessus : encores cela se doit faire pour le temps de leur séparation seulement. Et encores que nous appercevions en eux plus d’orgueil et d’obstination que d’humilité : si les devons-nous encores remettre en la main de Dieu, et recommander à sa bonté, espérans mieux pour le futur que nous n’y voyons de présent. Et pour plus briefvement parler, il ne nous faut point ; condamner à mort éternelle la personne qui est en la main d’un seul Dieu : mais nous devons estimer par la Loy de Dieu, quelles sont les œuvres d’un chacun. Quand nous suyvons ceste reigle, cela est plustost se tenir au jugement que Dieu nous a déclairé, que de mettre en avant le nostre. Il ne nous faut point entreprendre plus de licence à juger, sinon que nous vueillions limiter la vertu de Dieu, et assujetir à nostre fantasie sa miséricorde, à laquelle toutes fois et quantes qu’il semble bon, les plus meschans sont convertis en gens de bien, les estrangers sont receus en l’Eglise : à ce que l’opinion des hommes soit frustrée, et leur audace réprimée : laquelle ose tousjours s’attribuer plus qu’il n’appartient, si elle n’est corrigée.
Touchant de ce que Christ dit, que ce que les ministres de sa Parole auront lié ou deslié en terre, sera lié et deslié au ciel Matt. 18.18, en ces paroles il limite l’authorité de lier à la censure ecclésiastique : par laquelle ceux qui sont excommuniez, ne sont point jettez en ruine éternelle et en désespoir, mais seulement en ce que leur vie est condamnée, ils sont advertis que la damnation éternelle les attend, s’ils ne se repentent. Car c’est la différence qui est entre excommunication, et l’exécration que les Docteurs ecclésiastiques appellent Anathema : qu’en anathématizant un homme (ce qui ne se doit faire guères souvent, ou du tout point) on luy oste toute espérance de pardon, et le donneon au diable : en l’excommuniant, on punit plustost ses mœurs. Et combien qu’on punisse aussi sa personne, toutesfois cela se fait en telle sorte, qu’en luy dénonçant sa damnation future, on le retire en voye de salut. S’il obéit, l’Eglise est preste de le recevoir en amitié, et le faire participant de sa communion. Parquoy, combien qu’il ne soit point loisible, si nous voulons deuement observer la discipline ecclésiastique, de hanter privément, et avoir grande familiarité avec les excommuniez, néantmoins si nous devons nous efforcer, entant qu’en nous est, soit par exhortation et doctrine, soit par clémence et douceur, soit par nos prières envers Dieu, de faire qu’ils se réduisent en bonne voye, et estans réduits, revienent en la communion de l’Eglise : comme aussi l’Apostre nous enseigne. Ne les réputez point, dit-il, comme ennemis, mais reprenez-les comme frères 2Thess. 3.15. Il requiert aussi une telle mansuétude en toute l’Eglise, quant est de recevoir ceux qui monstrent quelque signe d’amendement. Car il ne veut point qu’elle exerce une sévérité trop rigoureuse, qu’elle procède estroitement jusques au bout, et soit comme inexorable : mais plustost qu’elle viene au-devant, et se présente volontairement à les recevoir, afin qu’ils ne soyent accablez de trop grande tristesse. Si ceste modération n’est diligemment gardée, il y a danger que de discipline nous ne tombions en une manière de géhenne, et que de correcteurs nous ne devenions bourreaux.
Il y a aussi un autre point qui appartient et bien requis à modérer la discipline comme il faut : asçavoir ce que sainct Augustin dit en disputant contre les Donatistes, Que si les particuliers apperçoyvent que les Prestres soyent aucunement négligens à corriger les vices, qu’il ne faut pas pourtant qu’ils se séparent de l’Eglise pour faire une sédition. Semblablement, si les Pasteurs ne peuvent purger et amender toutes les fautes qui sont en leurs peuples, comme ils le désireroyent, qu’ils ne doyvent pas pourtant quitter leur estat, ou troubler l’Eglise par une rigueur désespérée. Car ce qu’il dit est très-vray, asçavoir que quiconques corrige ce qu’il peut en le rédarguant, ou ce qu’il ne peut corriger, l’exclud sans rompre l’unité : ou ce qu’il ne peut exclurre sans faire dissention, le réprouve, et néantmoins le supporte, cestuy-là est libre de malédiction, et n’est point coulpable du mal[v]. Il rend la raison en un autre passage : c’est que la façon et reigle de maintenir bonne police en l’Eglise, doit tousjours regarder unité d’esprit en lien de paix. L’Apostre, dit-il, nous commande d’ainsi faire : et quand on fait autrement, le remède des chastimens non-seulement est superflu, mais aussi pernicieux, et par conséquent n’est plus remède[w] Eph. 4.2, 3. Puis il adjouste : Qui pensera diligemment en ces choses, il ne laissera point d’user de sévérité, combien qu’il vueille conserver l’union : et ne rompra point le lien de concorde, par estre intempérant en correction[x]. Il confesse bien que non seulement les Pasteurs doyvent mettre peine que l’Eglise soit purgée de tous vices : mais aussi que chacun en son endroict se doit efforcer de ce faire. Et ne dissimule pas que celuy qui ne tient conte d’admonester, arguer et corriger les mauvais, encores qu’il ne leur favorise point, et qu’il ne pèche point comme eux, est coulpable devant Dieu : adjoustant mesmes que celuy qui est en office publique, pouvant excommunier les mauvais, s’il ne le fait point, qu’il pèche à sa condamnation : seulement il veut que cela se face avec prudence, laquelle aussi nostre Seigneur requiert, asçavoir qu’on n’arrache point le bon grain avec l’yvroye Matt. 13.29. Finalement il conclud ainsi avec sainct Cyprien, lequel il allègue, Que l’homme doncques corrige en miséricorde ce qu’il peut : ce qu’il ne peut, qu’il le souffre en patience, et qu’il en gémisse avec dilection.
[v] Contra Parmenian, lib. II, cap. I.
[w] Lib. III, cap. I.
[x] Cap. II.
Or ce sainct personnage dit ces choses, à cause de la trop grande rigueur des Donatistes : lesquels voyans des vices en l’Eglise, que les Evesques reprenoyent bien de paroles, mais ne les punissoyent point par excommunication (d’autant qu’ils n’espéroyent d’y proufiter par ce moyen) crioyent contre les Evesques, les blasmans courageusement comme traistres de la discipline : et qui pis est, se séparoyent par schisme de la compagnie des fidèles : comme font aujourd’huy les Anabaptistes, qui ne pensent point qu’il y ait compagnie chrestienne, sinon où il apparoisse une perfection totalement Angélique. Et pour ceste cause, sous couverture de zèle, destruisent toute l’édification qui est en l’Eglise. Telle manière de gens, dit sainct Augustin, convoitent et appètent d’attirer à eux les povres peuples, ou bien les diviser, en les séduisant par leur apparence : non point par haine qu’ils ont des péchez des autres, mais par cupidité de leurs contentions, estans enflez d’orgueil, transportez d’obstination, cauteleux à calomnier, bouillans en sédition. Et afin qu’on n’apperçoyve qu’ils sont vuides de la lumière de vérité, ils se couvrent de l’ombre de sévérité et rigueur : et ce qui nous est commandé en l’Escriture de faire, pour corriger les vices de nos frères en gardant unité et dilection, et en usant de médecine douce, ils en abusent à faire schisme et division meschante en l’Eglise. Voylà comment Satan se transfigure en Ange de lumière, induisant les hommes à cruauté inhumaine sous ombre de les faire sévères : pource qu’il ne cherche autre chose que de rompre le lien de paix et union : et de faict, c’est le seul moyen qu’il a de nous mal faire[y] 2Cor. 11.14.
[y] Cap. I.
Toutes ces paroles sont de sainct Augustin : mais ayant dit toutes ces choses, il recommande singulièrement, que si tout un peuple est infecté d’un vice, comme d’une maladie contagieuse, qu’on modère la sévérité par miséricorde. Car de faire séparation, dit-il, c’est un mauvais conseil et pernicieux, et vient tousjours à meschante issue : d’autant que cela est plus pour troubler les bons qui sont infirmes, que pour corriger les meschans qui sont courageux en leur mal. Or le conseil qu’il donne là aux autres, luy-mesme l’a suyvy quand mestier estoit. Car en escrivant à Aurélius Evesque de Carthage[a], il se complaind bien de l’yvrongnerie qui régnoit alors fort en Afrique, comme ainsi soit que l’Escriture la condamne tant : et exhorte ledit Evesque d’assembler un Concile provincial, pour y mettre remède. Mais il adjouste conséquemment : Je croy bien, dit-il, que ces choses se doyvent oster non point avec une rigueur trop aspre, mais par bon moyen, en enseignant plustost qu’en commandant, en admonestant plus qu’en menaçant : car il y faut ainsi besongner quand un vice est commun en tout le peuple : mais il se doit exercer plus grande sévérité quand le nombre des pécheurs n’est pas si grand. Il n’entend pas toutesfois qu’un Evesque doyve dissimuler ou se taire, quand il ne peut punir les péchez communs, comme aussi il l’expose tantost après, mais il veut que la correction soit tellement modérée, qu’elle soit une médecine plustost qu’une poison. Pourtant au troisième livre contre Parménien, après avoir longtemps disputé de ce propos, il conclud ainsi : Il ne nous faut doncques nullement négliger le précepte de l’Apostre touchant de séparer les mauvais, quand cela se peut faire sans danger de trouble et sédition, comme aussi l’intention de l’Apostre a esté : et faut aussi adviser qu’en supportant l’un l’autre, nous mettions peine de garder unité[b] 1Cor. 5.7 ; Eph. 4.2.
[a] Epist. LXIV.
[b] Contra Parmenian., lib. III, cap. II.
L’autre partie de la discipline, laquelle ne consiste pas proprement en la puissance des clefs, est que les Pasteurs, selon la nécessité du temps, exhortent leurs peuples ou à jusnes, ou à prières solennelles, ou à autres exercices d’humilité et repentance : desquelles choses il n’y a point reigle certaine en la Parole de Dieu, d’autant qu’il les a voulu laisser au jugement de son Eglise. Toutesfois l’observation d’icelles, comme elle est utile, a esté tousjours prattiquée en l’Eglise ancienne, depuis le temps des Apostres : combien que les Apostres mesmes n’en ont pas esté les premiers autheurs, mais en ont eu l’exemple de la Loy et des Prophètes. Car nous voyons là, que quand il survenoit quelque chose, incontinent on assembloit le peuple, et luy dénonçoit-on qu’il priast Dieu avec jusnes Joël 2.15 ; Actes 13.2-3. Les Apostres doncques ont suyvy ce qu’ils sçavoyent n’estre point nouveau au peuple de Dieu, et prévoyoyent estre utile. Il y a une semblable raison de tous les autres moyens et exercices qui tendent à inciter le peuple à faire son devoir, ou à l’entretenir en obéissance. Nous en avons les exemples çà et là aux histoires, et n’est pas mestier d’en faire yci un recueil : mais voyci la somme de ce qu’il nous en faut tenir : Quand il advient quelque différent en la Chrestienté, qui tire grande conséquence ; quand il est question d’eslire un Ministre, ou quand il y a quelque affaire difficile ou de grande importance : ou bien quand il apparoist quelque signe de l’ire de Dieu, comme peste, guerre ou famine : c’est un ordre sainct et utile en tout temps, que les Pasteurs induisent leurs peuples à jusnes et prières extraordinaires. Si quelqu’un ne reçoit point les tesmoignages qui se peuvent amener du vieil Testament à ce propos, comme s’ils ne convenoyent point à l’Eglise chrestienne, il appert que les Apostres mesmes en ont ainsi fait. Combien que des prières, je ne pense point qu’il se trouve personne qui en face difficulté. Disons doncques quelque chose du jusne. Car plusieurs, d’autant qu’ils n’entendent point à quoy il est utile, ne pensent pas qu’il soit fort nécessaire : les autres, qui pis est, le rejettent comme du tout superflu. D’autre costé, quand on n’en cognoist pas bien l’usage, il est facile de tomber en superstition.
Le jusne sainct et droict regarde à trois fins : c’est asçavoir pour donter la chair, à ce qu’elle ne s’esgaye par trop : ou pour nous disposer à prières et oraisons, et autres méditations sainctes : ou pour estre tesmoignage de nostre humilité devant Dieu, quand nous voulons confesser nostre péché devant luy. La première fin n’a pas souvent lieu au jusne publique, d’autant que tous ne sont pas d’une mesme complexion n’en semblable disposition de leur santé : cela doncques convient plus au jusne particulier. La seconde fin est commune à l’un et à l’autre. Car toute l’Eglise a aussi bien mestier de se disposer par jusne à prier Dieu, qu’a un chacun particulier en son endroict. Autant en est-il de la troisième fin : car quelquesfois il adviendra que Dieu frappera tout un peuple par guerre, ou par peste, ou par quelque autre calamité : en ceste verge qui est commune à tous, c’est bien raison que tout le peuple se rende coulpable. Mais si Dieu chastie quelque particulier, cestuy-là doit recognoistre sa faute avec sa famille. Il est bien vray que ceste recognoissance gist principalement en l’affection du cœur : mais quand le cœur est touché comme il doit, il ne se peut faire qu’il ne se déclaire par tesmoignage extérieur : et principalement quand cela tourne en édification des autres : afin que tous ensemble en confessant leurs péchez, rendent louange à Dieu, et s’exhortent mutuellement par bon exemple.
Parquoy le jusne, quand il est signe d’humiliation, convient plus à tout un peuple en public, qu’il ne fait à un homme seul en privé : combien qu’il soit commun à l’un et à l’autre, comme nous avons dit. Et tant qu’il touche la discipline, de laquelle nous traitions à présent, toutes fois et quantes que nous avons à prier Dieu en commun de quelque chose d’importance, il seroit expédient de remonstrer qu’on jusnast. En ceste sorte quand les fidèles d’Antioche voulurent imposer les mains à Paul et à Barnabas afin de mieux recommander le ministère d’iceux à Dieu ils conjoignirent le jusne avec oraison Actes 13.3. En ceste manière aussi Paul et Barnabas, voulans ordonner Ministres par les Eglises, avoyent de coustume de jusner pour mieux prier, comme sainct Luc récite Actes 14.23. En ceste espèce de jusne ils n’ont regardé autre chose, sinon afin de se mieux disposer, et se rendre plus alaigres à prier. Et de faict nous expérimentons que quand le ventre est plein, l’esprit ne se peut pas si bien eslever à Dieu, pour estre incité d’une affection ardente à prières, et persévérer en icelles. Et faut ainsi prendre ce que dit sainct Luc d’Anne la Prophétesse, qu’elle servoit à Dieu en jusnes et prières Luc 2.37. Car il ne constitue pas le service de Dieu à jusner : mais il dénote que ceste saincte femme s’exerçoit par jusnes à prier continuellement. Tel estoit aussi le jusne de Néhémie, quand il pria Dieu d’un zèle véhément pour la délivrance de son peuple Néh. 1.4. Voylà aussi en quel sens sainct Paul dit, que le mari et la femme fidèle font bien, si pour quelque temps ils s’abstienent de la compagnie du lict pour vacquer plus librement à jusne et oraison 1Cor. 7.5. Car en conjoignant le jusne à la prière, comme une aide et renfort, il signifie que de soy il seroit inutile : ainsi, qu’il le faut rapporter à ceste fin. D’avantage, en commandant aux maris et aux femmes de rendre devoir mutuel l’un à l’autre 1Cor. 7.3, il appert qu’il ne les sépare point pour faire prières ordinaires, mais quand il est question de quelque nécessité spéciale.
Semblablement, si quelque peste, ou famine, ou guerre commence entre nous, ou s’il y a apparence qu’il doyve advenir quelque calamité sur un peuple ou sur un pays, l’office des Pasteurs est d’exhorter l’Eglise à jusner, pour prier Dieu avec humilité qu’il destourne son ire : lequel dénonce qu’il s’appreste et s’arme à faire vengence, quand il nous monstre quelque apparence de danger. Pourtant, comme les malfaiteurs jadis avoyent de coustume de se vestir de noir, nourrir leurs barbes, et user d’autres signes de dueil pour fleschir leurs juges à miséricorde : aussi quand Dieu nous adjourne devant son siège judicial, il nous est expédient et salutaire de requérir merci avec démonstrances extérieures de nostre tristesse : et cela aussi sert à sa gloire, et à l’édification de chacun. Que tel ait esté l’usage du peuple d’Israël, il est aisé de le tirer des paroles du Prophète Joël. Car quand il commande qu’on sonne la trompette, qu’on assemble le peuple, qu’on dénonce le jusne Joël 2.15 et tout le reste qui s’ensuyt, il parle de choses tout accoustumées de son temps. Or un peu au paravant il avoit dit que desjà Dieu faisoit le procès du peuple, et que le jour de leur sentence estoit prochain, les citant à respondre. Puis après il les exhorte de courir au sac et à la cendre, à pleurs et à jusnes : c’est-à-dire il les admoneste de s’abatre et humilier devant Dieu, mesmes par tesmoignages extérieurs. Il est vray que le sac et la cendre convenoyent plus à ce temps-là qu’au nostre : mais quant est d’assembler le peuple, de pleurer, de jusner et faire les choses semblables, il n’y a doute que cela n’appartiene aussi bien à nous, toutes fois et quantes que la condition de nostre estat le requiert. Car puis que c’est un sainct exercice pour les fidèles, tant pour les humilier que pour confesser leur humilité, pourquoy n’en userions nous aussi bien comme les anciens, en nécessité semblable ? L’Escriture nous monstre que non-seulement l’Eglise d’Israël, qui estoit instruite en la Parole de Dieu, a jusné en signe de tristesse 1Sam. 7.6 ; 31.13 ; 1Rois 21.12 : mais aussi le peuple de Ninive, lequel n’avoit ouy nulle doctrine outre la prédication de Jonas Jon. 3.5. Pourquoy doncques n’en ferions-nous autant en cas pareil ? Quelqu’un me dira que c’est une cérémonie externe, laquelle a prins fin en Christ avec les autres. Je respon que c’est aussi bien aujourd’huy une très-bonne aide aux fidèles, comme c’a tousjours esté : et une admonition utile pour les resveiller, afin de ne provoquer point d’avantage l’ire de Dieu pour leur nonchalance et dureté, quand ils sont chastiez de ses verges. Pourtant Jésus-Christ excusant ses Apostres de ce qu’ils ne jusnoyent point, ne dit pas que le jusne soit aboly, mais il dit qu’il convient au temps d’affliction, et le conjoinct avec pleur et tristesse. Le temps viendra, dit- il, que l’Espoux leur sera osté Luc 5.34 ; Matt. 9.15.
Mais afin qu’il n’y ait point d’erreur quant au nom, il est mestier de définir que c’est que jusne. Car nous n’entendons point seulement par ce mot une simple tempérance et sobriété au boire et au manger, mais quelque chose d’avantage. Il est bien vray que la vie des fidèles doit estre attrempée d’une sobriété perpétuelle, en sorte qu’il y ait comme une espèce de jusne en l’homme chrestien, pendant qu’il vit en ce monde : mais outre cela, il y a un autre jusne temporel, quand nous restreignons nostre vivre outre ce que nous avons accoustumé d’en prendre : et cela ou pour un jour, ou pour un certain temps : et usons d’une tempérance plus estroite que d’ordinaire. Ceste restriction gist en trois choses, au temps, en la qualité des viandes, et en la mesure. J’enten par le temps, que nous soyons à jun quand nous avons à faire ce pourquoy nous jusnons. Comme pour exemple : si quelqu’un jusne à cause d’une prière solennelle, qu’il demeure à jun jusques à ce qu’elle soit faite. La qualité gist en cela que nous n’ayons pas des viandes friandes et délicates pour provoquer le palais à manger, mais que nous soyons contens de viandes simples, communes et vulgaires. La mesure est, que nous mangions moins et plus légèrement que de coustume : seulement pour la nécessité, et non point pour plaisir et volupté.
Toutesfois il nous faut tousjours donner garde de tomber en quelque superstition, comme il en est advenu par ci-devant avec grand dommage de l’Eglise. Car il vaudroit beaucoup mieux de n’user point de jusnes, que de les observer diligemment avec mauvaises opinions et pernicieuses, telles que le monde les conçoit volontiers, si les pasteurs ne vont au-devant songneusement et avec grande prudence. Voyci doncques les remonstrances qui nous sont nécessaires pour bien user du jusne. La première est, qu’il nous souviene de ce que dit Joël, qu’il faut rompre les cœurs, et non point les habillemens Joël 2.13 : c’est-à-dire, que nous soyons advertis que le jusne n’est pas fort estimé en soy devant Dieu, sinon qu’il se face d’affection intérieure du cœur, et que l’homme ait un vray desplaisir de soy-mesme et de ses péchez, et une vraye humilité, et une vraye douleur procédante de la crainte de Dieu. Oui plus est, que nous sçachions que le jusne n’est utile pour autre raison, que d’autant qu’il est conjoinct avec ces choses, comme une aide moindre et inférieure. Car Dieu n’a rien en plus grande exécration que ceste hypocrisie, quand les hommes en luy présentant des signes et apparence extérieure, au lieu d’un cœur pur et net, le veulent abuser de mines. Et pourtant Isaïe crie asprement contre ceste feintise, que les Juifs pensoyent avoir bien contenté Dieu quand ils avoyent jusné : jà soit que ce pendant leur cœur feust plein d’impiété et de meschantes affections. Est-ce là le jusne que j’ay esleu ? dit le Seigneur Esaïe 58.5. Pourquoy le jusne des hypocrites n’est pas seulement une peine perdue et inutile, mais une très-grande abomination. Il se faut aussi donner garde d’un autre mal prochain à cestuy-là : c’est de réputer le jusne estre une œuvre méritoire, ou un service de Dieu. Car puis que c’est une chose indifférente de soy, et qu’il n’est d’aucune importance, sinon entant qu’il regarde à ces fins que nous avons dites, c’est une superstition très-dangereuse de le mesler simplement avec les œuvres commandées de Dieu, et nécessaires de soy, sans autre regard. Les Manichéens hérétiques anciens ont esté en ceste folie, lesquels sainct Augustin rédarguant monstre bien qu’il ne faut estimer les jusnes que selon les fins que nous avons dites : et que Dieu ne les approuve point, sinon qu’on les y rapporte[c]. Le troisième erreur n’est pas du tout si meschant, toutesfois il ne laisse point d’estre dangereux : c’est de requérir et commander estroitement le jusne, comme si c’estoit une des œuvres principales de l’homme chrestien. Item de le priser tant, qu’il semble advis aux gens qu’ils ayent fait une œuvre bien digne et excellente, quand ils auront jusné. En quoy je n’ose point du tout excuser les anciens Pères, qu’ils n’ayent jetté quelque semence de superstition, et donné occasion à la tyrannie qui est survenue depuis. Il est vray qu’il y a de bonnes sentences en leurs livres touchant le jusne : mais il y a aussi des louanges excessives pour le magnifier comme une vertu singulière entre les autres.
[c] De moribus Manic., lib. II, cap. XIII, et Contra Faust., lib. XXXX.
D’avantage, on observoit desjà de leur temps le Quaresme, et y avoit quelque superstition en cela : d’autant que le commun populaire pensoit faire un beau service à Dieu, en quaresmant : et les Pasteurs prisoyent ceste observation, comme si elle se fust faite à l’exemple de Jésus-Christ Matt. 4.2. Or il est certain que Jésus-Christ n’a point jusné pour donner exemple aux autres, afin qu’on l’ensuyvist : mais voulant commencer la prédication de son Evangile, a voulu approuver par ceste œuvre miraculeuse, que c’estoit une doctrine venue du ciel, et non pas des hommes. C’est merveille comment un abus si lourd a peu tomber en la teste des anciens Docteurs, veu que ç’ont esté gens de bon jugement, et qu’il y avoit beaucoup de raisons au contraire à ce qu’ils ne s’abusassent point ainsi. Car Jésus-Christ n’a point jusné plusieurs fois, comme il faloit qu’il le feist s’il eust voulu constituer une loy de jusne annuel : mais une fois tant seulement, quand il s’est voulu mettre à prescher. Secondement, il n’a pas jusné en façon humaine, comme il convenoit de faire, s’il eust voulu induire les hommes à son exemple : mais plustost par cest acte il a voulu se rendre admirable à tout le monde, que d’exhorter les autres à faire le semblable. Finalement il n’y a autre raison de ce jusne, que de celuy de Moyse, quand il receut la Loy de la main de Dieu. Car comme Moyse avoit miraculeusement jusné quarante jours et quarante nuicts Exo. 24.18 ; 34.28, afin que par ce moyen l’authorité de la Loy fust confermée : c’estoit bien raison qu’il y eust un mesme miracle, fait en Jésus-Christ à ce qu’il ne semblast advis que l’Evangile fust moindre que la Loy. Or est-il ainsi que jamais nul ne s’est advisé d’introduire au peuple d’Israël une telle forme de jusne sous couleur de l’imitation de Moyse : et nul des Prophètes ne des fidèles ne l’a ensuyvy en cest endroict : combien que tous eussent assez de zèle et de courage à s’exercer en toutes bonnes choses. Car ce que nous lisons d’Elie, qu’il a aussi passé quarante jours sans boire et sans manger 1Rois 19.8, cela ne se faisoit à autre fin, sinon à ce que le peuple recognust qu’il estoit vray Prophète, suscité de Dieu pour maintenir la Loy, de laquelle quasi tout le peuple d’Israël s’estoit destourné. Ç’a esté doncques une fausse imitation et frivole, et plene de superstition, que les anciens ont appelé le jusne de Quaresme. Une ordonnance faite à l’exemple de Christ. Combien que la façon de jusner estoit diverse en ce temps-là, comme le raconte Cassiodore au livre neufième de son Histoire. Les Romains, dit-il, n’avoyent que trois sepmaines pour le Quaresme, mais ils jusnoyent tous les jours excepté le Dimanche et le Samedi. Les Illyriens et les Grecs en avoyent six, les autres sept : mais ils jusnoyent par intervalles. Il y avoit aussi bien différence quant au manger : car les uns ne se nourrissoyent que de pain et d’eau, les autres mangeoyent des herbes, aucuns usoyent de poissons et de volailles, les autres ne s’abstenoyent de nulle viande, comme sainct Augustin le tesmoigne en la seconde Epistre à Januarius.
Depuis, le temps s’est tousjours empiré : avec la folle dévotion du peuple, il y a eu un autre mal du costé des Evesques, qu’en partie ils ont esté rudes et ignorans, en partie ils ont appété de dominer et tyranniser sans raison. Sur cela ils ont fait des loix perverses et iniques, desquelles on a lié les consciences pour les traisner en enfer. On a défendu de manger chair, comme si c’eust esté une viande pollue, et qui eust contaminé les hommes. Après on a adjousté des opinions meschantes les unes sur les autres, jusques à ce qu’on est venu comme en un profond abysme d’erreur. Et afin de ne rien laisser que tout ne fust dépravé, on s’est joué de Dieu comme d’un petit enfant. Car quand il a esté question de jusner, il y a eu une table apprestée plus somptueusement que les autres fois : on a assemblé toutes les friandises et délices qu’on pouvoit, on a redoublé la quantité des viandes, et a-on usé de variété plus que de coustume : puis on a appelé un tel appareil, Jusne, et a-on pensé bien servir à Dieu par ce moyen. Je laisse à dire que ceux qui veulent estre veus les plus saincts, ne remplissent jamais leur ventre si bien qu’en jusnant. En somme, toute la saincteté du jusne commun est, de s’abstenir seulement de manger chair, et au reste abonder en toutes délices, et gourmander à plaisir, moyennant que ce ne soit qu’une fois le jour. Combien que la pluspart se dispense de faire collation morcelloire, comme ils disent. Au contraire, c’est une impiété extrême, ce leur semble, et un crime digne de mort, de manger un morceau de lard, ou un lopin de chair salée avec du pain bis : voire mesmes si un povre homme qui n’a autre chose, le fait. Sainct Hiérosme raconte que desjà de son temps il y en avoit quelques-uns qui vouloyent contenter Dieu de tels fatras et badinages[d] : car afin de s’abstenir de manger huile, ils se faisoyent apporter de pays lointains des viandes les plus exquises qu’on pouvoit : mesmes afin de faire force à nature, ils ne beuvoyent point d’eau, mais usoyent de je ne sçay quelles liqueurs précieuses et friandes au goust, lesquelles ils humoyent non point en verre, ou en un gobelet, mais en une coquille. Ce qui estoit pour lors un vice de peu de gens, règne aujourd’huy communément entre tous les riches : asçavoir qu’ils ne jusnent point à autre fin, sinon pour se traitter mieux et plus délicatement que de coustume. Mais je ne veux point user de long propos en une chose tant notoire : seulement je di ce mot, qu’il ne faut point que les Papistes prenent occasion de s’enorgueillir, ny en leurs jusnes, ny en tout le reste de leur discipline, comme s’il y avoit rien digne de louange, veu que tout y est corrompu et perverty.
[d] Ad Nepotianum.
S’ensuyt la seconde partie de la discipline, laquelle appartient proprement au Clergé : c’est asçavoir que les gens d’Eglise se gouvernent selon les Canons qui ont esté anciennement faits pour les entretenir en toute honnesteté, comme sont ceux qui s’ensuyvent : Qu’un homme d’Eglise ne soit point adonné à la chasse, au jeu de dez, à gourmandise ou banquets : que nul d’eux ne se mesle d’usure ou de marchandise, qu’il ne soit présent à danses et autres dissolutions. Or afin que nul ne transgressast ces ordonnances, les Conciles anciens ont advisé de punir et chastier ceux qui ne se voudroyent rendre obéissans en tout ce qui appartenoit à l’honnesteté du Clergé. Et pour ceste cause chacun Evesque avoit la charge et authorité de gouverner son Clergé, pour contraindre chacun à faire son devoir. Pour ceste mesme raison ont esté instituées les visitations et les synodes : afin que si quelqu’un estoit nonchalant en son office, il fust admonesté : et si quelqu’un avoit failly, qu’il fust chastié selon son démérite. Les Evesques aussi avoyent entre eux tous les ans un Concile en chacune Province, et mesmes au paravant de six mois en six mois : afin que si quelque Evesque s’estoit mal porté, il fust là jugé. Car si quelque Evesque estoit trop rude à son Clergé, et le traittoit trop inhumainement, celuy qui se vouloit plaindre de luy, venoit là, et la cause s’y démenoit. Or on usoit d’une grande sévérité : Car si on trouvoit que quelqu’un eust abusé de son authorité, ou mal versé en son estat, on le déposoit : et quelquesfois mesmes on l’excommunioit pour certain temps. D’avantage, pource que ceste police estoit ordinaire, jamais ils ne se partoyent d’un Concile provincial, qu’ils n’eussent assigné le lieu et le temps auquel l’autre se devoit tenir. Car touchant d’un Concile universel c’estoit à l’Empereur de le commander et publier, et de dénoncer que chacun y comparust, comme les histoires anciennes le monstrent. Cependant que ceste sévérité a duré, les gens d’Eglise n’ont point astreint le peuple, sinon à ce dont ils leur monstroyent l’exemple par effect : car ils estoyent beaucoup plus sévères envers eux qu’envers les autres. Et de faict, c’est bien la raison que le peuple ait plus de liberté, et ne soit pas si court tenu que le Clergé. Je n’ay jà mestier de raconter par le menu comment ceste police a esté mise bas, et s’en est allée à val l’eau : tant y a que chacun voit qu’il n’y a estat plus dissolu ne plus desbordé que l’estat ecclésiastique, tellement que tout le monde en crie sans que nous en parlions. Je confesse qu’afin qu’il ne semble que toute l’ancienneté soit ensevelie entre eux, ils abusent les yeux des simples de quelques ombres : mais tout ce qu’ils font n’approche non plus de ce qu’ils font semblant d’ensuyvre, que les mines d’un singe ressemblent à ce que les hommes font par bonne raison. Il y a un passage bien notable en Xénophon[e]. Il récite que les Perses s’estans desvoyez et abastardis des vertus de leurs ancestres en ce qu’ayans laissé leur façon austère de vivre, ils s’estoyent desbordez en délices, et efféminez : toutesfois pour couvrir leur honte ne laissoyent pas de garder les statuts anciens quant à la formalité. Car comme ainsi soit que du temps de Cyrus la sobriété et tempérance fust telle, qu’il n’estoit licite de se moucher, et que cela estoit tenu pour vilein et déshonneste, ceste cérémonie a duré long temps après, de ne s’oser moucher : mais de retirer l’ordure au dedans, et les humeurs corrompues qu’ils avoyent amassées par leur intempérance : voire jusques à s’empunaiser, il estoit licite. Pareillement, selon le précepte ancien, ces bons imitateurs eussent fait scrupule comme d’un grand crime, d’apporter sur table des couppes : mais il ne leur chaloit d’entonner le vin en leurs estomachs, en tel excès qu’il les faloit emporter yvres. Il avoit esté jadis ordonné en leur nation, de ne manger qu’une fois le jour : ces bons successeurs n’avoyent point cassé ceste loy, mais c’estoit pour continuer leurs banquets depuis midi jusques à minuit. Pource que la loy ancienne portoit, qu’en guerre une armée ne marchast qu’à jun : ceste coustume a bien esté permanente : mais les bons successeurs avoyent restreint toute leur journée à deux heures. Toutes fois et quantes que les Papistes prétendront leurs belles reigles, pour faire à croire qu’ils sont aucunement semblables aux saincts Pères, cest exemple suffira pour rédarguer leur folle imitation et ridicule, autant que si un bon peintre la peignoit.
[e] Paed. Cyri., lib. VIII.
Ils sont tant et plus rigoureux, voire du tout inexorables à ne permettre le mariage aux Prestres. Quelle licence de paillarder ils prenent et donnent : il n’est jà besoin de le dire. Et sous ombre de ceste saincteté infecte et puante de s’abstenir de mariage, ils se sont endurcis à toutes vilenies. Tant y a que ceste défense monstre assez combien les traditions humaines sont nuisibles, veu que non-seulement elle a privé et desnué l’Eglise de bons Pasteurs et idoines, et qui se fussent bien acquittez de leur charge, mais aussi elle a apporté un horrible amas et bourbier de beaucoup d’énormitez, et a plongé beaucoup d’âmes au gouffre de désespoir. Quant est de la défense qu’on a faite aux Prestres de se marier, je di qu’en cela il y a eu une meschante tyrannie, non-seulement contre la Parole de Dieu, mais aussi contre toute équité. Pour le premier, il n’estoit nullement licite aux hommes de défendre ce que Dieu avoit mis en nostre liberté. Secondement c’est une chose notoire, et laquelle n’a point mestier de probation, que nostre Seigneur a expressément ordonné que ceste liberté ne fust point violée. Outreplus, sainct Paul tant à Tite qu’à Timothée, ordonne qu’un Evesque soit mari d’une seule femme 1Tim. 3.2 ; Tite 1.6. Mais comment eust-il peu parler avec plus grande véhémence, que quand il dénonce qu’il y aura des meschans lesquels défendront le mariage 1Tim. 4.3, protestant que le sainct Esprit les révèle, afin qu’on s’en donne de garde, et nomme telle manière de gens non-seulement séducteurs, mais diables ? Voylà doncques la prophétie et le tesmoignage du sainct Esprit, par lequel il a voulu dés le commencement prémunir les Eglises : c’est que la défense du mariage est doctrine diabolique. Mais nos adversaires pensent avoir trouvé une belle eschappatoire, quand ils exposent cela estre dit des sectes anciennes d’hérétiques, comme de Montanus, des Tatiens et des Encratites : Ce sont, disent-ils, ceux-là qui ont réprouvé le mariage, et non pas nous : mais seulement le défendons au Clergé, comme ne luy estant point convenable. Comme si ceste prophétie, encores qu’elle eust esté une fois accomplie aux Tatiens et autres semblables, ne pouvoit aussi bien convenir à eux. Mais nous ne condamnons point, disent-ils, le mariage du tout, seulement nous le défendons au Clergé. Comme si une cavillation tant puérile, estoit digne d’estre receue, de dire qu’ils ne défendent point le mariage, d’autant qu’ils ne le défendent point à tous. Cela est autant comme si quelque tyran disoit, une loy qu’il auroit faite n’estre point inique, d’autant qu’elle ne grèveroit qu’une partie du peuple.
Ils objectent qu’il y doit avoir quelque marque pour discerner le Clergé d’avec les laïcs. Comme si Dieu n’avoit point préveu quels sont les vrais ornemens qui doyvent estre aux gens d’Eglise. En parlant ainsi ils blasment l’Apostre, comme s’il avoit confondu l’ordre de l’Eglise, et renversé l’honnesteté d’icelle : veu qu’en donnant comme un patron d’un vray Evesque, entre les vertus qu’il y requiert, il y met le mariage 1Tim. 3.2. Je sçay bien comment ils exposent cela : c’est qu’il ne faut point eslire pour Evesque celuy qui aura esté marié pour la seconde fois. Et de faict, je confesse que ceste interprétation n’est pas nouvelle : toufesfois il appert par la procédure qu’elle est fausse : d’autant qu’incontinent après il ordonne quelles doyvent estre les femmes des Prestres et Diacres. Voylà doncques sainct Paul qui met le mariage entre les vertus d’un bon Evesque : ceux-ci disent que c’est un vice intolérable en l’estat ecclésiastique ; qui pis est, n’estans point contens de l’avoir blasmé en général, ils l’appellent souilleure et pollution charnelle : qui sont les paroles de Syricius Pape, récitées en leurs canons[f]. Qu’un chacun pense en soy-mesme de quelle boutique cela est party. Nostre Seigneur Jésus fait cest honneur au mariage, de le nommer image et représentation de l’unité saincte et sacrée qu’il a avec l’Eglise. Que pourroit-on dire plus pour exalter la dignité du mariage ? Quelle impudence doncques est-ce, de l’appeler immonde et pollu, quand il nous démonstre la grâce spirituelle de Jésus-Christ ?
[f] Syricius, Pape, aux Evesques d’Espagne.
Or comme ainsi soit que leur prohibition répugne ainsi clairement à la Parole de Dieu, toutesfois ils ont encores une couverture pour monstrer que les Prestres ne se doyvent point marier : c’est que s’il a falu que les Prestres lévitiques, quand ils approchoyent de l’autel, ne cohabitassent point avec leurs femmes, afin de faire plus purement leurs sacrifices, ce ne seroit point raison que les Sacremens de Chrestienté, qui sont plus nobles et plus excellens, fussent administrez par gens mariez. Comme si c’estoit un mesme office du ministère évangélique, et de la prestrise lévitique. Au contraire, les prestres lévitiques représentoyent la personne de Jésus-Christ : lequel estant Médiateur de Dieu et des hommes 1Tim. 2.5, nous devoit réconcilier au Père par sa pureté très-accomplie. Or comme ainsi soit qu’iceux estans pécheurs ne peussent respondre en toute manière à sa saincteté : afin de la représenter aucunement en figure, il leur estoit commandé de se purifier outre la coustume humaine, quand ils approchoyent du Sanctuaire : d’autant que lors proprement ils portoyent la figure de Christ, en ce que comme moyenneurs ils apparoissoyent devant Dieu au nom du peuple au Tabernacle, qui estoit comme image du Throne céleste. Or puis que les Pasteurs ecclésiastiques n’ont point cest office et personne, la comparaison n’est point à propos. Pourtant l’Apostre sans aucune exception afferme que le mariage est honorable entre tous : mais que Dieu punira les paillars et adultères Héb. 13.4. Et de faict, les apostres ont approuvé par leur exemple, que le mariage ne déroguoit à la saincteté d’aucun estat, de quelque excellence qu’il fust. Car sainct Paul tesmoigne que non-seulement ils ont retenu leurs femmes, mais aussi qu’ils les ont menées en leur compagnie 1Cor. 9.5.
D’avantage, c’a esté une grande impudence, qu’ils ont exigé une telle masque de chasteté pour chose nécessaire. En quoy ils ont fait grand opprobre à l’Eglise ancienne : laquelle combien qu’elle ait esté excellente en pure doctrine, néantmoins a encores plus flory en saincteté. Car s’il ne leur chaut des Apostres, que diront-ils, je vous prie, de tous les Pères anciens, lesquels on voit non-seulement avoir toléré le mariage entre les Evesques, mais aussi l’avoir approuvé ? il s’ensuyvroit qu’ils ont entretenu une profanation des mystères de Dieu, puis que selon l’opinion de ceux-ci, ils ne les traittoyent point purement. Bien est vray que ceste matière fut agitée au Concile de Nice : et (comme il s’en trouve tousjours quelques superstitieux, qui songent quelque resverie nouvelle pour se rendre admirables) il y en avoit qui eussent voulu le mariage estre interdit aux Prestres. Mais qu’est-ce qu’il y fut constitué ? C’est que la sentence de Paphnutius fut receue : lequel déclaira que c’estoit chasteté, cohabitation de l’homme avec la femme[g]. Parquoy le sainct mariage demeura en son entier, et ne fut point réputé à déshonneur aux Evesques qui estoient mariez : et ne jugea-on point que cela tournast à quelque macule au ministère.
[g] Hist. trip., lib II, cap. XIV.
Depuis surveindrent d’autres temps, ausquels s’augmenta ceste folle superstition, d’avoir en estime excessive l’abstinence de mariage. Car la virginité estoit tellement prisée, qu’à grand’peine estimoit-on qu’il y eust vertu digne d’accomparer à icelle. Et combien que le mariage ne fust pas du tout condamné comme pollution, toutesfois la dignité d’iceluy estoit tellement obscurcie, qu’on n’estimoit point qu’un homme aspirast droictement à perfection, sinon qu’il s’en absteinst. De là sont venus les canons, par lesquels il a esté ordonné que ceux qui estoyent desjà en l’estat de Prestrise, ne se mariassent plus. Puis après d’autres, par lesquels il a esté défendu d’en recevoir qui fussent mariez, sinon que par le consentement de leurs femmes ils promissent chasteté perpétuelle. Pource qu’il sembloit advis que cela servoit à rendre la Prestrise plus honorable, on l’a favorablement receu. Toutesfois si nos adversaires nous objectoyent l’ancienneté, je respon premièrement que ceste liberté a esté du temps des Apostres, et a duré assez longuement après, que les Prestres pouvoyent estre mariez : mesmes que les Apostres et les autres saincts Pères de l’Eglise primitive n’ont point fait scrupule d’en user. Je di secondement, que nous devons avoir en estime leur exemple : que c’est mal jugé à nous de tenir pour illicite ou déshonneste ce qui a esté lors non-seulement usité, mais aussi prisé. Je di d’avantage, que mesmes du temps que le mariage n’a plus esté en telle révérence qu’il appartenoit, par l’opinion superstitieuse qu’on avoit de la virginité, si est-ce qu’on n’a point du premier coup défendu aux Prestres de se marier, comme si c’estoit une chose nécessaire, mais pource qu’on préféroit au mariage l’estat de continence. Finalement, je di que ceste loy n’a pas tellement esté requise lors, qu’on contraignist à continence ceux qui ne la pouvoyent garder. Qu’ainsi soit, les Canons anciens ont ordonné griefves peines sur les Prestres qui auroyent paillarde : ceux qui avoyent prins femmes, ils les ont seulement desmis de l’office.
Parquoy, toutes fois et quantes que nos adversaires, pour maintenir ceste nouvelle tyrannie dont ils usent, nous allégueront l’Eglise ancienne, nous répliquerons au contraire, qu’ils démonstrent en leurs Prestres une telle chasteté qu’estoit celle des Prestres anciens : qu’ils ostent tous paillars et adultères qu’ils ne permettent point que ceux lesquels ils ne peuvent souffrir habiter avec une femme en mariage, s’abandonnent à toute vilenie, qu’ils remettent au-dessus la discipline ancienne, laquelle est abolie entre eux, pour réprimer la déshonnesteté qui se commet entre eux : et qu’ils délivrent l’Eglise de ceste honte et turpitude, par laquelle elle a esté jà long temps desfigurée. Quand ils nous auront ottroyé tout cela, nous aurons encores une autre réplique à leur faire, qu’ils n’imposent point nécessité en une chose laquelle de soy-mesme est libre, et se doit accomoder à l’unité de l’Eglise. Je ne di pas ces choses pour accorder qu’on doyve aucunement donner lieu aux Canons qui ont astreint les gens d’Eglise à l’estat de continence : mais afin que toutes gens de bon esprit cognoissent quelle impudence c’est à nos adversaires, de tant diffamer le sainct mariage sous couleur de l’Eglise ancienne. Quant est des Pères desquels nous avons les livres, excepté Hiérosme, ils n’ont point détracté si fort, de l’honnesteté du mariage, mesmes quand ils déclairent privément ce qu’ils en pensoyent. Nous serons contens d’un tesmoignage de sainct Chrysostome, veu qu’il n’est point suspect d’avoir trop favorisé au mariage, mais au contraire a trop encliné à priser et magnifier la virginité. Or il parle en ceste manière : Le premier degré de chasteté est virginité immaculée : le second est mariage loyalement gardé. C’est doncques une seconde espèce de virginité, que l’amour du mari et de la femme, quand, ils vivent bien en mariage[h].
[h] Homil. de Inventione Crucis.