Il doit rester démontré que le Verbe, qui existait dès le commencement avec Dieu, par qui toutes choses ont été créées, qui a pris sous sa protection particulière l’espèce humaine, est descendu sur la terre au temps marqué dans les desseins de Dieu le père, auquel il est indissolublement uni, et qu’il s’est fait homme, sujet comme nous à la souffrance ; dès lors se trouve réfutée à l’avance la prétendue contradiction qui nous est reprochée par ceux qui nous disent que, puisque le Christ est né sur la terre il n’était donc point auparavant. Nous avons, en effet, prouvé que le fils de Dieu avait commencé auparavant, puisqu’il existe de toute éternité dans le sein du Père ; et quand il s’est incarné et qu’il s’est fait homme, il a résumé en lui toutes les générations de l’espèce humaine, se dévouant lui-même pour notre salut, afin que par lui nous pussions reconquérir ce privilège de notre nature, d’être faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, privilège dont nous avions été déshérités par la chute d’Adam.
Il y avait une impossibilité absolue à ce que l’homme, une fois vaincu et déchu de son premier état, pût y rentrer par lui-même et reconquérir la victoire ; il était impossible que l’homme, étant tombé sous la puissance du péché, pût opérer son salut ; c’est pour triompher de cette double impossibilité qui pesait sur l’homme, que le fils de Dieu, son Verbe coéternel, est sorti du sein de son Père, et s’est incarné, s’abaissant jusqu’à souffrir la mort pour consommer l’œuvre de notre salut ; et c’est pour que nous ayons foi en ce qu’il a fait pour nous, qu’il nous dit par la bouche de saint Paul : « Ne dites point en votre cœur : Qui pourra monter au ciel ? c’est-à-dire pour en faire descendre Jésus-Christ. Ou, qui pourra descendre au fond de la terre ? c’est-à-dire pour rappeler Jésus-Christ d’entre les morts. » Voici ensuite la conclusion : « Parce que, si vous confessez de bouche que Jésus est le Seigneur, et si vous croyez de cœur que Dieu l’a ressuscité après sa mort, vous serez sauvé. » Et plus loin saint Paul explique le but de tous les travaux de Jésus-Christ, quand il dit : « Car c’est pour cela même que Jésus-Christ est mort et qu’il est ressuscité, afin de régner sur les morts et sur les vivants. » Dans son épître aux Corinthiens, il dit encore : « Or, nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié. » Et plus loin, il insiste, en disant : « N’est-il pas vrai que la coupe de bénédiction, que nous bénissons, est la communion du sang de Jésus-Christ ? »
Or, je le demande, qui est-ce qui se donne à nous en nourriture, sous la forme du pain ? Serait-ce le Christ supérieur des gnostiques, cette émanation d’Horos qui a créé leur Providence, qu’ils nomment la Mère ? N’est-il pas plus certain que c’est Emmanuel, né d’une Vierge, qui a mangé, comme nous, le beurre et le miel, celui dont le prophète a dit : « Il est homme, qui le connaîtra ? » Celui enfin que saint Paul prêchait en ces termes : « Je vous ai principalement enseigné ce que j’avais moi-même reçu, savoir : que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; qu’il a été mis dans le tombeau, et qu’il est ressuscité le troisième jour. »
Il est donc avéré que saint Paul ne connaît pas d’autre Christ que celui qui a souffert, qui est mort, qui a été enseveli, qui est ressuscité, qui avait commencé par naître sur la terre et par se faire homme. Après avoir dit : « Puis donc qu’on vous a prêché que Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts, » il explique la raison de l’Incarnation, en ajoutant : « Car c’est par un homme que la mort est venue ; c’est aussi par un homme que vient la résurrection. » Et remarquons que partout où il a parlé de la passion de notre Seigneur, de son humanité, de son abaissement, il emploie le nom de Christ. Ainsi, il dit : « Ne perdez pas, à cause de votre nourriture, celui pour qui le Christ est mort. » Et dans un autre endroit : « Mais maintenant que vous êtes en lui, vous qui en étiez autrefois éloignés, vous êtes devenus proches par le sang de Jésus-Christ. » Ailleurs encore : « Le Christ nous a racheté de la malédiction de la loi, s’étant rendu lui-même malédiction pour nous, selon qu’il est écrit : Maudit est celui qui est suspendu au bois. » Et dans un autre endroit : « Ainsi, votre science sera cause de la perte de ce frère encore faible pour lequel Christ est mort. » On voit donc bien, puisqu’il dit que c’est le Christ qui a souffert pour nous, qui est mort, qui est ressuscité, que ce Christ est loin d’être impassible ; mais qu’il est en même temps fils de Dieu et fils de l’homme, comme son nom l’indique, car le mot de Christ signifie trois choses : il signifie à la fois celui qui donne l’onction, celui qui la reçoit, et l’onction elle-même. Or, c’est le Père qui a donné l’onction, le Fils qui l’a reçue, le Saint-Esprit qui est l’onction même ; ce qui est conforme au passage d’Isaïe où il dit : « L’Esprit du Seigneur repose sur moi ; le Seigneur m’a donné l’onction divine ; » ce qui signifie le Père qui oint le Fils, le Fils qui est oint, et l’action de l’onction, ou l’onction même, qui est le Saint-Esprit.
Et d’ailleurs, notre Seigneur lui-même ne nous certifie-t-il pas que c’est lui, fils de Dieu, qui a souffert dans la passion ? Un jour il interrogeait ses disciples en ces termes : « Qu’est-ce que les hommes disent du fils de l’homme ? » Pierre lui répondit : « Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant. » Jésus félicita Pierre et lui dit : « La chair ni le sang ne t’ont pas révélé ceci, mais mon Père, qui est dans les cieux. » Il a bien manifesté, par ces paroles, que le fils de l’homme n’est autre que le Christ, fils du Dieu vivant. « C’est alors, dit l’évangéliste, que Jésus commença à déclarer à ses disciples qu’il devait aller à Jérusalem, souffrir beaucoup des anciens et des scribes et des princes des prêtres, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. » Mais le Christ, qui honore saint Pierre, parce qu’il a reconnu, par l’inspiration du Père céleste, qu’il était le Christ, le fils du Dieu vivant, ajoute qu’il faut que comme Christ il souffre beaucoup sur la terre et qu’il soit crucifié. Aussitôt il blâme Pierre qui, se laissant aller à un sentiment purement humain, cherchait à le détourner de sa passion, et il dit à ses disciples : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix, et me suive. Celui qui voudra sauver sa vie la perdra ; et celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera. » Or, le Christ, en sa qualité de Sauveur des hommes, parlait ici de ceux qui sacrifiaient leur vie pour confesser qu’il était le Christ.
Si le Christ, pour parler comme les gnostiques, ne devait pas souffrir la passion, mais bien se séparer de la personne de Jésus et retourner dans le ciel, alors à quoi bon exhorter ses disciples à porter leur croix et à le suivre, puisque lui-même ne devait pas porter la croix ni souffrir la passion ? Et pour montrer qu’il entend parler, non point seulement d’une souffrance toute spirituelle, mais de la passion qu’il doit souffrir sur la terre (car il en est qui soutiennent cette bizarre distinction), il ajoute : « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, et celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera. » C’est en prévoyant que ses disciples souffriraient pour la foi du Christ, qu’il disait aux Juifs : « Voilà que je vous enverrai des prophètes, et des sages, et des docteurs, et vous ferez périr plusieurs d’entre eux, et vous les crucifierez. » Il disait à ses disciples : « Et vous serez conduits devant les magistrats et devant les rois pour me rendre témoignage devant eux et devant les nations, et ils vous flagelleront, et ils vous feront périr, et ils vous poursuivront de ville en ville. » Il savait donc que pour lui ils souffriraient la persécution, qu’ils seraient flagellés et mis à mort ; et il entendait bien parler de cette passion qu’il devait souffrir lui-même le premier et ses disciples ensuite, lorsqu’il les exhortait en leur disant : « Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme, mais plutôt craignez celui qui peut précipiter l’âme et le corps dans l’enfer. » Il les engageait en même temps à garder ses préceptes ; car il promettait qu’il avouerait devant son père, quiconque confesserait son nom devant les hommes, et qu’il désavouerait également devant son Père, tous ceux qui le renonceraient devant les hommes, et qu’il rougirait de ceux qui rougissent de lui. Devant cette vérité des Écritures, croirait-on que des hérétiques aient eu l’audace de blâmer le martyre et de tourner en dérision ceux qui donnent leur vie pour confesser la foi du Christ ; qui supportent toutes les souffrances que le Seigneur leur a annoncées, et qui s’efforcent de l’imiter jusque dans sa passion en se dévouant à la mort : leur gloire les venge assez de leurs détracteurs. Car, tandis que le ciel les récompensera de leur sang versé et leur donnera la couronne de l’immortalité, le Christ répudiera tous ceux qui auront cherché à ternir la gloire de leur martyre.
Le Christ, étant étendu sur la croix, a dit : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Dans ces paroles éclatent sa longanimité, sa patience, sa miséricorde et sa bonté, puisqu’il implore le pardon de ceux qui le font souffrir. C’est ainsi qu’il accomplit lui-même, dans son amour pour l’humanité, le précepte qu’il nous a donné, en disant : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. » Que l’on compare, si l’on veut, le Christ des gnostiques et le Jésus des Chrétiens, et l’on verra de quel côté est la bonté et la patience, ou de celui qui pardonne et prie pour ceux qui l’ont frappé, qui l’ont couvert de plaies et qui l’ont crucifié, ou de celui qui ne fait que paraître et disparaître sur la terre, sans avoir souffert aucune injure ni aucun opprobre.
Ceci vient encore en réponse à ceux qui prétendent que les souffrances du Christ n’ont pas été réelles. Car, si le Christ n’avait pas souffert réellement, comment pourrait-il mériter notre reconnaissance ? Et ne serait-il pas pour nous un véritable imposteur, en nous engageant à souffrir à son exemple et à aller au-devant des tourments, lorsqu’il ne nous aurait pas donné cet exemple et qu’il n’aurait pas réellement souffert ? Il aurait trompé ses disciples en se faisant passer à leurs yeux pour ce qu’il n’était point, et il aurait trompé en même temps tous les Chrétiens, en les invitant à faire ce qu’il n’aurait point fait lui-même. Ainsi, quant à nous, en souffrant avec résignation, nous serions au-dessus de celui qui s’est dit notre maître, puisqu’il n’aurait ni rien enduré, ni rien souffert. Mais pour nous montrer qu’il est seul notre maître il a réellement souffert, quoique le fils de Dieu ; et il s’est fait homme, tout verbe de Dieu qu’il est. En effet, il a combattu, et il a vaincu : il était comme un homme qui combat pour sauver sa patrie ; il a effacé, en se soumettant à l’humiliation, la souillure de la révolte ; en triomphant du péché, il a enchaîné le fort ; il a donné la liberté aux faibles ; il a apporté le salut à l’être créé à son image. Car la bonté et la miséricorde du Seigneur, pour le genre humain, sont sans bornes.
Jésus-Christ, par sa toute-puissance, a donc uni dans sa personne l’homme à Dieu, ainsi que nous l’avons déjà dit. Il fallait, en effet, que l’ennemi de l’homme fût vaincu par l’homme, afin que la victoire fût complète : il fallait en outre, pour que notre salut fût assuré, que ce fût un Dieu qui nous le garantît. Et d’autre part, si notre humanité n’avait pas été unie à sa divinité, elle n’aurait pu participer à l’incorruptibilité divine. Il fallait donc un médiateur entre Dieu et l’homme qui, par son alliance avec chacune de ces deux natures, opérât leur indissoluble réconciliation, et fît que Dieu adoptât l’homme et que l’homme se donnât à Dieu.
Et comment aurions-nous pu devenir participants de cette adoption divine, si elle ne nous avait pas été communiquée par le fils de Dieu même, qui en est l’auteur, et par l’inoculation de son Verbe, qui s’est fait chair pour nous ? Car il est venu pour sauver tous les hommes, quelle que soit l’époque où ils auront vécu, les faisant tous également participants de l’adoption de Dieu. Ainsi, ceux qui prétendent que la manifestation du Christ a été purement idéale, qu’il ne s’est ni incarné, ni fait homme, ceux-là sont encore sous le joug de la damnation, se font les avocats du péché, et sont sous la domination de la mort, « qui a régné depuis Adam jusqu’à Moïse, même sur ceux qui n’avaient point péché par une transgression semblable à celle d’Adam. » L’ancienne loi, donnée par Moïse, a porté témoignage contre le péché, elle a aboli sa domination en découvrant qu’il n’a de puissance que pour le malheur de l’humanité : cette loi n’a fait que manifester l’état funeste de l’homme, en proie au péché et à la mort : comme elle était purement spirituelle, elle a fait connaître le péché, mais elle ne l’a point aboli ; car le péché ne dominait pas l’esprit, mais bien la chair. Il fallait donc que celui qui devait anéantir le péché, et racheter l’homme de la mort, se rendît semblable à l’homme, c’est-à-dire se fît homme, afin d’expulser le péché du sein de l’homme et soustraire celui-ci à l’empire de la mort.
De même que la désobéissance d’un seul homme, de celui qui le premier avait été créé du limon de la terre, a été cause qu’un grand nombre d’hommes ont péché et ont ainsi perdu la vie éternelle, ainsi fallait-il que la justification et le salut d’un grand nombre fût opéré par l’abaissement et la soumission d’un seul homme, de celui qui le premier est né d’une Vierge.
Le Verbe de Dieu a donc été fait chair, suivant cette parole de Moise : « Les œuvres de Dieu sont parfaites. » En effet, s’il ne se fût pas fait chair, et qu’il n’eût eu que les apparences de la chair, l’œuvre de Dieu n’eût pas été parfaite. Mais s’il a paru dans la chair, c’est qu’il était véritablement chair. Il a régénéré en lui la première innocence du genre humain, afin de détruire le péché, de chasser la mort, et de rendre la vie spirituelle à l’humanité. C’est ce qui fait que cette œuvre de Dieu a été parfaite dans tous ses points.