La question du culte des saintes images n’est pas née en 726 avec l’édit de Léon l’Isaurien : elle avait été débattue bien auparavant entre juifs et chrétiens, les premiers s’appuyant sur l’Ancien Testament pour blâmer chez les seconds non seulement le culte mais l’usage même des représentations figurées de Dieu et des saints. Léonce de Néapolis (première moitié du viie siècle), dont il a été ci-dessus question, leur avait déjà répondu. Un siècle plus tard (au début du viiie siècle), Etienne, évêque de Bostra réfutait de nouveau leurs arguments dans un gros ouvrage dont quelques fragments seulement ont survécu. Mais la mesure de l’Isaurien qui proscrivait les images inaugurait la controverse entre chrétiens et jetait la division dans l’Église même : elle constituait une hérésie.
Les saintes images trouvèrent des défenseurs éloquents et courageux qui surent, pour elles, parler, écrire et souffrir. Nous avons déjà dit un mot d’André de Crète. L’objet et les limites de cet ouvrage nous permettent d’en nommer deux autres seulement, dont le second fut, en’ même temps, le dernier grand théologien de l’Église grecque, saint Germain de Constantinople et saint Jean Damascène.
Germain, né vers l’an 635 d’une noble famille, était déjà évêque de Cyzique et âgé de quatre-vingts ans environ, quand il fut promu, en 715, patriarche de Constantinople. Dans sa nouvelle charge, son gouvernement fut troublé d’abord par les révolutions politiques et les attaques dont Constantinople fut l’objet de la part des Arabes ; mais il le fut bien davantage par le décret de l’empereur, publié en 726 contre les saintes images. Le patriarche s’efforça en vain de ramener Léon et ses partisans à des idées plus saines. Contraint de démissionner en 730, il se retira chez lui et mourut en 733, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans.
Il s’est conservé de saint Germain d’abord des ouvrages dogmatiques : un livre Sur les hérésies et les conciles écrit peu après 726 ; des Lettres dogmatiques, importantes pour l’histoire de la controverse iconoclaste ; une Épître des Grecs aux Arméniens pour soutenir les décrets du concile de Chalcédoine ; — puis neuf discours dont sept sur la Très Sainte Vierge ; — un ouvrage moral Sur la limite de la vie (De vitae termino) ; — enfin une explication mystique de la liturgie (Rerum ecclesiasticarum contemplatio) et quelques hymnes. Un livre analysé par Photius (cod. 233), qui justifiait saint Grégoire de Nysse du reproche d’origénisme, est perdu. Photius en loue beaucoup la composition et le style. Saint Germain présente cependant, dans ses discours, les défauts communs à tous les orateurs byzantins, l’absence de sobriété et la monotonie qui résulte de l’emploi indéfiniment répété du même procédé d’amplification.
Cependant, en même temps que saint Germain protestait à Constantinople contre l’édit de Léon l’Isaurien, une autre protestation, plus savante, partait de Damas : celle de saint Jean Damascène.
On ne connaît de la vie de saint Jean que fort peu de détails certains. Il était né à Damas avant la fin du viie siècle, d’une famille chrétienne dans laquelle se transmettait une charge importante sous le gouvernement des Arabes, maîtres alors de la ville. Son père se nommait Sergius, et à Jean on donnait aussi le nom arabe de Mansour (le rançonné). Il eut pour maître ce moine venu de Sicile, Cosmas l’Ancien, que son père avait délivré, et en suivit les leçons avec l’orphelin Cosmas le Jeune, que son père avait recueilli. Son éducation finie, il exerça probablement quelque fonction civile ; mais, en 726, son nom devint célèbre par la publication de sa première apologie des images contre l’édit de l’empereur. A Damas, Jean était hors de l’atteinte de l’Isaurien, et pouvait parler plus haut et plus net. Peu après il entra, comme moine, au couvent de Saint-Sabas près de Jérusalem, et, avant l’an 735, y fut ordonné prêtre. Dès lors, sa vie fut partagée entre la prière, l’étude et la composition de ses nombreux ouvrages. Sa mort doit se mettre certainement avant l’an 754, époque où sa mémoire fut condamnée par un synode iconoclaste. Le P. S. Vailhé la fixe au 4 décembre 749.
Saint Jean Damascène a été à la fois philosophe, théologien, auteur ascétique, orateur ; il s’est occupé d’histoire, d’exégèse et a composé des hymnes d’église ; mais, si l’on excepte sa polémique sur les images et ses poésies, il n’a guère fait, en tout le reste, que coordonner les éléments de la tradition, résumer les auteurs qui l’avaient précédé et donner à leur enseignement sa dernière forme. Il l’a fait d’ailleurs, et pour la théologie, d’une façon remarquable. Son traité De la foi orthodoxe est méthodique, clair, à peu près complet, écrit d’un style vigoureux et précis : il est resté la somme de la théologie grecque, « à laquelle les siècles suivants n’ont ajouté ni changé que fort peu ». Quant à ses poésies religieuses, elles l’auraient mis peut-être à la tête des hymnographes grecs si l’art s’y faisait moins sentir, et si l’on y trouvait plus de simplicité et d’abandon. C’est pourtant par ce défaut même qu’elles ont plu à ses contemporains et qu’elles ont supplanté, dans les livres liturgiques, celles de Romanos. Les byzantins ont surnommé Jean Damascène Chrysorroas (qui roule de l’or), et ce nom dit assez toute l’admiration que la postérité a vouée à sa personne et à ses travaux.
L’héritage littéraire de saint Jean comprend donc des ouvrages dogmatiques, polémiques et ascétiques, des essais d’histoire et d’exégèse, des homélies et enfin des hymnes : nous allons rapidement les parcourir.
I. Écrits dogmatiques.
Le principal des écrits dogmatiques de Jean est la Source de la science (Πηγὴ γνώσεως) dans laquelle il a condensé toute sa théologie, et dont certains travaux spéciaux dont nous aurons à parler ont ébauché ou développé diverses parties. L’ouvrage dédié à Cosmas, évêque de Maïouma, et par conséquent postérieur à l’an 743, comprend trois grandes divisions. La première, intitulée Chapitres philosophiques, devait mettre sous les yeux du lecteur « ce qu’il y a de meilleur chez les philosophes grecs » ; mais elle se borne, en fait, à expliquer les catégories d’Aristote et les cinq universaux de Porphyre, et c’est pourquoi on l’intitule communément De la dialectique. La seconde division, toute historique, est un bref exposé des hérésies (Περὶ αἱρέσεων ἐν συντομία) parues dans l’Église jusqu’à celle des iconoclastes. Les éléments en sont empruntés à la Récapitulation de saint Épiphane, à Théodoret, au prêtre Timothée et à Sophronius. Seules les notices sur les hérésies des Sarrasins et des iconoclastes sont originales. La troisième division de la Source, intitulée De la, foi orthodoxe, constitue proprement l’exposé théologique et est de beaucoup la plus importante. L’auteur l’avait partagée seulement en cent chapitres : on l’a partagée en Occident en quatre livres — vraisemblablement d’après les quatre livres des Sentences de Pierre Lombard. Le premier (ch. 1 à 14) traite de Dieu et de la Trinité ; le deuxième (ch. 15 à 44) de la création, des anges, du monde visible, de l’homme et de la Providence ; le troisième (ch. 45 à 73) expose surtout la doctrine de l’incarnation contre les diverses hérésies qui l’ont altérée ; et enfin le quatrième (ch. 74 à 100), d’un contenu un peu mêlé, parle d’abord de la résurrection et de l’ascension de Notre-Seigneur, puis de la foi, du baptême et de l’eucharistie, du culte des saints, des reliques et des images, du canon de l’Écriture, etc., et, pour terminer, des fins dernières. Les grandes autorités suivies par Jean sont avant tout les Pères cappadociens et souvent aussi le Pseudo-Aréopagite.
Après la Source de la science, on peut citer parmi les œuvres dogmatiques de saint Jean Damascène quatre autres écrits beaucoup plus courts, dont la composition est sans doute postérieure à l’an 743. Ce sont le Petit livre sur la doctrine orthodoxe, profession de foi écrite à la prière d’un évêque nommé Élie, suspect d’hérésie, pour être présentée par lui au métropolitain de Damas ; puis une Introduction élémentaire aux dogmes, ayant beaucoup de rapports avec la Dialectique de la Source de la science ; un petit traité De la sainte Trinité, par demandes et par réponses, mais où il est aussi question de l’incarnation ; enfin une lettre Sur l’hymne du Trisagion, adressée à l’archimandrite Jordanès, pour établir que le triple Sanctus de cette hymne s’adresse aux trois personnes divines et non au Fils seul, et que, par conséquent, l’addition de Pierre le Foulon « toi qui as été crucifié pour nous » est inacceptable.
[Cinq autres traités dogmatiques attribués à saint Jean, Exposition de la foi (P. G., xcv, 417-436) ; Du corps et du sang de Jésus-Christ (ibid., 401-412) ; De ceux qui sont morts dans la foi (ibid., 247-278) ; Sur les azymes (ibid., 387-396) ; Sur la Confession (ibid., 283-304), sont ou douteux ou certainement inauthentiques.]
II. Polémique.
Les polémiques de saint Jean ont toutes porté sur des questions de croyance et de foi, et les ouvrages qu’elles lui ont inspirés sont donc aussi, à leur manière, des œuvres dogmatiques. Contre les manichéens il a dirigé deux ouvrages : un long Dialogue contre les manichéens où il réfute le dualisme de la secte ; et un écrit plus court, de contenu analogue, Discussion de l’orthodoxe Jean avec un manichéen. — Contre les mahométans il a composé une Discussion d’un sarrasin et d’un chrétien, encore sous forme de dialogue, et dont on a deux recensions (P. G., xciv, 1585-1598 et xcvi, 1335-1348) : il y est question du fatalisme et de l’incarnation. Les deux fragments Sur les dragons et les vampires combattent des superstitions musulmanes et juives. — Puis viennent contre les nestoriens les traités Contre l’hérésie des nestoriens et Sur la foi contre les nestoriens ; — contre les monophysites le petit écrit Sur la nature composée (Περὶ συνϑέτου φύσεως) et un autre écrit envoyé, au nom de l’évêque de Damas, A l’évêque jacobite de Daraea. — A son tour, le monothélisme est réfuté dans la dissertation Des deux volontés dans le Christ, qui reproduit de près l’argumentation de saint Maxime. — Enfin, il faut donner une place à part au plus original et plus important des ouvrages polémiques de saint Jean Damascène, les trois discours apologétiques Contre ceux qui rejettent les saintes images. Le premier date probablement de 726, le deuxième de 730 environ, le troisième d’un peu plus tard ; le contenu des trois est d’ailleurs sensiblement le même. Jean montre que, depuis l’incarnation, on peut représenter Dieu incarné, la Vierge et les saints ; il réfute les objections tirées de l’Ancien Testament et établit qu’un culte, un culte relatif et de second ordre (non l’adoration proprement dite), peut être rendu à tous les objets possédant une excellence religieuse. Les images, d’autre part, sont un moyen d’instruction pour les ignorants, un mémorial des mystères de Notre Seigneur et des vertus des saints, un excitant pour le bien et, à leur manière, des canaux de la grâce. Chacun des trois discours se termine par une série de témoignages patristiques en faveur de la thèse développée. On peut dire que, après ce plaidoyer, la question était vraiment épuisée. Très habilement, l’auteur avait élevé le débat, et montré qu’on ne pouvait attaquer les images sans aller contre les usages les plus universellement reçus dans l’Église.
III. Ascétisme.
Des écrits ascétiques de saint Jean le plus important est celui qu’il avait intitulé Ἱερά, Les [textes] sacrés, et qu’on désigne actuellement par le nom de Sacra parallela (Les parallèles sacrés). C’est un recueil de textes de l’Écriture et des Pères, que l’auteur avait d’abord divisé en trois livres. Dans les deux premiers qui avaient pour objet Dieu et la Trinité (i), l’homme et ce qui le concerne (ii), ces textes étaient rattachés à certains mots caractéristiques rangés eux-mêmes par ordre alphabétique. Dans le troisième livre, qui s’occupait des vertus et des vices, chaque vice était mis en opposition avec une vertu, d’où le nom de Parallèles spécialement donné à cette partie de la compilation. Malheureusement des remaniements postérieurs ont troublé cet ordre, et l’ouvrage ne nous est point parvenu dans son intégrité première. Il n’en est pas moins précieux pour certains textes des anciens Pères qu’il a conservés et qui ne se retrouvent plus que là. — En dehors des Sacra parallela, saint Jean a écrit une lettre au moine Cometas Sur les saints jeûnes, relative à la durée du jeûne quadragésimal ; une autre à un autre moine Sur les huit esprits mauvais, c’est-à-dire sur les huit vices capitaux ; et un petit traité Sur les vertus et les vices, qui touche au même objet.
IV. Histoire, exégèse, homélies.
L’unique essai historique de sain Jean Damascène est le résumé héréséologique qui fait partie de la Source de la scienceb. — Son unique ouvrage exégétique est un commentaire des Épîtres de saint Paul, tiré principalement et souvent mot à mot des discours de saint Jean Chrysostome, de Théodoret et de saint Cyrille d’Alexandrie. — Des treize homélies qu’on lui attribue les plus importantes sont les trois homélies sur la mort et l’assomption de la Sainte Viergec. On a sérieusement contesté l’authenticité des homélies sur la Nativité de Marie. Les deux homélies sur l’Annonciation sont sûrement à rejeter.
b – La Vie de Barlaam et de Ioasaph, œuvre d’un moine de Saint-Sabas dans la première moitié du viie siècle, et la Passion de saint Artemius ne sont pas de saint Jean Damascène.
c – On remarquera que, dans la deuxième de ces homélies, on a plus tard interpolé (chap. 18) l’histoire des relations de Juvénal de Jérusalem avec l’impératrice Pulchérie au sujet du tombeau de la Vierge.
V. Poésie.
Saint Jean a cultivé à la fois la poésie classique basée sur la valeur des syllabes, et la poésie rythmique basée uniquement sur l’accent tonique du mot. Au premier genre appartiennent les trois hymnes ou canons en vers ïambiques pour la Nativité de Notre Seigneur, pour l’Épiphanie et pour la Pentecôte, et une pièce en vers anacréontiques. Au second se rattachent les quatre canons pour Pâques, l’Ascension, la Transfiguration et la Dormition de la Vierge. Notons encore un idiomela (hymne à chant spécial) pour l’office des morts. Ceci à titre de simple exemple, car l’héritage poétique de saint Jean Damascène était bien plus considérable, et il est à croire que de nouvelles découvertes enrichiront cette partie de ses œuvres.