Il est impossible, selon nous, que Dieu, étant venu sur la terre pour sauver sa brebis égarée, pour chercher l’être fait à son image, n’ait pas d’abord donné le salut au premier homme, créé à son image et sa ressemblance, à Adam enfin, après qu’il eut accompli le temps de sa pénitence, à raison de sa désobéissance, selon le temps et le moment que le Père garde en sa puissance. Toute disposition relative au salut, en ce qui concerne l’homme, doit émaner de la volonté du Père, afin que sa puissance demeure entière. Car si l’homme, créé par Dieu et destiné au bonheur, déchu ensuite par le péché et pour avoir cédé à la tentation du démon, fût devenu pour toujours la proie de la mort, sans aucun espoir de salut, alors Dieu aurait été vaincu, et la méchanceté du serpent et de l’enfer aurait obtenu le triomphe. Mais le Seigneur, qui est invincible et magnanime, a montré toute sa grandeur dans la manière dont il a sauvé l’homme et effacé la souillure du péché ; c’est par le Christ, par Adam, qu’il a enchaîné l’ennemi dans ses liens, il a pillé sa maison, il a chassé la mort et ramené l’homme dans la vie éternelle. Car le premier Adam était cette maison dont l’enfer s’était emparé, qu’il tenait sous sa puissance, qu’il avait accoutumée au péché et qu’il conduisait à la mort sous le prétexte de lui donner l’immortalité. En effet, le serpent promettait à Adam et à Ève qu’ils seraient comme des dieux (miracle impossible au démon), et c’est avec cette promesse qu’il leur donnait la mort. Mais Dieu a racheté l’homme de son esclavage, et a chargé de liens éternels celui qui avait tenu l’homme captif.
Adam est donc ce premier homme, le premier créé, dont l’auteur de toutes choses a dit, au moment de sa formation, ainsi que l’Écriture le rapporte : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Or, nous descendons tous de ce premier homme ; et c’est pour cela que nous nous appelons tous hommes, comme Dieu l’avait nommé lui-même. Mais puisque l’humanité obtient le bienfait du salut, n’est-il pas juste que l’homme, qui le premier a été créé, soit sauvé ? Il serait peu raisonnable, en effet, que celui qui le premier a été victime des embûches de l’ennemi, et qui le premier a été retenu captif, ne fût pas délivré le premier par celui qui a vaincu son ennemi, lorsque ceux qui sont venus après lui, et qui sont nés pendant sa captivité, recouvrent leur liberté. Et cet ennemi ne conserverait-il pas encore les avantages de la victoire, tant qu’il retiendrait les trophées de son premier triomphe ? Je suppose que des guerriers aient vaincu leurs ennemis, qu’ils aient emmené ceux-ci en esclavage, qu’ils les y aient retenus longtemps, en sorte que pendant leur servitude les captifs se soient multipliés et aient eu beaucoup d’enfants ; enfin, un héros généreux, ayant pitié de leur sort, vient combattre leurs ennemis pour briser leurs chaînes. Or, serait-il juste dans sa victoire, s’il se contentait de rendre à la liberté les enfants de ceux qui avaient été emmenés en esclavage, et s’il y laissait leurs pères qu’il était venu venger ? Quoi ! ce serait dans le triomphe de la cause de leurs pères que les enfants auraient recouvré leur liberté, et leurs pères continueraient à demeurer dans la servitude dont ils ont supporté toutes les rigueurs ? Comment donc croire que Dieu, qui est venu au secours de l’homme pour lui rendre sa liberté, serait moins juste ou moins généreux qu’un guerrier humain ?
Aussi, dès le commencement et lors de la faute d’Adam, suivant le récit de l’Écriture, ce n’est pas contre Adam même que porta la malédiction de Dieu, mais contre la terre et ce qu’elle produit ; ce qui revient à ce mot d’un ancien, que cette malédiction a été reportée contre la terre, afin qu’elle ne pesât pas éternellement sur l’homme. La conséquence de la faute de nos premiers parents a été d’assujettir l’homme au chagrin et à un travail pénible, de manger son pain à la sueur de son front, et de voir son corps rendu à la terre dont il a été formé ; pour la femme, également le chagrin et le travail, les douleurs de l’enfantement et l’assujétissement à la volonté de l’homme ; la malédiction de Dieu contre le premier homme et la première femme n’a donc pas eu pour objet de causer leur perte sans retour, et leur a laissé l’espoir de pouvoir rentrer en grâce par le repentir. Mais la malédiction a frappé principalement sur le serpent qui avait tenté la femme. Dieu dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes de la terre. » Le Seigneur prononcera dans l’Évangile une malédiction pareille contre les méchants, qui seront placés à sa gauche : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. » Il dit clairement par-là que le feu éternel n’a pas été seulement préparé pour l’homme coupable, mais encore pour le démon tentateur de l’homme, qui l’a fait tomber dans le crime, contre le démon, le prince de l’apostasie et de la révolte, et pour ses anges qui se sont révoltés avec lui contre Dieu : châtiment qui est destiné également et à juste titre aux hommes qui ne font point pénitence, ne se repentent pas de leurs fautes et persévèrent dans leur iniquité.
C’est ainsi que Caïn ajouta péché sur péché en ne voulant pas écouter l’avertissement que Dieu lui donna de n’être pas jaloux de ce qu’il n’avait pas accueilli son offrande comme celle d’Abel, et en joignant à cette pensée de jalousie celle de la préméditation du meurtre de son frère, qu’il exécuta ensuite. Par ce premier crime, le méchant triompha du juste ; et dès lors commença cette loi qui fait que le juste se manifeste par ses souffrances, et que le méchant se décèle par ses œuvres perverses. Mais son crime n’est pas encore assez grand, et il ne se repose pas dans son iniquité. Mais lorsqu’une voix du ciel lui demande : Où est ton frère, il répond : « Je n’en sais rien ; suis-je le gardien de mon frère ? » Il aggrave ainsi son crime par cette réponse impudente. Car, si c’est un crime de tuer son frère, c’en est encore un plus grand de répondre ainsi avec audace et impudence à Dieu qui sait tout. C’est pourquoi il a porté la peine de son crime, parce qu’il n’a pas respecté Dieu et qu’il ne s’est pas repenti d’avoir tué son frère.
Mais la conduite d’Adam, loin d’avoir été pareille, a été, au contraire, tout opposée. Séduit d’abord par la promesse que le démon leur avait faite de les rendre immortels, Ève et lui, tout à coup il est saisi de crainte, il se cache ; il sait cependant qu’il ne peut se cacher à Dieu, mais il est confus de sa faute et il se considère comme indigne de paraître en sa présence. Or, la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse ; le sentiment de la faute commise fait le repentir, et Dieu use de sa bonté envers ceux qui se repentent. Or, Adam aussitôt après sa faute, témoigne son repentir par sa conduite ; il commence par couvrir son corps avec des feuilles de figuier, lorsqu’il était libre de prendre des feuilles d’autres arbres, qui ne lui auraient causé aucune sensation incommode ; mais, frappé de la crainte de Dieu, il se fait un vêtement en rapport avec la tristesse de son âme ; il réprime l’aiguillon de la chair, qui commence à se faire sentir en lui, parce que par le péché il vient de perdre son innocence et qu’il est livré aux pensées mauvaises. Sa compagne et lui répriment leurs désirs, ils tremblent devant Dieu, ils attendent avec effroi sa présence ; et Adam semble lui dire : Seigneur j’ai perdu par mon péché mon vêtement d’innocence que votre esprit m’avait donné, je reconnais que je mérite maintenant ce vêtement d’humiliation, qui me cause à moi une douleur cuisante. Et, dans le sentiment de son humiliation, il n’aurait pas quitté ce vêtement, si Dieu, dans sa bonté, ne leur avait permis de se vêtir d’une tunique de peau en place des feuilles de figuier. Il les interroge d’abord l’un et l’autre ; et l’accusation retombe sur la femme qui rejette à son tour la faute sur le serpent. Elle raconte ce qui s’est passé : « Le serpent, dit-elle, m’a trompée, et j’ai mangé de ce fruit. » Dieu n’interroge pas le serpent ; il savait bien que le démon, sous cette forme, était l’auteur principal de la désobéissance. Sa malédiction tombe d’abord sur lui, ensuite le reproche s’adresse à l’homme. Dieu hait d’abord le séducteur, ensuite il se laisse peu à peu toucher de compassion pour celui qui s’est laissé séduire.
Adam est donc chassé du paradis, et on l’éloigne de l’arbre de vie. Et ce n’est pas, suivant la téméraire interprétation de quelques-uns, par un sentiment de jalousie de Dieu contre l’homme, mais parce qu’il a pitié de lui et qu’il veut lui ôter l’occasion de retomber dans sa faute, afin qu’il se détache du péché et ne rende pas son malheur irréparable. Aussi, Dieu a-t-il voulu mettre une limite au péché, par le terme de la vie terrestre et par la dissolution du corps que la mort entraîne. Par cette dissolution du corps, l’homme meurt au péché, et commence à vivre de la vie éternelle.
C’est pourquoi Dieu établit une inimitié entre le serpent et la femme, et la postérité de celle-ci ; ils doivent être en guerre continuelle l’un contre l’autre, la femme cherchant à écraser la tête du serpent, le serpent cherchant à mordre l’homme au pied et à arrêter sa marche, jusqu’à la venue de celui qui devait définitivement écraser la tête du serpent, celui qui est né de la vierge Marie, et de qui le prophète avait dit : « Vous marcherez sur le lion et l’aspic, vous foulerez aux pieds le lionceau et le dragon. » Ce qui signifiait que le péché, qui était l’ennemi de l’homme, et qui le faisait mourir à la grâce, serait chassé avec la mort dont l’empire serait aboli ; que lorsque la fin des temps arriverait, le lion, c’est-à-dire l’antéchrist, qui voudrait de nouveau faire retomber l’humanité dans le péché, serait écrasé par la puissance du Christ ; et que le dragon, qui est l’ancien serpent, serait enfin soumis à la puissance de l’homme et foulé aux pieds par lui, et sa puissance anéantie. Adam avait été vaincu ; il avait perdu la vie spirituelle : mais, son ennemi étant vaincu à son tour, Adam recouvre la vie. La mort, ce dernier ennemi qui sera détruit, perd son empire sur l’homme. L’homme étant devenu libre, cette parole de l’Écriture sera accomplie : « La mort a été absorbée par la victoire. Ô mort, où est ta victoire ! ô mort, où est ton aiguillon ! » Ces paroles n’auraient aucun sens, si l’homme, que la mort avait dominé, n’avait enfin été délivré. L’homme ne pouvait être sauvé que par l’expulsion de la mort. Or, c’est Dieu qui, en donnant la vie à l’humanité, c’est-à-dire à Adam, chasse pour jamais la mort.
Ceux qui contestent la réalité du salut d’Adam ne sont pas de bonne foi et, en ne croyant pas à la réhabilitation spirituelle de l’humanité, ils s’excluent volontairement eux-mêmes de la vie éternelle. Car, si l’humanité n’a pas encore été rendue à la vie spirituelle, toutes les générations se trouvent plongées dans les voies de la perdition. Nous pouvons donc accuser de mensonge ce Tatien, qui le premier a répandu un dogme aussi faux, qui n’a d’autre base que son ignorance et son aveuglement : dogme cependant qui est devenu comme un axiome commun à tous les hérétiques, ainsi que nous l’avons fait voir. Mais cette hérésie est purement de son invention, et il l’a mise en avant pour avoir l’air d’annoncer quelque chose de nouveau. Du reste, orateur vide, s’adressant à des auditeurs vides de foi, affectant un ton magistral et cherchant à séduire et à faire des dupes en abusant à tout propos de ces paroles de saint Paul, quand il dit : « Tous meurent par Adam, » ignorant qu’il dit aussi, là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. D’après cela, ceux qui soutiennent une pareille erreur devraient rougir de honte ; pensent-ils en damnant Adam en être plus avancés pour cela, mais bien au contraire. De même que le démon n’a rien gagné en séduisant l’homme sous la forme du serpent et cherchant à le séparer de Dieu, seulement il a commis un outrage de plus envers la Divinité, mais ne l’a pas vaincue ; ainsi font ceux qui nient le salut d’Adam, ils se montrent les ennemis de la vérité, et se constituent les avocats du péché et de la mort.