1.[1] Pendant qu’ils séjournaient en ce lieu, Absalon, ayant réuni une grande armée d’Hébreux, la conduisit contre son père ; il franchit le fleuve Jourdain et s’arrêta non loin des Retranchements dans le pays des Galadites, après avoir établi Amessas capitaine de toutes ses troupes, à la place de Joab, son parent[2]. Amessas avait, en effet, pour père Iétharsos[3] et pour mère, Abigéa[4] : celle-ci et Sarouia, mère de Joab, étaient sœurs de David. Or, quand David eut dénombré ses troupes, et en eut trouvé environ quatre mille[5], il résolut de ne pas attendre qu’Absalon vint le joindre. Ayant mis à la tête de ses hommes des chiliarques et des centurions et divisé l’armée en trois corps, il confia l’un à son général Joab, l’autre à Abisaï, frère de Joab, et la troisième à Ethéos[6], son familier et son ami, originaire de la ville des Gittiens. Il voulait partir en campagne avec eux, mais ses amis ne le lui permirent pas et le retinrent par de très sages raisons en effet, disaient-ils, s’ils étaient vaincus avec lui, ils perdraient tout espoir ; si, au contraire, défaits avec une partie de leurs troupes, ils se réfugiaient auprès de lui avec le reste, il pourrait réparer leurs forces. De plus, son absence ferait croire aux ennemis qu’il avait encore une autre armée en réserve autour de lui. Obéissant à ce conseil, il résolut de demeurer de sa personne aux Retranchements et d’envoyer au combat ses amis et ses généraux : il les exhorte à montrer ardeur, fidélité et gratitude pour les bons procédés qu’ils avaient reçus de lui. Il suppliait que, si l’on s’emparait de son fils Absalon, on l’épargnât, menaçant d’attenter lui-même à ses jours, si son fils venait à succomber. Et David demande à Dieu la victoire pour ses amis et les expédie en avant.
[1] II Samuel, XVIII, 1.
[2] II Samuel, XVII, 24.
[3] Hébreu : Yithra le Yisreélite (LXX : Ίεθερ ό Ίεζραηλίτης).
[4] Comme LXX ; hébreu : Abigal.
[5] Le résultat du dénombrement manque dans la Bible (II Samuel, XVIII, 1).
[6] Hébreu : Ithaï de Gath.
2.[7] Joab déploya ses troupes face aux ennemis dans une vaste plaine ceinte d’un bois à l’arrière[8] ; Absalon fait aussi sortir son armée. Le combat engagé, de part et d’autre on fit des prodiges de vigueur et d’audace ; les uns, voulant rendre son trône à David, s’exposaient aux dangers de toute leur ardeur ; les autres, pour empêcher qu’il ne fut arraché à Absalon, et que le fils ne reçût de son père le châtiment de sa témérité, étaient prêts à tout tenter ou à tout souffrir. D’autre part, ceux-ci, supérieurs en nombre, s’indignaient à la pensée de la honte immense qu’il y aurait à être vaincus par la petite armée de Joab et de ses collègues, et les soldats de David mettaient leur amour-propre à triompher de tant de milliers de combattants ; ainsi la mêlée devint acharnée, mais la victoire resta aux gens de David, qui l’emportaient en vigueur et en expérience militaire[9]. Comme les ennemis s’enfuyaient à travers bois et ravins, ils les poursuivirent, en firent quelques-uns prisonniers, en tuèrent un grand nombre, de sorte qu’il succomba plus de fuyards que de combattants : il en tomba, en effet, environ vingt mille ce jour-là. Les soldats de David se portèrent de tout côté vers Absalon, reconnaissable à sa beauté et à sa grande taille. Comme il craignait d’être pris, il enfourcha sa mule royale pour s’échapper. Emporté dans sa fuite rapide, soulevé par les sauts de sa bête et le vent, sa chevelure s’enchevêtra dans un arbre rugueux qui déployait de longues branches ; il resta ainsi suspendu d’extraordinaire façon. Et, tandis que la bête, entraînée par son élan, continuait sa course comme si elle portait encore son maître sur son dos, lui, retenu en l’air par les branches, fut pris par les ennemis. Un soldat de David vit le fait et avertit Joab ; celui-ci promit de lui donner cinquante sicles[10] s’il tuait Absalon d’un coup de javeline : « Quand même, dit-il, tu m’en offrirais mille, je ne saurais agir ainsi à l’égard du fils de mon maître, surtout après que nous l’avons tous entendu nous supplier d’épargner le jeune homme. » Cependant Joab l’obligea de lui indiquer où il avait vu Absalon suspendu, et il alla le percer d’une flèche au cœur[11]. Alors les écuyers qui portaient les armes de Joab, s’étant rangés autour de l’arbre, tirèrent à eux le cadavre[12] et le jetèrent dans une fosse profonde et béante qu’ils remplirent de pierres de manière à lui faire prendre l’aspect et la grandeur d’un sépulcre. Puis Joab, ayant fait sonner la retraite, empêche ses soldats de poursuivre davantage les troupes ennemies, par égard pour des hommes de leur race.
[7] II Samuel, XVIII, 6.
[8] Δρυμόν, comme LXX, traduisant ainsi le mot hébreu.
[9] C’est toujours l’écrivain militaire qui brode sur les brèves indications de la Bible.
[10] Bible : 10 sicles d’argent. La version lucienne a 50 sicles comme Josèphe.
[11] Bible : trois dards.
[12] Dans la Bible, dix écuyers de Joab achèvent Absalon.
3.[13] Absalon avait érigé dans la Vallée royale une stèle de marbre, à deux stades de distance[14] de Jérusalem, colonne qu’il avait appelée « la Main d’Absalon », disant que, si même ses enfants venaient à mourir[15], son nom resterait sur cette stèle. Il avait trois fils et une fille nommée Thamara, comme nous l’avons dit précédemment[16]. De l’union de celle-ci avec Roboam, petit-fils de David, naquit un fils à qui devait échoir la royauté, Abias. Mais nous en parlerons plus tard, en temps et lieu.
[13] II Samuel, XVIII, 18.
[14] Distance ajoutée par Josèphe.
[15] La Bible fait dire à Absalon : « Je n’ai point de fils ». Josèphe s’est préoccupé de résoudre la contradiction entre ce verset et II Samuel, XIV, 27 (Il naquit à Absalom trois fils, etc.) qu’il reproduit ici.
[16] Cf. note 170.
Après la mort d’Absalon, le peuple se dispersa et rentra dans ses foyers.
4.[17] Achimas, le fils du grand-prêtre Sadoc, aborda Joab, et lui demanda la permission d’aller annoncer la victoire à David et de le féliciter d’avoir obtenu le secours et la sollicitude de Dieu. Mais Joab le pria de demeurer ; il ne convenait pas, disait-il, qu’après avoir été toujours un messager de bonnes nouvelles, il s’en allât maintenant annoncer au roi la mort de son fils. Ayant donc appelé Chousi[18], c’est à lui qu’il confia la tâche d’annoncer au roi ce qu’il avait vu de ses yeux. Cependant, comme Achimas insistait derechef pour être chargé de porter la nouvelle, promettant de limiter son message à l’annonce de la victoire et de taire la mort d’Absalon, Joab lui permit de se rendre auprès de David. Il prend alors le chemin le plus court, qu’il était seul à connaître, et devance Chousi. David était assis entre les deux portes de la ville, attendant que quelqu’un vint du combat lui en annoncer l’issue, quand un des guetteurs vit accourir Achimas, sans pouvoir discerner ses traits, et dit au roi qu’il voyait un homme se hâter vers lui. David s’écrie que c’est un messager de bonheur. Un instant après, la sentinelle lui signala un autre coureur qui suivait le premier. « C’est encore un (bon) messager[19], » dit le roi. Cependant la sentinelle, distinguant enfin Achimas qui s’était rapproché, annonça au roi le fils du grand-prêtre Sadoc. David, tout joyeux, s’écria que c’était là un messager d’heureux événements et qu’il lui apportait sans doute du combat quelque nouvelle conforme à ses vœux.
[17] II Samuel, XVIII, 19.
[18] Comme les LXX, Josèphe assimile le personnage nommé ici au conseiller Chousi nommé plus haut. Dans l’hébreu, on lit ici non Chousi, mais le Kouschite ou l’Éthiopien.
[19] II Samuel, XVIII, 28. Le mot άγαθόν a été introduit par l’édition princeps. Il faut ou le maintenir ici ou supprimer άγαθών deux lignes plus haut. (T. R.)
5.[20] Au moment où le roi parlait ainsi, Achimas apparaît, et se prosterne devant lui. Le roi lui demande des nouvelles de la bataille ; il lui annonce victoire et succès. Alors le roi lui demande ce qu’est devenu son fils ; le messager répond qu’il s’est empressé d’accourir vers David, dès que la déroute des ennemis s’est prononcée, qu’il a entendu une grande clameur des gens à la poursuite d’Absalon, mais qu’il n’a rien pu apprendre davantage, parce que, sur l’ordre de Joab, il s’était dépêché d’aller lui rendre compte de la victoire. A ce moment Chousi survient à son tour, salue le roi et lui confirme la victoire. David l’interroge au sujet de son fils. Et lui : « Puissent tous tes ennemis, dit-il, subir le même sort qu’Absalon ! » à ces paroles, la joie de la victoire, si grande qu’elle fut, ne subsista ni dans l’âme du roi, ni dans celle de ses soldats. David, ayant gravi l’endroit le plus élevé de la ville[21], se mit à pleurer son fils, se frappant la poitrine, s’arrachant les cheveux, se maltraitant de toutes les façons : « Mon enfant, s’écriait-il, plût au ciel que la mort m’eût atteint et que j’eusse péri avec toi[22] ! » Naturellement tendre pour les siens, c’était ce fils là qu’il chérissait le plus. L’armée et Joab, avant appris que le roi se lamentait ainsi sur son fils, se firent scrupule de pénétrer dans la ville avec l’appareil de vainqueurs : ils y entrèrent tous tête basse et en larmes ainsi qu’après une défaite. Comme le roi avait la tête voilée et gémissait sur son fils, Joab entre chez lui et cherche à le consoler : « Ô maître, dit-il, ne vois-tu pas que tu te déconsidères toi-même en agissant de la sorte ? Tu sembles haïr ceux qui t’aiment, qui ont affronté le danger pour toi, tu sembles te haïr toi-même et ta famille, chérir, d’autre part, tes pires ennemis et regretter la disparition de ceux qu’a frappés un juste trépas. Car si Absalon avait triomphé et affermi son trône, il n’aurait pas laissé le moindre vestige d’aucun d’entre nous ; tous, à commencer par toi et tes enfants, nous eussions péri misérablement, et nos ennemis, loin de nous pleurer, se seraient réjouis et auraient châtié ceux qui se fussent avisés de plaindre nos malheurs. Et toi, ne rougis-tu pas d’en user ainsi à l’égard d’un homme d’autant plus digne de ta haine que c’est envers un père qu’il a montré tant d’impiété ? Chasse donc ce chagrin injuste, avance-toi, fais-toi voir à tes soldats et félicite-les de la bravoure qu’ils ont montrée dans les combats ; pour moi, si tu persistes dans ton attitude actuelle, je persuaderai aujourd’hui même le peuple de se détacher de toi et de donner le trône à un autre[23], et alors je te causerai un deuil plus amer et cette fois bien fondé. » Par ces paroles Joab détourna le roi de son chagrin et le ramena au juste sentiment de ses devoirs. David change de vêtements, revêt un appareil digne d’affronter la vue du peuple et vient s’asseoir devant les portes ; toute la multitude l’apprend, accourt vers lui et lui rend hommage.
[20] II Samuel, XIX, 1.
[21] Hébreu : Aliyyath haschaar, « la chambre haute de la porte » ; LXX : εϊς τό ύπερώσν τής πύλης. — On peut se demander si πόλεως dans le texte de Josèphe n’est pas une altération de πόλης. (T. R.)
[22] Bible : à ta place (LXX : άντί σοΰ).
[23] Bible : « Nul ne demeurera avec toi cette nuit. » — La menace de défection est plus voilée.