Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XV

« Leurs pères, dit-il, traitaient ainsi les prophètes. » O Christ inconstant et versatile, tantôt destructeur, tantôt vengeur des prophètes. Il les détruit comme rival, en convertissant leurs disciples ; il se les concilie comme amis, en flétrissant leurs ennemis. Mais autant la défense des prophètes est incompatible avec le christ de Marcion qui venait, les détruire, autant il convient au Christ du Créateur de condamner les meurtriers de ces mêmes prophètes dont il accomplissait fidèlement les oracles. Autre raison. Reprocher aux enfants les crimes de leurs pères était bien plus l’œuvre du Créateur que d’un Dieu débonnaire, sans châtiment même pour les prévarications personnelles.

— Mais, dis-tu, établir l’iniquité des Juifs, en montrant qu’ils avaient immolé les prophètes, ce n’était pas défendre les prophètes.

— Que lui importait la prévarication des Juifs ? Ils ne méritaient que son éloge et son approbation en poursuivant des hommes dont le Dieu débonnaire, après tant de siècles d’apathie, venait ruiner l’empire. Mais je te comprends ; il n’était plus le Dieu exclusivement bon, et un séjour de quelques aimées auprès du Créateur avait arraché à son indifférence le dieu d’Epicure. Voilà, en effet, qu’infidèle à ses précédents, il s’emporte à des malédictions, capable enfin de ressentiment et de colère. « Malheur, malheur à vous ! » s’écrie-t-il. On nous conteste la portée de ce mot ; on veut qu’il renferme moins une malédiction qu’un avertissement. Malédiction, ou avertissement, peu nous importe, puisque l’avertissement ne va point sans l’aiguillon de la menace, plus amère encore par cette imprécation : Malheur ! L’avertissement et la menace appartiennent à qui sait s’irriter : point d’avertissements ni de menaces de punir une faute, sans vengeance pour la châtier ; point de vengeance s’il n’y a possibilité de colère. D’autres, tout en souscrivant à la réalité de la malédiction, veulent que cet anathème, au lieu d’être la pensée du Christ et de lui appartenir, n’apparaisse ici que comme contraste, afin de relever par l’inflexibilité du Créateur, l’indulgente bonté de ses propres bénédictions ! Comme si la longanimité n’était pas aussi l’apanage du Créateur ! Comme s’il n’avait pas des entrailles de père avec la sévérité de juge ! En effet, après avoir déployé la miséricorde dans les béatitudes, il déployait la justice dans les malédictions, développant toute l’étendue de sa doctrine, afin d’incliner les hommes, d’une part à mériter l’amour, de l’autre à se prémunir contre la haine. « Je t’ai proposé la bénédiction et la malédiction, » avait-il dit anciennement. Oracle qui présageait la même disposition dans l’Evangile !

D’ailleurs, qu’il est inconséquent, le Dieu qui, pour m’insinuer sa miséricorde, m’oppose la cruauté de son rival ! La recommandation qui s’appuie sur la diffamation est de faible valeur. Il y a mieux. En mettant son indulgence en parallèle avec la cruauté du Créateur, il affirme qu’il est redoutable. Redoutable ! il faut donc que je travaille à lui complaire, au lieu de le négliger. Et ne voilà-t-il pas que le christ de Marcion commence à prêcher dans les intérêts de son rival ? Et puis si les imprécations contre les riches appartiennent au Créateur, le Christ son ennemi, sans courroux contre les riches, regarde d’un œil pacifique, ce qui fait la matière de leur condamnation, l’orgueil, la vaine gloire, l’amour du siècle, le mépris de Dieu, toutes choses auxquelles le Créateur a dit : Malheur ! Mais comment la réprobation des riches ne viendrait-elle pas du même Dieu qui louait les pauvres précédemment ? Qui approuve une chose, réprouve son contraire. Si la malédiction contre les riches retourne de plein droit au Créateur, il en résulte que la bénédiction promise aux mendiants lui appartient aussi. L’œuvre toute entière du Christ devient donc l’œuvre du Créateur. Assigneras-tu au dieu de Marcion la bénédiction promise aux mendiants ? A lui aussi reviendra la malédiction contre les riches. Alors il ressemble au Créateur, bon d’un côté, formidable de l’autre ! Alors plus de fondement à la distinction en vertu de laquelle on établit deux divinités ; et cette distinction une fois anéantie, que reste-t-il sur ses ruines ? le Créateur pour Dieu unique. Conséquemment, si Malheur ! est l’anathème de la malédiction, ou tout au moins l’expression de quelque réprimande sévère ; si ce sont les riches que mon Christ foudroie par ce mot, j’ai à démontrer que le Créateur méprise également les riches, comme tout à l’heure il se déclarait l’avocat des pauvres, afin que dans ces oracles je fasse encore toucher du doigt le Christ du Créateur.

Il est bien vrai que le Créateur enrichit Salomon. Mais ce monarque, maître d’un choix laissé à sa disposition, ayant mieux aimé demander un don qu’il savait agréable à Dieu, la sagesse mérita les richesses en les dédaignant. Toutefois il n’est pas indigne de Dieu d’accorder des richesses qui servent à ceux qui les possèdent, et qu’on puisse appliquer à des œuvres de justice et de miséricorde. Mais ce sont les vices qui accompagnent l’opulence que l’Evangile frappe par cet anathème : « Malheur aux riches ! parce que vous avez votre consolation dans ce monde, » ajoute-t-il. Consolation par vos trésors ; consolation par la vaine gloire ; consolation par les jouissances mondaines qui en sont la suite ! C’est ce qui inspirait ces paroles à Moïse dans le Deutéronome : « De peur qu’après avoir mangé, après vous être rassasiés, après avoir bâti de superbes maisons, et vous y être établis, après avoir multiplié vos troupeaux de bœufs et de brebis, après avoir eu de l’or, de l’argent, et toutes choses en abondance, votre cœur ne s’élève et ne se souvienne plus du Seigneur votre Dieu. » Ainsi encore, lorsque le roi Ezéchias, enflé de puissance, se glorifie, devant les ambassadeurs de la Perse, de l’étendue de ses trésors, au lieu de mettre sa gloire en Dieu, le Créateur laisse éclater sa colère contre lui par la bouche de son prophète : « Voilà que les jours viendront, et les richesses amassées dans ton palais depuis tes pères jusqu’à toi, seront transportées à Babylone. » Même déclaration dans Jérémie : « Que le riche ne mette pas sa gloire dans les richesses ! que celui qui se glorifie, se glorifie dans Dieu ! » Ailleurs, il s’élève contre les filles de Sion, enorgueillies de leur pompe et de leurs trésors. Plus loin, il s’adresse ainsi aux nobles et aux superbes. « Le sépulcre s’est élargi, et a ouvert ses gouffres immenses. Ils y descendront ces premiers de la nation, ces hommes revêtus de gloire, confondus avec le peuple. » Ne retrouvons-nous pas ici le « Malheur aux riches » du Christ ? « L’homme puissant sera humilié, » c’est-à-dire l’homme ivre de son opulence. « Les yeux du superbe seront obscurcis, » c’est-à-dire, celui qui recueillait des hommages adressés à sa fortune. Il revient sur ce sujet : « Mais voilà que le Seigneur, le Dieu des armées, brisera le vase d’argile : les puissants seront renversés, les orgueilleux seront humiliés. Le fer détruira cette grandeur superbe. » A qui, mieux qu’aux riches, s’applique cette menace ?

« Parce qu’ils ont reçu leur consolation dans ce monde, » par la gloire, l’éclat et les honneurs attachés à leurs richesses… Dans le Psaume 48, il nous rassure contre leur orgueil : « Ne craignez point l’homme quand il accroîtra son opulence, et qu’il étendra la gloire de sa maison. A la mort, il n’emportera pas son opulence, et sa gloire ne descendra pas avec lui dans le tombeau. » « Ne soupirez point après les richesses, » est-il dit au Psaume 61. « Si vos richesses se multiplient, n’y attachez point votre cœur. » Que dirai-je encore ? Cette imprécation elle-même : Malheur ! Amos la fulmina autrefois contre ces hommes qui nagent dans les délices. « Malheur à vous qui dormez sur des lits d’ivoire, et vous étendez mollement sur votre couche ! qui mangez les agneaux choisis et les génisses grasses ; qui chantez aux accords de la lyre ; qui avez pris tons ces biens fugitifs pour des biens permanents ; qui buvez dans de larges coupes un vin délicieux, et répandez sur vous les parfums les plus exquis ! »

Ainsi, quand même je montrerais le Créateur détournant seulement des richesses sans condamner les riches dans les mêmes termes que le Christ, personne ne douterait que la menace contre les riches ne soit partie de la même bouche qui, la première, détournait des richesses. La menace se joignait à la dissuasion : « Malheur à vous, s’écrie-t-il, à vous qui êtes rassasiés ; car vous aurez faim ! à vous qui riez maintenant ; car vous gémirez et vous pleurerez ! » Ces paroles répondent aux bénédictions précédentes du Créateur : « Voilà que mes serviteurs seront rassasiés, et vous, vous aurez faim. » Oui, parce que vous avez été rassasiés ici-bas, « Voilà que mes serviteurs se réjouiront, et vous, vous serez confondus. Vous pleurerez, vous qui riez maintenant. » En effet, de même que, chez le Psalmiste, « Ceux qui auront semé dans les larmes, moissonneront dans l’allégresse, » de même au livre de l’Evangile, « Ceux qui sèment dans les rires et la joie, moissonneront dans les larmes. » Principes éternels posés autrefois par le Créateur, et renouvelés par le Christ, qui les emprunta de la loi ancienne, mais sans y rien changer.

« Malheur à vous, quand tous les hommes diront du bien de vous ! car leurs pères traitaient ainsi les faux prophètes. » Le Créateur accuse également par la bouche d’Isaïe ceux qui recherchent la bénédiction et la louange humaine. « Mon peuple, ceux qui t’appellent heureux, le trompent. Ils dérobent à tes yeux le sentier droit où tu dois marcher. » Ailleurs, il défend à l’homme de se confier en un bras de chair, comme tout à l’heure dans les applaudissements de l’homme. « Maudit l’homme qui place sa confiance dans l’homme. » Ouvrez le Psaume 117 : « Il est bon de se confier dans le Seigneur plutôt que dans l’homme. Il est bon d’espérer dans le Seigneur plutôt que dans les princes de la terre. » Ainsi, tout ce que l’ambition attend de l’homme, le Créateur le réprouve au lieu de le bénir. Il a droit également de reprocher aux pères, et d’avoir loué ou béni les faux prophètes, et d’avoir torturé ou répudié les prophètes véritables. De même que les outrages prodigués aux prophètes n’auraient pas touché le Dieu des faux prophètes ; ainsi, les applaudissements donnés aux faux prophètes ne pouvaient déplaire qu’au Dieu des vrais prophètes.

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