Préparation évangélique

LIVRE VI

CHAPITRE VI
RÉFUTATION DE LA DOCTRINE SUR LE DESTIN

Vous voyez maintenant, à n’en plus douter, je pense, qu’il n’y avait vraiment rien de divin dans les oracles. Comment supposer en effet que la divinité puisse se tromper ou mentir, elle dont l’essence est la véracité et l’infaillibilité ? Comment supposer qu’un bon génie puisse quelquefois tromper par des réponses fausses ceux qui le consultent ? Regarderez-vous comme supérieurs à la nature humaine des êtres qui peuvent être enchaînés par le mouvement et l’influence des astres ? Un homme, un simple mortel, pour peu qu’il estime la vertu, ne mentira jamais, parce qu’il préfère la vérité à tout : et il ne couvrira pas ses mensonges du prétexte de la fatalité ou du mouvement des astres. Qu’on fasse briller à ses yeux le fer et le feu, pour le contraindre à trahir la vérité, il répondra toujours avec une invincible liberté :

« Viens avec le fer et le feu ; coupe, brûle ma chair, abreuve-toi de mon sang : mais les astres s’abaisseront sur la terre, la terre s’étêtera jusqu’aux cieux avant que tu m’arraches un mensonge. »

Mais le démon, qui se faisait un jeu de tromper les peuples, avait intenté cet habile stratagème pour en imposer à la crédulité des hommes simples : s’il lui arrivait de ne pas rencontrer juste dans la prédiction des choses futures, il lui restait une ressource dans la fatalité. Avec cette doctrine qui faisait tout dépendre du destin, et qui nous enlevait notre libre arbitre en l’assujettissant à la fatalité, vous pourrez recevoir dans quel abîme de dégradation les démons ont dû précipiter leurs sectateurs. En effet, s’il faut attribuer au destin et à l’influence des astres non seulement nos actions extérieures, mais encore Ies pensées intimes de notre âme ; si une inévitable nécessité fait peser son joug jusque sur la volonté humaine, c’en est fait de la philosophie et de la religion. Quel mérite auront en effet ceux qui se montreront zélés à cultiver la vertu ? Il n’y a plus d’amour de Dieu, plus de travail qui soit digne de récompense, puisque tout est le résultat d’une invincible destinée. Il n’est donc plus permis de reprocher aux scélérats leurs désordres, aux impies leurs blasphèmes ni de témoigner de l’admiration pour les sectateurs de la vérité. Ainsi, je le répète, c’en sera fait de la gloire de la philosophie, puisqu’elle sera le fruit non plus d’une méditation sérieuse, d’une application libre, mais d’une irrésistible nécessité résultant du mouvement des astres. Voyez donc après cela dans quelles affreuses doctrines ces merveilleuses divinités ont plongé leurs partisans ; voyez comme cet admirable système, est parfaitement propre à inspirer le goût de tous les dérèglements et de tous les vices, détruisant ainsi tous les fondement de la vie morale. Si, en effet, d’après ces divins oracles, la vérité n’est pas plus notre ouvrage que le mensonge, mais que l’une et l’autre doivent être attribut à la fatalité ; si cette fatalité est le principe de nos inclinations pour la guerre ou pour les autres professions de la vie, quel homme ne se laissera pas aller à la négligence et à l’indolence pour tout ce qui ne peut s’acquérir sans peine et sans travail ? Car s’il est vrai que les choses arrivent d’après les lois du destin, soit que nous y concourions par nos travaux, soit que nous ne fassions rien de notre côté, ne serait-ce pas une folie de ne pas choisir le parti le plus commode, sans se mettre en peine du résultat, puisque la nécessité fera seule ce que nous devrions obtenir par nos travaux ? Aussi il n’est pas rare d’entendre des gens s’exprimer de la sorte : Ceci m’arrivera infailliblement ; si c’est ma destinée, qu’ai-je besoin de me tourmenter ? En effet si celui qui a du penchant pour le métier des armes ne l’embrasse point par sa propre volonté, mais parce qu’il y est contraint par une puissance étrangère, pourquoi n’en dirait-on pas autant de celui qui s’abandonne au brigandage, qui viole les tombeaux, qui se livre à l’impiété et au libertinage, comme aussi de celui en qui germent des goûts plus honnêtes et plus louables ? Telle est, en effet, la conséquence rigoureuse de la doctrine de la fatalité. Supposez donc un homme imbu de ces principes, c’est-à-dire un homme convaincu que rien de ce qu’il fait n’est le résultat de sa libre volonté, mais d’une force étrangère et indépendante de lui, comment cet homme recevra-t-il les avertissements et les leçons de celui qui viendra l’exhorter à s’abstenir des désordres dont nous avons parlé ? A de semblables conseils il fera la réponse qui fut faite autrefois en pareille occasion. Mon ami, dira-t-il, j’admire vraiment vos conseils ; mais suis-je donc libre de changer les décrets du destin ? A quoi bon faire des efforts inutiles pour arriver à une chose que je ne saurais même désirer, si le destin n’en a mis en moi le désir ? Si le destin l’a fixé, j’aurai ce désir indépendamment de vos conseils, par la seule force de la nécessité. Pourquoi donc vous donner une peine inutile ? Vous me direz que c’est aussi le destin qui vous force à me donner ces conseils, et à vous efforcer de me persuader : mais alors pourquoi tant de zèle ? Votre exhortation est vaine et inutile : si c’est ma destinée, je travaillerai à me corriger ; mais si le destin en a décidé autrement, il arrivera infailliblement que nous avons perdu notre temps et notre peine, vous et moi. En effet avec ce système de la fatalité, un homme ne devrait-il pas renoncer à tout soin et se dire à lui-même : Allons, je ne ferai plus rien, je ne me fatiguerai pas inutilement, parce qu’il m’arrivera dans tous les cas ce que le destin a décrété. Celui donc qui s’occupe d’une chose ou qui excite un autre à s’en occuper, qu’il s’anime lui-même ou qui amine quelqu’un pour atteindre un but, par exemple, à céder ou à ne pas céder, à faire une faute ou à ne pas la faire, à blâmer une mauvaise action et à en louer une bonne, celui-là suppose évidemment en nous la liberté d’agir ou de ne pas agir, et s’il parle de fatalité et de destin, ce n’est qu’un mot vide de sens. C’est comme si l’on donnait le nom de mal à l’ordre essentiellement bon qui régit toute la nature animée. Ainsi, quand nous instruisons nos enfants, quand nous châtions un serviteur qui a fait une faute, quand nous voulons une chose ou que nous ne la voulons pas, nous sentons très bien que nous ne cédons point en cela à une cause étrangère, mais que nous nous portons à ces divers actes de nous-mêmes et de notre propre mouvement. Attribuer ces différentes déterminations à la fatalité et aux décrets du destin, ce serait une dangereuse erreur qui détruirait à la fois la raison des résolutions que nous formons pour nous-mêmes, et celle des conseils et des exhortations que nous adressons aux autres ; deux choses qui contribuent beaucoup cependant au bon ordre et à l’avantage des choses humaines. Ce système de la fatalité renverse aussi toutes les lois établies pour le bien de l’humanité. Qu’est-ce que c’est en effet qu’imposer une obligation ou faire une défense à quelqu’un qui est sous l’empire d’une force étrangère ? Châtier un coupable est une injustice, puisque dans ce système il ne saurait y avoir de culpabilité ; récompenser la vertu est une absurdité, par la même raison : or cependant les récompenses et les châtiments, voilà les deux grands mobiles sur lesquels sont fondées la fuite du crime et la pratique de la vertu. Cette doctrine est aussi la ruine de toute piété et de toute religion, puisque ni les dieux ni les oracles eux-mêmes ne peuvent dans cette hypothèse être utiles en aucune manière au genre humain, soumis, comme ils le sont a une irrésistible nécessité. Dire que, semblables aux animaux, nous cédons à l’action d’une force étrangère, voulant une chose par nécessité, faisant une autre contre notre inclination, c’est le comble de l’abaissement et de la dégradation, puisque nous ne pouvons nous empêcher de sentir que c’est par un mouvement libre de notre propre volonté que nous nous portons vers un objet, que nous nous éloignons d’un autre : d’où il suit que nous devons nous imputer à nous-mêmes le succès ou le revers, puisque aucune force étrangère ne fait violence à notre volonté, et que c’est de notre plein gré que nous choisissons ce parti, que nous fuyons ou que nous négligeons cet autre. Ainsi quand nous éprouvons de la douleur ou de la peine, quand nous voyons on entendons une chose, nous nous rendons parfaitement compte que les sensations que nous éprouvons résultent de la chose même, et non point du raisonnement ; que c’est de nous-mêmes et de notre propre mouvement que parmi plusieurs objets, nous nous portons vers les uns, nous avons horreur des autres, tant nous avons la conscience de notre libre arbitre. Il est donc impossible de ne pas avouer que ce libre arbitre vient de la nature intelligente et raisonnable que nous avons en nous. Je sais que cette multitude d’événements qui arrivent tous les jours contre notre propre volonté font une vive impression sur l’esprit du vulgaire ; mais c’est que l’on ne fait pas réflexion, comme on le devrait, à la nature des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons, et à la manière dont se passent les événements qui ne dépendent pas de nous. Ainsi loin d’attribuer ces événements à un aveugle destin, il faudrait en voir la cause dans les décrets d’une Providence dont la sagesse règle l’univers. Poursuivons donc et attachons-nous sérieusement à cette question. C’est un dogme de la vraie religion que l’existence des créatures, et l’ordre qui règne entre elles, est le résultat d’un acte de la Providence de Dieu. Quant à chacune d’elles en particulier, les unes sont mues par l’habitude, les autres par la nature, celles-ci par l’impulsion de leurs sens, celles-là par la raison, le jugement et la volonté. Il y a des choses qui ont lieu d’après une raison supérieure, d’autres qui arrivent comme conséquences de celles qui les ont précédées : de là cette merveilleuse variété qui règne dans l’univers, dont l’auteur a distribué à chaque classe d’êtres une nature spéciale et distincte. Ce serait donc une chose difficile que d’entreprendre d’expliquer la nature et le mode d’existence de toute cette variété de sujets ; mais il n’est pas si difficile d’établir l’existence du libre arbitre, et voici de quelle manière on y peut parvenir : L’homme n’est pas formé d’une substance unique ni d’une seule nature ; mais composé de deux substances hétérogènes, savoir, d’un corps et d’une âme : le corps est lié à l’âme comme pour lui servir d’instrument, l’âme est intelligente en vertu d’une lumière supérieure qui l’éclaire : le corps est dépourvu de raison, l’âme est raisonnable ; le premier est sujet à la corruption, l’autre est incorruptible ; l’un est mortel, l’autre est immortelle, de sorte que par le corps nous participons à la nature des animaux et des brutes, mais par l’âme nous tenons de la nature intelligente et immortelle. Il n’est donc pas étonnant que ce tout, composé d’une double substance, ait aussi une double condition d’existence ; que tantôt il obéisse à sa nature corporelle, et que tantôt il jouisse de la liberté que lui donne la portion de lui-même qui l’approche plus de la divinité : qu’il soit tantôt libre et tantôt esclave, c’est la conséquence de la nature de son être, que Dieu, pour des raisons à lui connues, a composé d’une âme et d’un corps. C’est donc une grave erreur et un étrange abus du mot destin que d’appliquer ce nom à tout ce qui appartient à la nature du corps et de l’âme. Car si le destin est une nécessité insurmontable ; si d’un autre côté le corps et l’âme sont privés de la jouissance de plusieurs choses qui leur conviennent naturellement, et qu’au contraire une foule d’accidents arrivent à l’âme et au corps par des causes étrangères, comment peut-on confondre sous une même dénomination la nature et le destin ? En effet s’il est impossible d’échapper au destin, puisque c’est une nécessité immuable, et si d’un autre côté, comme je l’ai déjà dit, il arrive au corps et à l’âme une foule d’accidents qui sont opposés à la nature de l’un et de l’autre, c’est donc une erreur que d’appeler du même nom la nature et le destin. Parmi les choses qui nous arrivent, il y en a qui se font par notre propre volonté et notre délibération intime, par exemple, tout ce qui est conforme à la nature de l’âme ; il y en a d’autres qui conviennent à la nature du corps ; il y en a d’autres enfin qui conviennent à la nature de l’un et de l’autre, c’est-à-dire du corps et de l’âme, mais qui sont produites par une cause étrangère. Mais il ne faut jamais séparer de leur principe ni les choses qui sont le résultat de notre liberté, ni celles qui sont en rapport avec la nature de notre corps, ni celles qui sont dues par hasard à une cause étrangère : or le principe de tout ce qui se fait, soit par notre liberté, soit selon la nature corporelle, soit par l’accident des causes extérieures, ce principe est Dieu, le créateur et l’auteur de toutes choses. Car il faut entendre de tout cela cette parole de l’Écriture :

« Il a dit, et toutes choses ont été faites ; il a ordonné, et tout a été créé. »

S’il nous arrive donc quelquefois le contraire de ce que la volonté désire, souvenons-nous que c’est la conséquence de l’union du double principe qui nous constitue, je veux dire le corps et l’âme. De le vient que l’âme, qui est de sa nature, spirituelle et intelligente, unie au corps d’un enfant, participe contre sa propre nature à la faiblesse propre à cet âge, faiblesse qui la rend presque semblable à la brute. De là encore l’âme, qui est naturellement sage et raisonnable, perd cet attribut par quelque accident grave arrivé au corps. De même aussi la vieillesse, lorsque le cours de la nature l’a amenée au corps, enlève pareillement à l’âme cette énergie, cette vigueur qu’elle avait au temps où le corps était dans la fleur de l’âge ; elle émousse même la raison qui est cependant l’attribut essentiel de l’âme, substance intelligente de sa nature. Il arrive aussi quelquefois que les coups portés au corps, les douleurs qu’il éprouve, les mutilations qu’il subit, Influent sur l’âme jusqu’à lui faire perdre sa liberté naturelle, et la faire céder aux accidents du corps en vertu de son union avec lui. Ainsi il est évident que l’âme, malgré sa liberté naturelle, se trouve enchaînée quelquefois par la constitution naturelle du corps, quelquefois par les accidents étrangers. Cependant notre libre arbitre conserve souvent assez de force et d’énergie pour résister et s’opposer vigoureusement aux exigences du corps ou des accidents qui résultent des causes étrangères. Ainsi il est de la nature du corps de porter l’homme à l’amour des jouissances sensuelles ; mais l’âme sait, malgré ce penchant de la nature corporelle, suivre les lois de la tempérance, et mettre un frein à cette passion de la sensualité. Que le corps soit assujetti aux rigueurs de la faim, de la soif, du froid ou à d’autres accidents semblables, il cherchera naturellement le remède à ses maux, la satisfaction de ses besoins ; mais l’âme, par des raisons de tempérance ou pour obéir aux conseils de la religion, lui impose quelquefois plusieurs jours d’abstinence, et soumet ainsi les désirs naturels du corps à la puissance de sa raison et de sa volonté. Ainsi, de sa nature, le corps aime les jouissances de la volupté et les plaisirs de la mollesse ; et cependant l’amour de la vertu fait quelquefois embrasser à l’âme un genre de vie pénible et austère. On a vu même quelquefois des hommes, pour se précipiter dans des excès plus honteux, abandonner les penchants naturels du corps, et chercher dans des abominations contre nature la satisfaction de leur sales passions. Ainsi la raison ne cède pas toujours à la nature : quelquefois elle use de sa supériorité, mais quelquefois aussi elle se laisse vaincre, ainsi elle est tantôt maîtresse, tantôt esclave ; c’est au point que si elle juge que la vie lui devient inutile ou dangereuse, elle arme les mains de son propre corps pour se débarrasser de la vie avant le temps. Si l’âme n’avait du reste des combats à livrer que contre la nature corporelle avec laquelle elle est unie, ce serait peu ; mais Dieu a placé la vie de l’homme au milieu d’une multitude de dangers : ainsi l’homme doit vivre au milieu des bêtes féroces, des reptiles venimeux, entouré du feu, de l’eau, de l’atmosphère, et exposé par conséquent à l’influence de toutes ces substances diverses et hétérogènes : il n’est donc pas étonnant qu’il ait à combattre non seulement la nature corporelle dont il est composé, mais encore une foule d’accidents produits par les causes étrangères au milieu desquelles il passe sa vie mortelle, condamné à leur opposer une résistance opiniâtre. La variété de nos aliments, les vicissitudes de la température de l’atmosphère, le froid rigoureux ou la chaleur excessive, et une foule d’autres choses qui se font selon les lois qui sont propres à chacune d’elles, lorsqu’elles se trouvent par hasard en contact avec nous, causent un trouble extraordinaire même dans notre âme, quoique essentiellement libre par elle-même ; mais ceci a lieu à cause de son union avec notre corps, qui est constitué de telle sorte, qu’il ne peut supporter, sans en ressentir l’effet, l’action des choses extérieures, ce qui fait qu’il se laisse souvent subjuguer par elles, bien qu’elles suivent leurs lois naturelles. Nous devons aussi passer notre vie avec des hommes constitués de la même manière que nous : comme ils font usage de leur liberté individuelle, il arrive souvent qu’ils nous privent par-là de l’exercice de quelques-unes de nos facultés : il faut alors que nous nous soumettions à la volonté des autres, lorsqu’ils abusent ainsi de nous, soit par rapport au corps, soit par rapport à l’âme. Car de même que notre corps subit l’influence de mille accidents produits par des causes extérieures, de même notre volonté se laisse entraîner à une foule d’opinions étrangères, et elle y cède, quoique librement et de son plein gré. De là vient quelle est susceptible de devenir tantôt meilleure et tantôt plus mauvaise ; car nous contractons les vices des méchants en les fréquentant, comme nous prenons par l’habitude de vivre avec eux les vertus des gens de bien.

Les mauvais entretiens, dit l’apôtre S. Paul, corrompent les bonnes mœurs, de même que la fréquentation des gens vertueux nous sauve et nous rend meilleurs. Cependant quoique la faculté de l’intelligence dont nous sommes doués soit entraînée en divers sens par des raisonnements étrangers, elle montre quelquefois assez de force pour s’en rendre supérieure, preuve de son essence véritablement divine : résistant à tous les assauts qui lui viennent du dehors, elle demeure victorieuse par la seule force de son libre arbitre, et elle pratique ainsi la vraie philosophie. Mais quand elle néglige de s’y exercer, elle contracte chaque jour des habitudes de plus en plus vicieuses, par l’influence des hommes pervers, comme elle se perfectionne sans cesse en cultivant avec soin son intérieur. Faut-il ajouter après cela que, s’il est vrai que les accidents avantageux ou funestes qui arrivent aux âmes ou aux corps concourent ordinairement au bon ordre de l’univers et sont en harmonie avec ses lois, il est vrai aussi que ces divers accidents produisent de nombreuses vicissitudes dans chacune de ses parties en particulier, même pour les choses qui dépendent de notre libre arbitre ? Du reste, dans tout en général, dans les choses qui sont à notre disposition comme dans celles qui sont dues au hasard ou à une cause extérieure ou qui se font en vertu d’une loi naturelle, on aperçoit toujours la souveraine et toute-puissante Providence de Dieu, qui pénètre toutes choses, tient les rênes de l’univers, et en gouverne toutes les parties par des raisons toutes divines impénétrables à notre intelligence, fait subir à propos des changements aux choses naturelles, nous seconde dans celles qui sont soumises à notre libre arbitre, et assigne à chacune de celles qui sont produites par des causes étrangères, la place qui est en harmonie avec l’ordre général. Toutes les choses possibles se réduisent à trois classes ; celles qui dépendent de notre libre arbitre, celles qui ont lieu conformément aux lois naturelles, et celles qui arrivent par hasard ; or ces trois classes d’événements se rapportent à une cause unique, qui est la volonté raisonnable de Dieu : il ne reste donc plus de place pour le destin. Nous avons donc trouvé la première cause de la perversité, cette cause que le grand nombre des hommes ignorent, cette cause qu’il ne faut pas chercher dans la nature des corps ou des substances spirituelles, encore moins dans les effets du hasard, mais uniquement dans l’action libre de notre âme, non pas lorsqu’elle suit la voie droite qui lui est tracée par la nature, mais lorsqu’elle s’écarte de cette voie royale, et qu’elle abuse de son libre arbitre pour suivre une route condamnée par la nature et la raison. Dieu a accordé à l’âme la faculté admirable d’être libre et maîtresse de ses actes ; mais la loi divine, qui lui est unie par un lien naturel et qui brille au-dedans d’elle-même comme un flambeau, lui fait entendre une voix intérieure qui l’avertit de marcher toujours par la voie royale, sans s’en écarter ni a droite ni à gauche : or cette voie royale est celle qui est tracée par la droite raison ; car le Créateur a imprimé dans toutes les âmes cette loi naturelle, pour les éclairer et diriger leurs actions. Ainsi la loi naturelle montre à une âme la bonne voie ; mais la liberté pleine et entière dont le Créateur a doué cette âme, fait que, en choisissant le bien, elle devient digne de louange et même des plus amples récompenses lorsqu’elle l’exécute, parce que ce n’est point par force, mais par un mouvement libre et déterminé qu’elle a choisi le bien, pouvant faire le contraire. De même, l’âme qui s’abandonne au mal est digne de condamnation et de châtiment, parce qu’elle s’y est portée d’elle-même, au mépris des lois de la nature, qu’elle a fait un mauvais usage de ses facultés, et qu’elle a fait elle-même l’unique cause du mal qu’elle a fait, puisqu’elle n’y était contrainte par aucune nécessité extrinsèque, et qu’elle a suivi son libre arbitre et son propre jugement. La faute est donc tout entière du côté de l’âme qui a fait le choix, et elle ne saurait s’en prendre à Dieu ; car Dieu, en créant la nature, ne l’a pas créée mauvaise, non plus que l’âme humaine ; un créateur essentiellement bon ne peut donner l’être qu’à des créatures bonnes : or il n’y a de bon que ce qui est conforme à la nature. Toute âme raisonnable est douée d’une volonté qui la porte au bien, et qui lui a été donnée pour qu’elle choisisse le bien. Lors donc qu’elle fait le mal, il ne faut pas s’en prendre à la nature, puisque ce n’est pas en agissant conformément à la nature, qu’elle le fait, mais en agissant contre la nature : son action est donc l’œuvre de son propre choix, et non l’œuvre de la nature. En effet si vous avez le pouvoir de choisir le bien et que vous ne le choisissiez pas, mais qu’au contraire, abandonnant le bien, vous choisissiez le mal, quelle excuse pouvez-vous alléguer ? n’êtes-vous pas convaincu d’être vous-mêmes la cause de votre maladie, et d’avoir méprisé la loi naturelle, votre unique sauveur et médecin ? Maintenant que, sans tenir compte de toutes ces raisons, un homme rapporte tout à la fatalité et à l’influence des astres, qu’il prétende que tous les crimes des scélérats ne leur doivent pas être imputés, mais bien à la force à laquelle toutes choses sont soumises, un pareil homme ne devra-t-il pas être regardé comme le défenseur d’une doctrine impie et abominable ? Car, ou il prétend qu’il se meut de lui-même et au hasard ; dans ce cas il sera par là même convaincu d’athéisme, pour ne pas faire attention à cette admirable harmonie qui révèle une sagesse suprême, à cet ordre constant de l’univers, à cette révolution qui s’opère depuis des siècles avec une parfaite régularité : ou bien il avoue qu’il y a une sagesse et une Providence divines qui conduisent et dirigent toutes choses, président a tout et gouvernent tout avec une raison infiniment sage ; alors il n’en sera pas moins un impie : car il absout les hommes de tous les crimes qui se commettent parmi eux, lorsqu’il prétend que toutes leurs mauvaises actions ne sont point le résultat de leur propre détermination, et qu’il les rejette toutes sur la Providence divine, désignée par le nom de nécessité ou de destin : c’est elle qu’il accuse d’être la cause première de tous les actes d’obscénité, de cruauté et de barbarie dont le genre humain offre le spectacle. Peut-il en effet se concevoir une plus monstrueuse impiété que de représenter Dieu, l’auteur de toutes choses, le créateur de l’univers, forçant un homme qui a horreur de l’impiété à se faire impie malgré lui, à abjurer toute religion et à blasphémer la divinité ; contraignant cet autre a violer les lois de sa propre nature pour la prostituer contre son gré, à des crimes qui répugnent à son sexe ; forçant celui-là à devenir homicide, non point de propos délibéré, mais parce qu’un Dieu lui impose cette nécessité ? Car après cela on aurait tort de faire un crime de tous ces excès à ceux qui s’y abandonnent ; mais il faudra cesser de les regarder comme crimes ou déclarer que Dieu est l’auteur de toutes les actions mauvaises. En effet soit que présent à tout, voyant et entendant tout, il contraigne les hommes à se livrer à ces désordres, soit qu’il ait arrangé l’univers de telle sorte que le cours des astres produise la nécessité de commettre tous ces genres de crimes, dans les deux cas, celui qui est l’auteur d’un pareil instrument, l’inventeur d’un filet si dangereux, devrait bien à juste titre être regardé comme la cause qui y ferait tomber les malheureux mortels. Que Dieu, soit par lui-même, soit par une cause quelconque dont il est l’auteur, fasse tomber les hommes malgré eux dans le mal, ce sera toujours à lui et non à un autre que devra être imputé ce mal : ce ne sera plus l’homme qui sera criminel, mais bien le Dieu qui l’a créé. Peut-on concevoir quelque chose de plus impie qu’une pareille doctrine ? Celui donc qui a imaginé le système de la fatalité, a détruit, par la même, l’idée de Dieu et de sa Providence, de même que faire présider Dieu à tous les événements, c’est supposer qu’il n’existe pas de destin ; car ou Dieu et le destin sont une même chose, ou ils sont deux choses différentes l’une de l’autre : or qu’ils soient une même chose, cela est impossible. En effet, si le destin est, comme on le prétend, un enchaînement de causes inévitables, fondé sur le mouvement et le cours des astres, comment ne voit-on pas que les éléments du monde sont antérieurs aux astres, puisque ces corps en ont été formés ? Il faudrait donc dire que le destin résulte de leur combinaison fortuite, mais comment peut-on appeler une combinaison fortuite des éléments, le Dieu souverain de l’univers ? De leur nature les éléments n’ont ni âme ni raison : or Dieu dégagé de tout ce qui est matière est la vie et la sagesse par excellence, et il a révélé ses perfections non seulement en créant les divers éléments, mais encore en établissant dans l’univers ce bel ordre que nous y admirons. Donc premièrement Dieu et le destin ne sont point une même chose. Maintenant est-ce quelque chose de différent ? Et si le destin est quelque chose de différent de Dieu, est-ce parce qu’il l’emporte en perfection ? Mais on ne conçoit rien de plus parfait, de plus grand que Dieu. Il dominera donc et subjuguera nécessairement ce qui lui est inférieur : car autrement, s’il se laissait dominer par le destin, qui est l’auteur du mal, il se rendrait par là même responsable de tous les crimes qui se commettraient, parce qu’au lieu de mettre un frein à la nécessité, comme il le pourrait par la supériorité de sa nature, il la laisserait, dans cette hypothèse, exercer librement son funeste et pernicieux empire : ou plutôt il ferait lui-même le mal, puisque Dieu est l’auteur de toutes choses, même du destin. Si au contraire on prétend qu’il ne s’occupe nullement du gouvernement de l’univers, alors revient la parole de l’athée, parole qu’on ne saurait entendre, parce que la sagesse et la Providence divines se manifestent assez clairement, soit par les œuvres merveilleuses où se révèle dans l’univers une incomparable perfection, soit par celles en particulier qui sont en nous et qui démontrent l’existence de la liberté de l’âme raisonnable. Ainsi quoiqu’une multitude d’obstacles extérieurs se fassent sentir quelquefois sur la nature de notre corps, ou sur les déterminations de notre volonté ; l’âme conserve toujours assez de liberté pour résister à tous ces obstacles et faire voir que le libre choix du bien est en nous une faculté inadmissible. C’est ce que les faits ont prouvé de la manière la moins équivoque, au temps où fut prêchée la doctrine évangélique de notre Sauveur. Il ne s’agit point ici de bruits vagues ni de vaines paroles : vous pouvez voir d’un coup d’œil les combats des saints martyrs, la longue série de ces généreux athlètes, qui ont supporté librement des tourments affreux pour la religion : et ceux qui enduraient ces tortures, étaient une multitude innombrable de Grecs et de Barbares de toutes les parties du monde connu. Ils endurèrent avec joie tous les tourments du corps, épuisèrent tous les genres de tortures sans que leur front perdît rien de la sérénité, et ne résistèrent à aucun des mille moyens qui furent mis en œuvre pour séparer leur âme de leur corps. Dans de semblables faits il est impossible de rien mettre sur le compte du destin : avez-vous jamais entendu dire en effet que la révolution des astres ait produit de pareils athlètes de la religion ? A-t-on jamais vu, avant que la doctrine de notre Sauveur eût été prêchée par toute la terre, la vie humaine offrir le spectacle de pareils combats ? Trouverez-vous dans les siècles antérieurs, une époque qui ait vu s’établir au milieu de tous les peuples grecs et barbares, une école où s’enseignaient des préceptes qui renversent les erreurs et les superstitions, pour les remplacer par la connaissance du Dieu unique et tout-puissant ? Montrez-nous parmi tous les sages des siècles passés, montrez-nous-en un seul grec ou barbare, que le destin ait fait naître dans des conditions telles, qu’il soit parvenu à propager sa propre doctrine dans tout l’univers, qu’il ait fini par la voir portée et reçue jusqu’aux extrémités de la terre, et qu’enfin il ait été adoré comme un Dieu par celui qu’il avait initié à ses mystères. Si donc jamais on n’a rien vu ou rien entendu de semblable, c’est donc que des faits de cette nature procèdent d’une autre cause que du destin. Car autrefois les astres accomplissaient les mêmes révolutions qu’aujourd’hui ; il n’y a donc pas de raison pour que quelque autre que notre Sauveur ne fût pas né sous la même combinaison des astres, et par conséquent n’eût joui du même destin. Mais dites-nous donc en vertu de quel destin ce divin Sauveur, dès son avènement dans le monde, fut proclamé Dieu par toute la terre ; par quelle fatalité tous les dieux qu’adoraient les Grecs et les Barbares disparurent aussitôt et ne durent leur chute qu’à la prédication de la doctrine du nouveau Dieu. Quel destin a appris à tous les hommes à reconnaître que Dieu est le créateur et l’auteur de toutes choses, et que le destin n’est rien ? Qui a pu ainsi forcer le destin à se détruire lui-même dans l’esprit des hommes ? D’où est venue aux disciples de notre Sauveur cette constance qui leur a fait supporter autrefois et encore aujourd’hui tant de tourments pour sa sainte doctrine ? C’est sans doute qu’ils étaient nés avec le même destin : c’était lui qui les forçait tous à se soumettre aux mêmes enseignements, à embrasser la même doctrine, à professer les mêmes vertus, le même genre de vie, à supporter non seulement avec courage, mais encore avec une sorte de joie, les mêmes tourments pour la religion à laquelle ils s’étaient attachés. Quel est l’homme en qui le flambeau de la raison n’est pas éteint, qui puisse admettre que tant d’hommes de tout âge et de toute condition, jeunes gens et vieillards, hommes et femmes, Grecs et Barbares, libres et esclaves, savants et ignorants, non pas dans un coin de la terre et sous les mêmes astres, mais partout où il y a des hommes, se soient trouvés soumis au même destin et contraints par la même nécessité à abjurer les croyances de leurs pères, pour embrasser cette nouvelle doctrine, à supporter la mort avec joie en témoignage de leur piété envers le Dieu souverain de toutes choses, à recevoir avec empressement le dogme divin de l’immortalité, enfin à embrasser une philosophie sublime qui ne consiste pas dans des paroles, mais dans des œuvres ? Non : un aveugle même verrait ici clairement que ce fait est le résultat non pas d’une absurde fatalité, mais d’une volonté éclairée qui use de sa liberté, et qui choisit un parti par sa propre détermination. Je pourrais apporter mille autres arguments à l’appui de cette vérité, mais passons-les sous silence, et contentons-nous de ce que nous avons dit, seulement j’appellerai votre attention sur quelques raisonnements qui sont de vos philosophes eux-mêmes, afin de vous faire comprendre combien il l’emportait en sagesse et en probité sur vos dieux, auteurs des oracles, l’homme qui a su convaincre d’imposture tous ces merveilleux oracles, et faire le procès à Apollon lui-même, spécialement sur les réponses qu’il a faites au sujet du destin. Écoutez donc l’un de ces philosophes, dans un écrit qu’il a intitulé Artifices des charlatans, combattre par de vigoureux raisonnements la crédulité des peuples et les réponses d’Apollon lui-même. Voici ce qu’il dit textuellement.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant