Nous devons nous garder, dans la tractation des devoirs particuliers envers le prochain, d’une part du doctrinarisme, qui ne tient aucun compte des circonstances données et prétend réaliser le principe général, dans tout cas particulier et dans toutes ses conséquences, avec une rigueur condamnée par le principe lui-même ; de l’autre, de l’opportunisme, qui, dans les déterminations particulières, fait fi du principe général et fractionne, pour ainsi dire, la morale selon les différents milieux où elle peut et doit être pratiquée ; il y aura, par exemple, une morale politique, qui permet et même commande le mensonge ; une morale commerciale, qui autorise les torts faits à autrui ; et une morale militaire, qui supprime l’autorité de la conscience.
Le développement de notre paragraphe ne sera qu’une série d’applications particulières du principe général de la morale : glorifier Dieu en toutes choses ; ici, glorifier Dieu dans le prochain ; et plus nous paraîtrons nous éloigner des hauteurs pour nous engager dans les cas les plus concrets de l’existence et de l’activité morales, plus se fera sentir à nous la nécessité de retenir toujours présent le principe unique et primordial, qui régit à la fois le général et le particulier.
Or, les devoirs dérivant du principe général de la morale et compris dans le commandement de l’amour et dans le terme de justice (δικαιοσύνη), naîtront des différents rapports ou relations dans lesquels je puis être placé et seront déterminés par les intérêts divers que je dois sauvegarder chez le prochain.
Distinguons d’abord les deux grandes catégories de ces intérêts : les intérêts temporels et les intérêts spirituels.
Ces intérêts se rangent sous les chefs suivants :
- la personne du prochain ;
- son bonheur domestique ;
- sa fortune ;
- sa réputation ;
et nous remarquons que ces déterminations particulières répondent au VIme, au VIIme, au VIIIme et au IXme commandement du décalogue.
Nous avons à traiter d’abord des vices qui portent atteinte à la personne du prochain, puis des vertus qui se rapportent au bien-être de cette personne.
Le VIme commandement, en défendant le meurtre, a défendu en même temps tout ce qui y conduit, selon l’interprétation que Jésus en a donnée Matthieu 5.22. Telle n’était pas l’interprétation des Pharisiens, qui n’y voyaient que la défense du meurtre perpétré, isolant ainsi l’acte de la disposition qu’il consomme. C’était aller directement à l’encontre de l’intuition du législateur, qui, en visant le meurtre, avait voulu faire ressortir l’immoralité de la disposition qui y conduit par la gravité de l’acte auquel elle aboutit.
A ce code de morale relâchée, qui ne faisait commencer la culpabilité qu’au meurtre qualifié, Jésus oppose la norme de la justice divine, qui déclare digne de mort déjà le premier sentiment de colère, et institue, à partir de ce degré minimum de faute, une graduation proportionnelle des pénalités, fixée par cette justice supérieure, jusqu’à la peine de la géhennea.
a – Nous sommes portés à croire que Jésus désigne ici non pas l’enfer, car dan ce cas, la première faute non expiée eût été passible de cette peine suprême, et la graduation ne se justifierait pas, mais la vallée de Hinnom, qui était la voirie de Jérusalem.
Saint Jean de même, dans sa première épître, sans égaler la disposition à l’acte dans la culpabilité, n’en range pas moins la haine dans la famille du meurtre, les plaçant l’une et l’autre sur la même ligne, l’une au principe, l’autre au terme (1 Jean 3.15).
Au degré inférieur de la série des vices dont le meurtre est le point culminant, nous nommons la mauvaise humeur, qui s’attache plutôt aux choses qu’à la personnalité, ou, dans la personnalité même, aux circonstances indépendantes d’elle. La mauvaise humeur est une révolte sourde et permanente contre les conditions extérieures de l’existence, et par conséquent déjà contre l’ordre providentiel.
Dans la catégorie des affections qui s’attachent à la personne elle-même du prochain, nous distinguerons trois degrés : la colère, la rancune et la haine.
La colère est l’expression la plus immédiate, mais la plus passagère aussi, de l’égoïsme, provoqué par le conflit de l’intérêt propre et de l’intérêt d’autrui. La colère peut éclater entre amis et n’éteint pas l’amour, à la condition d’être promptement réprimée et arrêtée dans ses effets ; Éphésiens 4.20, allusion à Psaumes 4.5 : ὀργίζεσθε καὶ μὴ ἁμαρτάνετε (ἁμαρτάνειν se disant ici certainement de la manifestation extérieure) ; Psaumes 37.8. Un conseil de sage prudence nous est donné Proverbes 17.14.
Il y a de saintes colères, celles qu’inspire le sentiment de la justice outragée, et qui sont imitées de la sainte jalousie de Dieu et du zèle de Jésus-Christ (Jean 2.17). La colère excitée par la vue du mal peut même, à l’exemple de celle de Dieu, envelopper le méchant, dans la mesure où le méchant s’est identifié avec le mal. Il est difficile de penser que la terrible apostrophe de Jésus à Simon Pierre, Matthieu 16.23, n’ait pas jusqu’à un certain degré confondu la personne avec son acte, et ce qui est un cas exceptionnel à l’égard de Pierre fut un état permanent en ce qui concernait Judas (Jean 6.70).
Le danger des colères dites saintes est toujours d’identifier notre cause personnelle avec celle de Dieu, de dissimuler sous de belles apparences le sentiment de notre personnalité offensée, de donner essor enfin, tout en prenant parti pour la vérité, à l’agitation charnelle de notre nature propre. En réalité, la colère sainte n’est pas la colère, car elle est exempte de tout principe égoïste et ne procède que du zèle pour la gloire de Dieub.
b – Dans le passage Matthieu 5.22, l’adverbe εἰκῆ, (sans cause) est très probablement une interpolation, dont le but a été d’adoucir le paradoxe.
La rancune n’est qu’une colère prolongée, ayant comme elle pour cause première un conflit d’occasion. Elle n’est pas non plus incompatible avec un rapport d’affection survivant à ce conflit, bien que menacé de plus en plus par sa durée. La rancune, en se perpétuant et en s’approfondissant, tend à se transformer en une opposition déclarée et générale de personne à personne, qui est déjà la haine.
La haine, à son tour, qui représente le degré culminant de cet ordre de mauvais sentiments, ayant diverses origines, peut offrir aussi divers caractères. Outre le désir de la vengeance, naissant d’une rancune non apaisée ni assouvie, elle peut prendre la forme du mépris, qui s’attache aux désavantages du prochain (Proverbes 14.21), de l’envie ou de la jalousie, qui s’attache au contraire à ses avantages (1 Corinthiens 13.4) ; dans un cas comme dans l’autre, la haine s’adresse à Dieu même, ce suprême ouvrier, outragé dans une de ses créatures. Car, pour si dégradé même que soit un homme, il n’est pas permis à un autre homme de méconnaître en lui son origine divine et son droit, non encore complètement aliéné, à une destinée supérieure. Et, si immérités et insolents que soient les succès d’un homme, il n’appartient à personne d’en accuser la Providence qui élève l’un et abaisse l’autre selon son bon plaisir (Psaumes 37.7).
La forme la plus monstrueuse de la haine est celle qui est issue du souvenir même des bienfaits, l’ingratitude, ou celle qui, d’une manière générale, s’attache au bien qui peut se trouver chez le prochain : telle fut la haine de Caïn, type de tous les persécuteurs des justes (1 Jean 3.12). La haine de l’homme est dans ce cas haine directe de Dieu, puisque ce que l’homme hait en son semblable, est précisément ce que Dieu aime.
Les différents membres de cette sinistre famille paraissent rangés dans leur ordre naturel, Éphésiens 4.31 : aigreur, animosité, colère, crierie, calomnie et toute sorte de malice.
De la haine au meurtre, il n’y a pas de distance au point de vue moral, car quiconque hait n’est retenu du meurtre que par des motifs d’intérêt, étrangers par conséquent à la cause morale.
Le commandement : « Tu ne tueras point, » exclut-il tout acte ayant pour effet une mort d’homme ? Non, puisque la même loi frappe certains crimes de la peine capitale et permet de tuer en temps de guerre. Ces deux cas seront traités dans le chapitre des droits de l’Etat. Mais une question se présente à nous ici : celle du droit de légitime défense.
Ce droit paraît positivement exclu par les préceptes du Seigneur dans le sermon sur la montagne (Matthieu 5.38-42), qui semblent marquer l’opposition la plus tranchée non seulement à la tradition pharisaïque, mais à la loi même, qui avait institué la formule : « Œil pour œil, dent pour dent » (Exode 21.24). Mais ce n’est là qu’une apparence, car la règle du talion était dans la pensée du législateur un principe du code pénal, applicable seulement par le juge, et dont la tradition juive avait tiré abusivement une règle de morale privée, faussant en ce point, comme en d’autres, à la fois la lettre et l’esprit de la législation. Jésus oppose à ces falsifications les paradoxes de la loi nouvelle de la charité. La principale difficulté de ces préceptes d’une forme si absolue est d’y faire le départ de la lettre et de l’esprit, de tracer la limite entre l’exemple local et temporaire et la règle permanente et universelle. Car le paradoxe n’est point une opinion excessive ; ce n’est qu’une opinion absolue, enfermée dans les limites d’un exemple local et temporaire, et destinée à forcer l’attention de l’auditeur indifférent ou distrait, par le contraste entre le caractère général du fond et le caractère particulier de la forme.
On a prétendu que les prescriptions du Seigneur (v. 39) n’avaient en vue que l’état du millénium, où nous espérons, quant à nous, qu’on ne donnera et ne recevra plus de soufflets. Schleiermacher pense au contraire que ces préceptes n’étaient applicables qu’à certaines circonstances particulières et locales, et qu’ils n’ont plus de valeur pratique aujourd’hui. Mais ni l’une ni l’autre de ces applications n’est admissible ; car si l’on détache la forme du fond, les préceptes dont il s’agit ne sont applicables tels quels à aucune époque particulière ; et si l’on considère au contraire leur principe et leur intention, ils doivent l’être partout et pour tous. Car, d’une part, leur observation littérale n’en saurait épuiser l’esprit ; et, de l’autre, leur observation spirituelle n’en saurait violer la lettre. Bien plus, l’observation exclusive de la lettre, qui est temporaire et locale de sa nature, ne peut être qu’un amoindrissement de leur portée spirituelle, qui est universelle et permanente. Jésus lui-même, frappé sur une joue, n’a pas à la lettre présenté l’autre. Il a un jour refusé aux Galiléens le pain qu’ils lui demandaient et qu’il leur avait distribué la veille, et il a fait tomber à la renverse ceux qui étaient venus pour le prendre.
Saint Paul ne négligea pas de faire valoir sa qualité de citoyen romain, toutes les fois que ce moyen pouvait lui épargner de mauvais traitements (Actes 22.25) ; il ne se fait pas faute d’en appeler à César (Actes 25.11) ; et, si nous ne pouvons entièrement approuver sa conduite devant le Sanhédrin (Actes 23.3-4), que lui-même d’ailleurs désavoue l’instant d’après, ce désaveu est conçu dans des termes en réalité plus accablants que l’exclamation même de sa colère. Un cas plus frappant encore est celui où il revendique une satisfaction pour l’affront qui lui a été fait (Actes 16.37). Tous ces exemples nous donnent la véritable interprétation du précepte de Jésus-Christ, et nous enseignent que le droit de légitime défense est subordonné à la loi de la charité et au principe suprême de la gloire de Dieu.
Distinguons d’abord en cette matière entre les agressions privées et les agressions légales, et, parmi les premières, celles dont notre qualité de chrétien est l’objet ou l’occasion.
Lorsque nous sommes attaqué comme chrétien, soit légalement, soit privément, nous devons toujours nous demander si la résistance matérielle, bien que légalement légitime, glorifiera mieux l’Evangile que le support résigné et passif, et s’il y a un avantage supérieur à livrer la cause et l’honneur de la vérité aux chances et peut-être aux brutalités d’une lutte corps à corps. Le Nouveau Testament, dans plusieurs passages, fournit des présomptions en faveur d’une attitude passive et patiente (1 Pierre 2.18-25 ; 3.13-18 ; 4.15-17). Mais, lorsque l’appel à la force publique ou à la loi sera favorable à la défense de la vérité et pourra avoir pour effet de ramener les adversaires au respect de ses sectateurs ; ou lorsqu’en me laissant avilir, je laisserais avilir l’Evangile en ma personne, la résistance légale, et parfois même la résistance matérielle, reprend ses droits, comme le prouvent les exemples bibliques cités plus haut.
En cas de violence légale faite à ma personne pour la cause de l’Evangile, le devoir de la soumission passive nous paraît en revanche commandé par la réponse de Jésus à Pierre voulant tirer l’épée pour le défendre (Matthieu 26.52) ; et il ne reste plus au chrétien qu’à en appeler de l’autorité terrestre, qui pervertit le droit en persécutant le juste, à l’instance suprême devant laquelle tous les opprimés une fois ou l’autre trouveront justice.
Mais dans les cas d’agression privée, où ma qualité et ma profession de chrétien ne sont point en cause, et où, manifestement, l’agresseur en veut non pas à ma foi, mais à ma bourse et à ma vie, j’agis comme citoyen, et le cas n’est pas visé par les prescriptions contenues dans le chap. 5 de Matthieu, qui constituent le code des membres du Royaume des cieux. Je suis tenu dès lors d’agir de la manière la plus propre à sauvegarder, non pas le droit chrétien qui n’est pas en cause, mais le droit social, menacé en ma personne. Seul dans une forêt en présence d’un malfaiteur, je me constitue, en l’absence de la société, représentant de la société, chargé à l’égard de cet homme de l’intérêt du rétablissement de l’ordre avec lequel il est en rébellion. Le devoir de me conserver à ma famille et à mon pays, aux dépens même d’un de mes semblables qui menace ma vie, peut rentrer dans les obligations de la charité bien ordonnée. A ce titre, je n’ai pas le droit de punir sans doute, pas plus que le juge dans sa propre cause ; et je ne suis pas non plus juge ici, puisqu’il y a exécution sommaire et sans sentence. J’excéderais d’ailleurs le droit de légitime défense en rendant à mon adversaire tout le mal que je présume qu’il a médité contre moi. Restituer à la société l’exercice de son pouvoir pénal en rendant le malfaiteur inoffensif : telle est selon nous la limite du droit de légitime défense en cas d’agression matérielle.
Nous écartons en tout état de cause du cas de légitime défense la revendication de l’honneur par le combat singulier, qui nous paraît exclue par la lettre et pur l’esprit du précepte v. 39 ; car un soufflet n’est pas un coup. Le duel est, selon nous, un suicide ajouté à un meurtre. Le principe d’où l’on part ici : L’honneur vaut mieux que la vie, nous paraît n’être qu’un apophthegme spécieux. Nous répondons que tout dépend de ce qu’on entend par honneur et de ce qu’on entend par vie. Si l’on entend par l’honneur la vertu qu’il y a à recevoir un soufflet sans le rendre, ou en se contentant de répondre comme Jésus : « Si j’ai mal parlé, dis en quoi j’ai mal parlé, et si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » nous accordons que cet honneur-là vaut mieux que la vie terrestre, parce que c’est l’honneur d’imiter Jésus-Christ (1 Pierre 2.21). Cet honneur, qui se satisfait dans l’humilité, l’obéissance, la charité, l’acceptation des opprobres pour le nom de Dieu, est meilleur que la vie, parce que c’est la gloire et le chef-d’œuvre de la charité. Il y a un autre honneur, dont on a pu dire qu’il n’était que le suppléant de la vertu et qui n’est en tout cas que la décoration de l’égoïsme et la justification de l’insolence du moi. C’est l’honneur de se venger soi-même, de se faire justice à soi-même, comme les hommes le faisaient dans l’état de nature ; c’est la négation de toute loi divine et humaine. Cet honneur-là ne vaut pas mieux que la vie, parce que c’est la fausse grandeur de l’homme, qui est en abomination devant Dieu. Nous disons que la revendication de cet honneur-là est tout à la fois un crime et une folie, et que l’argument qui soutient le duel est odieux, — en plaçant l’honneur, là où il n’est pas, dans la vengeance qui rend le mal pour le mal, — et absurde, en ce que, pour réhabiliter un honneur qui n’a en réalité pas été compromis, puisqu’il ne saurait l’être que par le péché et non par l’injure subie, il justifie l’appel à la force brutale, c’est-à-dire à un principe d’ordre inférieur à celui qui est en cause et dont on attend une réparation matérielle et aléatoire, inadéquate par conséquent à ces deux égards au grief à satisfaire, lequel est moral et certain. D’une part, en effet, l’issue du duel n’atteste que la force ou l’adresse physique du vainqueur, quels que soient ses torts ou son droit ; de l’autre, pouvant être fatale à l’offensé, elle ajoute dans ce cas pour la victime le dommage à l’affront. Le duel ne serait rationnel de la part de ceux qui le pratiquent que s’il était pour eux ce qu’étaient les jugements de Dieu au moyen-âge, — une façon de remettre la vengeance à qui elle appartient.
Nous ne saurions trouver plus légitimes les duels imposés par l’autorité militaire, vu que nous contestons le droit de toute autorité quelconque de me faire commettre un meurtre pour venger une cause personnelle, dont je dois demeurer le seul juge.
Dans tous les cas où l’exercice immédiat du droit de défense lui aurait été rendu impossible par des causes matérielles ou aurait eu des résultats contraires à ses intentions, le chrétien aura-t-il raison de recourir à la justice du pays ? ou, se fondant sur le passage déjà cité (Matthieu 5.39-46) et sur les répréhensions adressées par Paul aux Corinthiens (1 Corinthiens 6), devra-t-il en tout état de cause s’en abstenir ?
Il s’en abstiendra dans tous les cas où ce parti causerait un préjudice à l’Evangile, comme ce serait le cas d’un procès engagé entre deux disciples de Christ devant des infidèles. Ce scandale doit être en tout temps épargné à l’Eglise et au monde, et la lettre des recommandations de Paul aux Corinthiens, visant des procès entre frères portés devant des tribunaux païens, s’identifie dans ce cas avec l’esprit. Mais que j’aie affaire à un homme violent et désordonné, qui compte se prévaloir de ma débonnaireté pour fouler impunément aux pieds l’honneur du nom de chrétien en ma personne, en même temps que mon honneur personnel, je serai fondé à employer tous les moyens légaux pour faire rentrer cet homme dans l’ordre, par des mesures coercitives qui ne peuvent émaner que de l’autorité civile, et le contraindre ainsi au respect qu’il doit à autrui et à moi-même. Nous en dirons autant des cas, qui n’appartiennent plus à notre sujet actuel, ou pour les mêmes raisons un de mes semblables prétendrait satisfaire sa cupidité ou violer ses engagements à mes dépens. Subir l’injustice serait ici la rendre toujours plus facile, et il importe, dans l’intérêt de l’ordre public et du délinquant lui-même, que la justice prononce entre lui et moi.
Les vertus se rapportant à la personne du prochain sont énumérées dans le second groupe des fruits de l’Esprit (Galates 5.22), sous les noms de μακροθυμία, longanimité, support prolongé ; χρηστότης, serviabilité ; ἀγαθωσύνη, bonté du cœur (comp. Romains 15.14 ; 2 Thessaloniciens 1.11 ; Éphésiens 5.9, dans ce dernier passage, dans le sens de sainteté).
La πίστις, ou la fidélité, et la πρᾳότης, ou la débonnaireté, se font pendant et se limitent l’une l’autre. Elles désignent une fermeté calme, d’une part, et de l’autre, une douceur fondée sur des principes : associée à la πίστις, la πρᾳότης désigne le contraire de la douceur instinctive que l’on foule aux pieds.
Les différentes vertus se rattachant à notre sujet se déterminent par les différents caractères du prochain envers lequel elles se réalisent, et nous distinguerons la conduite à tenir, d’après l’enseignement de l’Evangile, envers l’importun, envers l’offensé, envers l’offenseur, soit offenseur d’occasion, soit offenseur d’habitude, enfin envers l’ennemi.
1° La conduite à tenir envers l’importun est réglée par Jésus-Christ dans le précepte Matthieu 5.42. Quand Jésus dit : « Donne à celui qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter de toi », c’est avant tout un devoir personnel qu’il nous impose envers la personne du prochain ; acte de sollicitude ou d’attention, et non point, en tout état de cause, un appel à la bourse. On ne nous dit pas : Donne au prochain ce qu’il te demande, mais, que nous donnions ou que nous refusions, il ne nous est pas permis de nous débarrasser du prochain, sans lui donner quelque chose, fût-ce même un refus.
2° Envers l’offensé (Matthieu 5.23). Le cas supposé par Jésus-Christ dans ce passage est celui où le prochain se juge, à tort ou à raison, l’offensé ; qu’il en soit réellement ainsi ou non, c’est à moi qu’incombe l’initiative des démarches de réconciliation ; car, s’il en était autrement, la rancune de mon frère pèserait comme un interdit même sur mon culte et s’interposerait entre Dieu et moi. Une fois seulement la démarche faite, dit Jésus-Christ, va et offre ton offrande ; comme si, selon la spirituelle remarque de Bengel, ta première présentation à l’autel était nulle et non avenue.
3° Envers l’offenseur. Le devoir envers l’offenseur est de pardonner. Le pardon est avant tout un changement de disposition en moi, à l’égard du prochain. C’est le rétablissement, dans le cœur de l’offensé, de l’offenseur dans sa qualité de prochain. Pas plus que le pardon de Dieu, le pardon du chrétien n’est un acte d’amnistie, détruisant toutes les conséquences matérielles de la faute ; le rétablissement de la disposition normale à l’égard de l’offenseur n’exclut point les sévérités du jugement moral ou les précautions de la sagesse. Peut-être même l’intervention du pardon motivera-t-elle de nouveaux actes de discipline ; mais il ne faut pas que ces manifestations d’une juste sévérité démentent la disposition nouvelle qui est censée avoir pris la place de l’ancienne, et soient en quelque façon les effets d’un froissement personnel caché, mais persistant.
Il est certain que, sur ce point du pardon des offenses, la morale de l’Ancien Testament attendait son accomplissement dans celle du Nouveau. Non pas que l’idée du pardon fût absente de l’ancienne loi ; car, tout d’abord, la vengeance personnelle y était interdite, étant remise à Dieu (Lévitique 19.18), et les psaumes dits de vengeance n’étaient encore que des appels à la justice de Dieu afin qu’il punit sur les ennemis du peuple de Dieu et de ses serviteurs, qui étaient en même temps ceux de l’Éternel lui-même, les torts faits à sa cause (Psaumes 137). Mais il est certain qu’ici l’accent de la charité qui pardonne est encore absent. L’inspiration est juste, mais incomplète. Et il est certain encore que, si de beaux exemples de pardon se rencontrent dans la vie de David, ils y sont isolés et se rapportent à l’homme qui occupait à ses yeux la position privilégiée d’oint de l’Éternel.
La loi elle-même ne commande pas encore directement l’amour des ennemis, mais elle met le fidèle sur cette voie et indique le but à atteindre, dans des préceptes comme celui d’Exode 23.4, qui recommande la compassion envers l’animal appartenant à l’ennemi. L’intention constante du législateur, tendant à créer la vraie humanité dans le peuple d’Israël, sera pleinement dégagée déjà dans le précepte concret Proverbes 25.21, que reproduira Paul, Romains 12.19-20.
Le devoir du pardon des injures est formulé avec une insistance particulière dans le Nouveau Testament, dès les premiers discours de Jésus-Christ, qui en a fait expressément et jusque dans l’oraison dominicale la condition indispensable de l’obtention du pardon de Dieu. Le pardon de l’homme ne saurait sans doute, pas plus que toute autre œuvre, mériter le pardon de Dieu ; mais le refus du pardon, de la part de l’homme, ou bien l’empêche de l’obtenir jamais pour lui-même (Matthieu 6.14-15), ou bien le lui fait perdre, une fois obtenu (Matthieu 18.15-35). Le devoir du pardon est illimité quant à sa durée. C’est ce que Jésus déclare à Pierre, alors que celui-ci croyait avoir atteint les dernières limites du possible en supposant le pardon accordé jusqu’à sept fois (Matthieu 18.21) ; faisant allusion peut-être au premier vœu de vengeance proféré dans l’humanité (Genèse 4.24), il répond : Non pas sept fois, mais soixante dix fois sept fois !
Le cas de l’offenseur en renferme deux ; nous traiterons successivement du pardon occasionnel et du pardon habituel ou du support.
Le cas de l’offenseur d’occasion est réglé par Jésus-Christ dans Matthieu 18.15-17, où trois démarches successives sont indiquées comme obligatoires auprès de lui. Ces trois démarches faites et demeurées infructueuses, le chrétien est pour ainsi dire quitte non pas de pardonner, mais de faire de nouveaux efforts pour se réconcilier avec son prochain. Le terme de cette série de démarches est énoncé en ces mots : « Regarde-le comme un païen et comme un péager » ; ce qui indique non, comme on l’a cru, l’excommunication, mais la cessation des relations personnelles avec ce frère endurci (regarde-le, au singulier, exprimant un fait individuel). Cette cessation des relations n’implique d’ailleurs point la cessation de l’intercession et de la sollicitude, car le pardon, qui reste toujours obligatoire, serait illusoire, si le sentiment qui l’inspire ne pouvait plus s’exprimer dans une prière d’intercession (Matthieu 5.43-45).
Dans le passage Romains 12.18, tout en nous recommandant de vivre en paix avec tout le monde, saint Paul admet cependant que cela ne sera pas toujours possible : εἰ δυνατόν, mais, une fois toutes les tentatives de réconciliation épuisées, je suis libéré de la responsabilité qui pèse sur moi.
Un devoir plus difficile encore à remplir que celui du pardon d’une offense d’occasion, c’est, comme le remarque M. de Gasparin, le support soit des infirmités, soit des méchancetés habituelles du prochain. Outre que le support est un état, tandis que le pardon est un acte, il y a dans l’acte du pardon un élément de supériorité morale, reconnu des deux parties, où celui qui pardonne peut trouver une satisfaction ou une compensation, de l’ordre d’ailleurs le plus élevé ; tandis que le support est l’acceptation continue et prolongée d’un tort très réel, qui, n’étant pas même reconnu par la partie en faute, me laisse encore à ses yeux dans un rapport d’infériorité. Le support et la douceur ne pouvaient être omis dans les recommandations faites aux chrétiens. Voir Éphésiens 4.31 ; Colossiens 3.12. C’est là cette ἐπιεικεία qui doit être « connue de tous les hommes », même de ceux qui nous voient de plus près, et à laquelle est attaché ce motif suprême : « Le Seigneur est proche » (Philippiens 4.5). Le souverain juge, dit Jésus, vous mesurera de la même mesure dont vous aurez mesuré les autres (Matthieu 7.1).
4° Envers l’ennemi. L’ennemi diffère de l’offenseur en ce que l’offense peut être le résultat d’un simple conflit d’intérêts, laissant intactes les dispositions de l’auteur de l’offense. L’offenseur peut ne pas me haïr ; mon ennemi, en revanche, peut éviter de m’offenser. La conduite à tenir envers l’ennemi est réglée et pour ainsi dire décomposée dans ses divers éléments, Matthieu 5.45. Prier pour son ennemi est en effet le critère le plus sûr de la charité dont il est l’objet et qu’il mérite si peu. Mais il résulte de notre définition du terme de prochain, que mon ennemi est mon prochain en raison même de ce qu’il est mon ennemi.
A défaut de la charité, l’homme du monde a la politesse, comme il a l’honneur au lieu de la vraie gloire. Mais remarquons que la politesse elle-même, telle que nous l’entendons, doit son origine à l’Evangile. C’est Jésus-Christ qui a enseigné aux convives à ne pas s’emparer des premières places, et à attendre l’invitation du maître de la maison pour monter (Luc 14.8-11). C’est l’Evangile qui a appris à l’homme du monde moderne à se nommer le dernier et à parler modestement de lui-même. C’est saint Paul qui recommande aux chrétiens et qui enseigne par eux au monde à se prévenir les uns les autres par honneur (Romains 12.10).
La politesse se rattache donc à la morale par ses origines, et, comme le goût esthétique, elle doit s’y retremper sans cesse pour ne pas dégénérer en étiquette. Elle n’est que la forme plus extérieure et pour ainsi dire la réminiscence de la charité, et elle en devient facilement le simulacre. Elle n’en a pas moins son importance, puisqu’il y a une politesse du cœur, que l’on pourrait appeler la délicatesse dans l’exercice de la charité et qui en facilite la réciprocité. On peut dire que toute politesse de bon aloi est motivée par un égard dû au prochain et que celle qui ne repose que sur les conventions des usages sociaux, est transitoire, comme les mœurs sociales elles-mêmes.
La politesse redevient chrétienne quand elle est l’expression de la bonté et de l’humilité dans les rapports de chacun avec autrui.
Le bonheur domestique peut être compromis soit par une intervention indiscrète d’un tiers dans les rapports des conjoints, soit par des relations, même platoniques, engagées et continuées avec l’un des époux, à l’insu de l’autre ou malgré lui, par une personne de l’autre sexe, soit enfin par l’adultère perpétré.
Le premier cas s’est souvent produit, à bonne intention, par le zèle sans connaissance, sans tact et retenue des ministres de la religion. L’intervention de ces derniers entre le mari et la femme est d’autant plus inopportune que toute tentative de raccommodement d’époux divisés ne peut aboutir qu’à un échec, car le fait même de cette intervention est déjà eo ipso une rupture du lien conjugal.
L’adultère en acte, soit du mari, soit de la femme, est le terme culminant de cette série de fautes ; s’il y a une différence de culpabilité dans le crime, selon qu’il est commis par l’un ou l’autre des conjoints, différence reconnue déjà par la loi mosaïque, puis par plusieurs législations modernes, cette inégalité peut avoir sa raison d’être dans la plus grande gravité des effets de l’adultère de la femme.
On peut définir l’adultère le parjure ajouté à la fornication, et il revêt principalement son caractère criminel de la perturbation qu’il introduit non seulement dans les rapports des époux entre eux, mais dans ceux des parents à leurs enfants nominaux. Ce crime est taxé plus sévèrement que le vol (Proverbes 6.30-32). La tolérance de l’adultère ou la complaisance pour ce crime est dans un pays le plus sûr symptôme et l’agent le plus actif de décomposition sociale.
Les devoirs y relatifs comprennent : 1° l’interdiction de la diminuer injustement, et 2° l’obligation de suppléer à son insuffisance, pour autant que le besoin l’exige.
L’injustice, ἀδικία, qui s’oppose, au point de vue chrétien, non pas seulement à la justice légale, mais à l’équité, est condamnée 1 Corinthiens 6.8 ; 1 Thessaloniciens 4.6. L’observation de la règle négative dans les rapports d’intérêt des hommes entre eux, s’exprimant dans la formule : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que les autres vous fissent, » serait déjà un grand bienfait dans le monde du commerce et de l’industrie. Ces deux départements de l’activité humaine abondent en effet en injustices que n’atteint pas le code pénal, mais qui sont tout aussi odieuses et désastreuses que celles que la loi punit. On a dit avec autant de raison que de cynisme : « Les affaires, c’est l’argent des autres. »
Il est des soustractions du bien d’autrui que nous pourrions appeler négatives, celles qui consistent à ne pas vouer le soin nécessaire au dépôt qui nous a été confié ; c’est un vol de temps, aussi coupable qu’un vol d’argent, que de détourner à son profit une partie des forces que l’on doit à autrui. C’est le péché des serviteurs (Tite 2.9), et c’est un vol de forces aussi que d’exiger plus de temps qu’il n’en est dû ou de refuser la part d’aliment ou de repos qui doit réparer la déperdition de ces forces, tout en réclamant le même travail (Colossiens 4.1).
Le premier principe de cet ordre de péchés est la convoitise du bien d’autrui, soit de son capital, soit de son travail, et l’expérience montre que la raison la plus fréquente des conflits qui éclatent incessamment aujourd’hui entre ces deux forces de la civilisation, est dans la rivalité des égoïsmes.
L’Evangile, pas plus ici qu’ailleurs, ne s’en tient à la règle négative, et il ne nous interdit l’injustice que pour nous recommander aussitôt la libéralité. Dans le passage Éphésiens 4.28, Paul franchit d’un bond l’intervalle qui sépare le vol de la charité qui répand son superflu. La théorie de la libéralité est exposée par lui, 2 Cor. chap. 8 et 9, à l’occasion de la grande collecte qu’il avait organisée en faveur de l’Eglise de Jérusalem, et déjà mentionnée 1 Corinthiens 16.1 et suiv. Nous avons dans le v. 2 de ce dernier passage la première institution du « sou par semaine », en même temps qu’un indice précieux sur l’emploi du dimanche dans l’Eglise primitive.
Le langage ordinaire a confondu la charité avec l’aumône, qui n’en est qu’une des manifestations et qui n’en suppose pas nécessairement l’existence (Matthieu 6.1 ; 1 Corinthiens 13.3). Une forme odieuse de l’aumône, et qui est la contre-partie directe de la charité, est celle qui a imaginé de destiner au pauvre le produit de l’amusement. Le don fait au prochain, comme celui fait à Dieu, doit être de notre part un sacrifice, et non pas un prétexte nouveau donné à la satisfaction de nos goûts. Il n’y a pas de charité à danser sur le dos des pauvres.
Le secret est la garantie de la sincérité de la charité dans la pratique de l’aumône : Matthieu 6.2.
La charité ne doit pas être opposée au discernement, comme cela a lieu si souvent dans le langage ordinaire (donner avec charité, mais avec discernement). Le discernement est la règle intérieure de la charité et non pas sa limite (2 Corinthiens 9.7), car donner sans discernement n’est au fond qu’une marque de paresse ou d’amour-propre. Le discernement portera non seulement sur les besoins de celui qui reçoit, mais sur les ressources de celui qui donne. S’il y a eu de saintes imprudences, qui ont mérité les plus augustes éloges, comme celles de la pauvre veuve (Luc 21.1) ou des chrétiens de Macédoine (2 Corinthiens 8.3), la morale chrétienne n’institue pas pour cela le pillage des uns par les autres (2 Corinthiens 8.13-14), et à plus forte raison ne reconnaît-elle pas au pauvre le droit d’élever de semblables prétentions.
Au discernement (προαιρεῖσθαι τῇ καρδίᾳ), doit se joindre la προθυμία, la promptitude, qui fait le prix du don devant Dieu et devant les hommes (2 Corinthiens 8.12 ; 9.7-8) ; cette promptitude même est l’effet de la joie qui rend le don bienfaisant pour son auteur en même temps que pour son objet : « Dieu aime celui qui donne gaiement. » Le donateur doit s’inspirer sans cesse du principe que c’est lui qui est le privilégié, et par conséquent l’obligé, puisque, selon la parole de Jésus-Christ, « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Actes 20.35 ; comp. Proverbes 19.17).
Les caractères de la libéralité chrétienne, que nous venons d’indiquer, en excluent les tons rechignés et les airs protecteurs, aussi bien que les allures indiscrètes et inquisitoriales, qui blessent l’amour-propre du pauvre dans ce qu’il peut avoir de légitime.
La charité a d’ailleurs à offrir autre chose que de l’argent (1 Thessaloniciens 5.11, 14). Une parole d’encouragement ou d’avertissement a souvent plus de prix qu’un don matériel qu’il n’est pas à la portée de tout le monde de faire.
Une question déjà touchée précédemment se présente de nouveau ici : c’est celle de l’offre ou de la fourniture du travail ; et nous revenons ainsi à une considération déjà mentionnée plus haut, c’est que le chrétien doit, non par vanité, mais dans l’intérêt du prochain et de la société, se conformer aux exigences de l’ordre social et payer au bien-être de la société le tribut du rang qu’il occupe. Un certain genre d’économie chez les classes riches ruinerait plus d’industriels et d’artisans que leur libéralité ne pourrait relever de pauvres ; il sera plus rationnel de les occuper aujourd’hui que de les assister demain, et de prévenir la misère que d’être appelé à y remédier. La charité qui entretient l’indigent n’est donc que le pis-aller de celle qui occupe le travailleur, et la charité qui paie sera toujours préférable à celle qui donne. Or, on voit des hommes qui font largement l’aumône et qui rétrécissent les salaires ; c’est aller directement à rencontre de la charité bien ordonnée. La forme la plus avantageuse du salaire est certainement celle de la participation de l’ouvrier aux bénéfices.
Les motifs à la libéralité chrétienne se tirent du point de vue auquel nous avons considéré la richesse, comme un dépôt dont nous ne sommes que les dispensateurs (Luc 16, parabole de l’économe infidèle). Ajoutons que, si ce point de vue doit être toujours celui du propriétaire, qui a Dieu au-dessus de lui, cela ne confère point à celui qui ne possède pas le droit de s’en prévaloir à l’égard de son prochain, l’administration de la fortune de chacun étant affaire entre Dieu et lui.
Nous devons prendre garde toutefois, dans la lutte actuellement engagée entre le capital et le travail, de ne pas prendre trop facilement parti pour le premier contre le second. La Bible, l’Ancien Testament en particulier, se montre toujours plus sévère pour l’oppression que pour l’envie, et, dans la balance des responsabilités, elle ne favorise jamais le fort et le supérieur aux dépens du faible. En présence des solutions diverses du problème social présentées par l’économie politique, la morale prononce une sentence sévère sur toutes celles qui auraient été inspirées par des intérêts plutôt que par des principes.
Le devoir de la respecter peut être violé de deux manières différentes, toutes deux sévèrement jugées dans l’Ecriture : la calomnie, qui est spécifiquement le péché du diable, puisqu’elle lui a donné son nom (2 Timothée 3.3 ; βλασφημία, Éphésiens 4.31 ; Colossiens 3.8), et la médisance sous ses différents aspects (κραυγή, Éphésiens 4.31 ; καταλαλία, 2 Corinthiens 12.20 ; λοδορία, 1 Corinthiens 5.11 ; 6.10). Nous devons remarquer toutefois qu’aucune des expressions que nous venons de rappeler ne répond exactement aux définitions tranchées de la calomnie et de la médisance, que l’on donne en français et dans le catéchisme.
Nous attribuons à la calomnie la légèreté qui porte des jugements téméraires sur le compte du prochain, et lui fait d’injustes procès d’intention (Matthieu 7.1), ou qui rapporte des propos dont on n’est pas sûr, par l’effet de cette satisfaction maligne que nous éprouvons à exagérer le mal, croyant nous grandir nous-mêmes par l’importance ou l’intérêt de nos rapports. La calomnie, habilement mélangée de vérité ou d’apparence de vérité, n’en est que plus perfide, en ce qu’elle ajoute à la fausseté du rapport le travestissement qui empêche de la reconnaître. Tel fut le témoignage porté contre Jésus-Christ, Marc 14.58.
La médisance qui, selon la définition courante, diffère de la calomnie, en ce que le mal qu’on dit ici du prochain est vrai, peut être simplement plaisante ou bouffonne et ne provenir que de l’habitude de trop parler et du désir d’intéresser ou d’égayer sur le compte du prochain (Proverbes 10.19). Sous cette forme déjà, elle offense le devoir de la charité ; elle est plus coupable encore, lorsqu’elle se fait haineuse et s’attache soit aux avantages, vrais ou prétendus, du prochain, sous la forme du dénigrement, soit à ses infériorités ou à ses ridicules, sous la forme de la moquerie. Toute habitude de plaisanter aux dépens du prochain, est l’indice d’une nature mal faite. Mais la moquerie est un vice odieux, qui tue promptement le sens moral chez celui qui s’y livre (Psaumes 1.1 ; Proverbes 1.22 ; 3.34 ; 19.29).
Il est très fréquent d’ailleurs que notre appréciation des hommes soit fortement influencée par le souvenir des rapports personnels que nous avons soutenus avec eux, et que notre sévérité ou notre indulgence soient intéressées. En tout état de cause, le fait même de juger ou de médire nous met eo ipso au niveau ou au-dessous des gens que nous travaillons à déconsidérer, et qui sont l’objet de jugements rendus prétendument au nom de la morale. C’est le point de vue auquel le Nouveau Testament nous enseigne à considérer toutes les variétés de ce vice, qui consiste à altérer l’opinion sur le compte du prochain (Romains 2.1-3). La bonne réputation étant, pour tout homme qui se respecte, plus précieuse que les richesses (Proverbes 22.1), toute atteinte portée à ce bien ne saurait être taxée moins sévèrement que les fautes réelles ou prétendues qui ont servi de base aux rapports malveillants sur le compte du prochain.
Les péchés de la langue, traités par le monde avec tant d’indulgence, sont visés tous ensemble dans le fameux morceau de l’épître de Jacques, Jacques 4.1-12, et classés par saint Paul parmi les péchés de la chair : Éphésiens 5.3-4 ; 1 Corinthiens 6.10.
Il est des cas où rapporter le mal du prochain peut devenir pour nous un devoir. Mais alors ce sera toujours par un principe de charité et dans les formes que la charité accepte, c’est-à-dire avec une sainte indignation, une sainte douleur et un saint désir d’y porter remède. Le jugement ordonné au chrétien ne s’exercera jamais qu’au nom de la vérité et de la justice, et dans l’esprit de la charité qui ne se réjouit point de l’injustice (1 Corinthiens 5.12 ; 13.6). Toute satisfaction personnelle quelconque se mêlant à l’énoncé d’un rapport défavorable sur le compte du prochain, vient donc du malin. Mais la charité, qui ne soupçonne point le mal, qui excuse et croit tout (1 Corinthiens 13.7), ne saurait faire perdre ses droits à l’esprit de vérité, qui discerne les esprits et enseigne aux autres à les discerner eux-mêmes (1 Jean 4.1). La vraie charité n’est ni niaise, ni aveugle, ni muette. La vérité dans la charité, c’est le sel dans l’aliment (Marc 9.49-50). L’indulgence complaisante, qui justifie le mal, comme la naïveté qui ne voit rien, sont contraires à la πίστις, à la sainte fidélité du chrétien, qui est un des fruits de l’Esprit (Galates 5.22), et tiennent de la lâcheté morale (1 Corinthiens 5). Jésus a stigmatisé en public et en particulier les pratiques des Pharisiens et n’a négligé aucune occasion de mettre ses disciples en garde contre elles (Luc 12.1). Saint Paul n’a pas été moins sévère et, diraient certaines gens, moins violent et moins amer (Philippiens 3.2).
Le commandement de la charité ne nous interdit pas seulement de nous associer aux péchés de la langue ; il nous prescrit de les combattre et d’en atténuer les effets, en nous plaisant à relever plutôt les beaux côtés du prochain et à accueillir l’interprétation la plus favorable possible de ses actes et de ses paroles. La charité couvre les fautes du prochain (1 Pierre 4.8 ; comp. 1 Corinthiens 13.5-7).
Nous rangeons parmi ces devoirs tout d’abord ceux qui sont relatifs aux facultés spéciales nécessaires à l’acquisition ou à la réalisation de ces biens, puis ceux qui sont relatifs à la possession ou à la jouissance de ces biens eux-mêmes, tous compris dans le terme de salut.
Ces devoirs se résument dans le respect de la dignité et de la liberté du prochain.
La première condition à observer, dans toute relation avec le prochain, c’est de sauvegarder et de respecter la qualité qui lui est commune, à lui quel qu’il soit, et à nous qui que nous soyons, celle de créature de Dieu ; de la défendre, au besoin contre lui-même, et de travailler à lui en restituer le sentiment, lorsqu’il l’a perdu. C’est dans cette qualité de créature de Dieu que réside, en effet, la dignité morale de tout homme, et la conscience de cette dignité, ou ce qu’on appelle vulgairement le respect de soi même, la restitution de ce sentiment là où il est effacé, est la condition de tout relèvement moral. Avant toute relation avec le prochain, nous devons nous rappeler, et lui rappeler au besoin, qu’il n’y a pas de devoir de lui envers nous, auquel ne corresponde un devoir de nous envers lui.
Le devoir de respecter la dignité du prochain peut être violé dans une foule de cas et d’une foule de manières. Les façons hautaines dans le commandement, ou même dans l’exercice de la charité, l’affectation d’une supériorité quelconque, naturelle ou acquise, la prétention d’imposer son opinion ou de se prévaloir d’un avantage pour violenter la conscience ou l’opinion d’autrui, le droit même qu’on s’arrogerait de diriger ou de gouverner une conscience, dans les cas où elle est appelée à la spontanéité, et cela même à bonne intention et dans un bon but ; ce sont là quelques exemples, parmi les plus frappants, de la faute que nous signalons (1 Pierre 5.2).
Ce respect s’accorde d’ailleurs parfaitement avec le maintien et la reconnaissance des rangs consacrés par l’ordre providentiel et par l’usage du monde, pour autant que cet usage se fonde sur quelque supériorité réelle et non fictive ; il n’implique nulle tendance au nivellement, car je puis respecter mon inférieur tout en lui laissant la place que la Providence lui a assignée ; disons plus : je ne le respecterais pas en l’en sortant et en affectant par là d’attacher aux différences de rang, qui n’ont qu’une valeur sociale, une portée et une signification morales. C’est dans ce sens que Jésus et les apôtres ont toujours parlé et agi, égalisant toutes les classes d’hommes en Jésus-Christ (Galates 3.23), mais respectant toutes les inégalités naturelles et sociales, et faisant intervenir constamment le principe chrétien pour régler la conduite individuelle dans les limites de chacune d’elles, sans en supprimer aucune. Jésus n’a jamais négligé de faire appel, même chez les plus dégradés, aux vestiges de l’image de Dieu persistant en eux (Matthieu 12.20). Ainsi a-t-il traité la femme pécheresse (Luc 7.37).
Il est rare, d’ailleurs, qu’un homme n’ait rien du tout à nous apprendre, ni aucune sorte d’avantage sur nous ; tout au moins aura-t-il un point de contact avec nous. C’est par là que nous devons chercher à le gagner ou à l’empêcher de s’avilir toujours davantage. C’est en demandant à boire à une femme que Jésus fut amené à lui offrir l’eau vive (Jean 4).
C’est dans ce sens encore qu’à l’exemple de Paul nous devons nous faire tout à tous, pour en sauver quelques-uns (1 Corinthiens 9.22) ; ne pas affecter les choses hautes, mais nous accommoder par élévation de caractère aux basses, dans nos rapports avec nos inférieurs, et ne pas être sages à nos yeux (Romains 12.16) ; nous soumettre les uns aux autres (1 Pierre 5.5) et regarder les autres, par humilité (et non pas parce qu’ils le seraient en tout état de cause), comme plus excellents que nous-mêmes (Philippiens 2.3).
La pensée de notre commune dépendance de Dieu est propre tout ensemble à nous relever tous et à nous humilier tous (Éphésiens 6.9 ; Colossiens 4.1). Le chrétien doit toujours avoir présente à l’esprit son indignité dans sa dignité, et la dignité du prochain au sein même de sa plus grande indignité.
Nous sommes appelés à respecter ensuite la liberté du prochain.
Nous ne parlons point ici des atteintes portées à la liberté matérielle par les mauvais traitements, l’emprisonnement ou l’esclavage, mais de toute usurpation, de toute entreprise tendant à restreindre sa liberté morale et à violenter sa volonté. A ce sujet se rattache directement la défense du mensonge et le devoir de la véracité.
La véracité consiste à n’user du langage que d’une manière conforme à l’intention du Créateur, c’est-à-dire pour manifester les pensées et les intentions du dedans. Le terme français de véracité se rapporte à la conviction subjective et ne préjuge pas la valeur en soi ou l’exactitude objective du témoignage. La véracité, qui est le contraire du mensonge, n’exclut donc pas l’erreur ; elle est synonyme de sincérité et n’exclut que la duplicité. Cette distinction, qui a d’ailleurs sa légitimité, ne paraît pas reconnue dans le Nouveau Testament, où la vérité et la véracité se confondent dans le terme ἀλήθεια. L’accord entre la conviction subjective et la vérité objective n’est pas mis en question. C’est qu’en effet, en matière religieuse et morale, la sincérité ne doit pas suffire au chrétien, comme on le prétend si souvent aujourd’hui ; il lui faut la vérité ; il sait que la sincérité dans le mensonge, quoique moins coupable que la volonté directe de mentir, ne saurait rester impunie au point de vue de la morale parfaite (exemple des Pharisiens) ; et, comme l’erreur même n’est pas admissible chez l’être parfaitement saint, le dernier effet de la religion de la vérité doit être de détruire l’erreur, après le mensonge, chez les disciples de Celui qui ne s’est pas appelé seulement la sincérité, mais « la vérité. »
L’Ancien Testament, révélation imparfaite de la vérité, ne connaissait pas encore l’obligation absolue de la véracité, et l’ancienne économie semblait tolérer et excuser, sinon justifier, certaines déviations de la vérité, lorsqu’elles pouvaient paraître inévitables ou appelées par les circonstances. Outre les cas d’Abraham et d’Isaac, qui ne rentrent pas exactement dans cette catégorie, citons ceux des sages-femmes (Exod.1) et de Mical (1 Samuel 19). C’était là une des nombreuses accommodations de l’alliance préparatoire à l’infirmité ou à la dureté du cœur de l’homme.
L’antiquité païenne avait naturellement des notions bien plus lâches encore du devoir de la véracité, et les philosophes, Platon entre autres dans la République, autorisaient positivement les accommodations mensongères, la tromperie exercée par les majeurs sur les mineurs, par les prêtres sur le peuple, par les philosophes et les initiés sur la foule ignorante et indigne de connaître la vérité. La sagesse antique excluait une grande fraction de l’humanité du droit de connaître la vérité et de réaliser la fin morale.
L’Evangile a condamné absolument le mensonge et toutes ses manifestations, en appelant le diable le « père du mensonge » (Jean 8.44).
Nous avons à traiter ici des mensonges d’accommodation, des mensonges officieux et du serment.
On a accusé Jésus, et, ce qui pis est, on l’a loué, d’avoir lui aussi pratiqué l’accommodation mensongère, soit par ses enseignements, soit par sa pratique, et M. Renan ne voit pas de mal à ce que, sous les climats rayonnants de l’Orient et dans les contrées ravissantes de la Galilée, le jeune rabbi se soit permis quelques subterfuges dans l’intérêt de sa cause. C’est ainsi que Lazare, d’après les premières éditions de la Vie de Jésus, aurait simulé la mort, et que Jésus aurait feint de le ressusciter. Personne ne s’est même donné la peine de disculper Jésus d’une aussi indigne parodie ; mais l’opinion est encore assez répandue dans la critique négative et même dans le parti du juste milieu, que sur bien des points il aurait ostensiblement toléré et entretenu des croyances ou des préjugés qu’il ne partageait pas ; qu’il se serait accommodé, par exemple, aux superstitions populaires sur les démons, non seulement par son silence, mais aussi par une adhésion formelle, quoique feinte, et, lorsqu’il s’agissait de guérir un malade, en entrant provisoirement dans son point de vue, afin de l’en guérir. Dans un autre ordre de faits, plusieurs critiques croyants admettent que Jésus pouvait, sans porter atteinte à son caractère de sainteté parfaite, s’accommoder aux traditions de son peuple concernant l’ancienneté et l’authenticité des livres saints, et qu’il en aurait même fait usage sans avoir eu le temps, l’occasion ou le devoir d’en contrôler la valeur.
Nous ne saurions accorder ces suppositions avec l’idée que nous nous faisons de la sainteté parfaite de Christ. Il y a sans doute une accommodation légitime qui consiste à approprier la vérité à l’intelligence ou aux besoins de l’auditeur, ou à lui taire ce qu’il n’est pas encore en état d’entendre, étant réservé toutefois que le silence que l’on observe n’altère pas le sens des paroles que l’on dit. Mais cette accommodation de forme est au service et dans l’intérêt de la vérité absolue et immuable. Ce n’est pas une altération de la vérité, c’est un procédé pédagogique destiné à la mieux servir en la faisant mieux connaître et de plus de gens. Revêtir la vérité d’images et de figures, qui la voilent peut-être, mais sans la défigurer, ce n’est mentir ni de près ni de loin ; c’est présenter la vérité à l’imagination et aux sens pour atteindre de là l’intelligence et le cœur. Jésus n’a pas menti dans ses paraboles, bien qu’elles eussent pour effet d’aveugler des yeux et d’endurcir des cœurs ; car ce n’était pas ici une accommodation au préjugé, mais au contraire une défaite infligée à l’ignorance et à la mauvaise foi. Nous en pouvons dire autant de la réponse qu’il fait à ses frères, Jean 7.8 ; il ne leur dit point qu’il ne montera jamais à Jérusalem, mais seulement qu’il n’y montera pas de la manière et au moment qui lui sont proposés. Dans le récit Luc 24.28, sa conduite n’est pas une feinte pure et simple ; c’est une épreuve à laquelle il soumet ses compagnons de route, et qui doit déterminer chez eux une crise et un progrès.
Il y a donc un genre d’accommodation non seulement permis, mais obligatoire : celui qui consiste à ne dire chaque fois que ce qu’il est utile et nécessaire au prochain de connaître, et à lui celer la partie de la vérité qui ne répond ni à ses capacités ni à ses besoins. Jésus l’a pratiqué dans son enseignement à ses disciples eux-mêmes (Jean 16.12-25).
Le mensonge et l’accommodation ne se commettent pas seulement en paroles. Il y a les mensonges de situation, qui consistent à laisser subsister ou à accepter une contradiction de fait entre la place que l’on occupe et les opinions que l’on professe. Il y a les accommodations à une situation donnée, qui tendent à invalider la vérité même que l’on dit par la solidarité que l’on accepte avec l’erreur qui se dit à côté. Les cas de cette nature peuvent être très difficiles à juger, et tout dépendra dans la pratique de la question de savoir si cette solidarité existe réellement. Si non, il n’y a ni accommodation, ni mensonge de situation ; mais aussitôt qu’elle est constatée, on doit à la vérité de la rompre, pour autant que cela est possible.
Le cas le plus fréquent, dans cet ordre de faits, est celui de la participation à telle association librement formée et fondée sur des principes auxquels tous ses membres sont censés adhérer : librement formée, disons-nous ; car je ne puis être rendu solidaire que des actes d’une association dans laquelle je suis librement entré, et où je reste par le fait de mon adhésion personnelle aux principes qui en constituent la base. La famille et l’Etat, par exemple, étant des sociétés fondées sur les principes naturels de l’hérédité ou de la territorialité, ne sauraient me rendre solidaire et nul ne saurait me tenir pour solidaire des faits qui s’y passent à côté de moi, sans mon concours et, à plus forte raison, contre mon gré ; le fait que j’appartiens à l’une et à l’autre de ces sociétés implique de ma part soumission, mais non point adhésion, à l’ordre de faits qui y est établi. Dans le domaine de la famille ou de l’Etat, il est donc permis de distinguer ces deux termes : subir et accepter, et ma participation aux actes de la société civile ne saurait emporter jamais une solidarité morale avec tous les actes de cette même société.
Il en est autrement des associations religieuses ou autres, formées par l’adhésion spontanée de leurs membres et constituées sur des principes déterminésc. En faisant partie d’une association de ce genre, je me rends certainement solidaire des actes accomplis ou tolérés par cette association en violation de son principe constitutif.
c – Dans le cas où il y aurait absence de principes reconnus et formulés à la base de l’association, et où la raison d’être de celle-ci ne serait que la poursuite de certains intérêts ou la satisfaction de certaines convenances, je ne saurais être rendu solidaire de principes qui n’existent pas, et je demeurerais responsable de mes seuls actes et de mes seules paroles.
Nous ne pouvons donc que réprouver comme mensongère, par exemple, la conduite d’un ecclésiastique qui lit le symbole des apôtres sans y croire ; ou qui, étant orthodoxe, consentirait à lire une liturgie rationaliste ; ou dont les actes privés ou publics rétabliraient la solidarité entre la doctrine qu’il professe et l’erreur qu’il combat. Au nombre de ces actes de solidarité, nous comptons l’installation par un évangélique d’un pasteur rationaliste, ou le concours prêté par lui aux actes d’un culte rationaliste.
Un cas à rattacher aux faits d’accommodation, ce sont les formules de politesse usitées à la fin des lettres ou dans les circonstances officielles. Comme, de l’aveu et du consentement de tout le monde, ces formules ont perdu le sens strict attaché aux mots dans le discours ordinaire, elles ne doivent pas être taxées d’exagérations mensongères, pour autant qu’elles ne font que reproduire des termes universellement admis par l’étiquette usuelle, et que l’omission de ces formules équivaudrait à une expression de blâme ou de mépris à l’égard de la personne en cause. C’est ainsi que saint Paul s’adresse au gouverneur romain Félix en l’appelant κράτιστος (Actes 26.25). Il faut remarquer toutefois que l’esprit de l’Evangile a vivifié et renouvelé ces formules, même les plus banales, comme nous le voyons au commencement et à la fin des épîtres de Paul, où le vulgaire χαίρειν s’est changé en une sainte et ardente invocation de la χάρις Ἰησοῦ χριστοῦ.
On traite trop souvent du devoir de la véracité à un point de vue utilitaire, et en considérant les effets bons ou mauvais que le mensonge ou la vérité peuvent produire, plutôt que le caractère moral ou immoral de l’acte lui-même. On oublie en cela qu’avant de devoir la vérité au prochain, nous nous la devons à nous-mêmes et à Dieu, et que le mensonge, qui porte atteinte à la dignité du prochain et au respect que nous lui devons, est avant tout une offense envers nous-mêmes, un schisme créé en nous-mêmes. L’apôtre, en effet, tire un motif à éviter le mensonge non seulement de notre commune appartenance à Christ, mais du fait que nous sommes les membres les uns des autres, et que le peu de cas que nous faisons de la dignité du prochain, en le trompant, rejaillit immédiatement sur nous-mêmes, qui appartenons au même corps (Éphésiens 4.25 ; comp. Colossiens 3.9). A plus forte raison la personnalité tout entière est-elle déshonorée par les transgressions dont la langue est l’instrument, lorsque celle-ci, infidèle à sa destination, sert à déguiser la pensée.
C’est à ce point de vue aussi que nous devons juger la moins coupable certainement des variétés du mensonge, celle que l’on nomme le mensonge officieux, et que les Allemands appellent mensonge de détresse, Nothlüge ; car la supposition commune de toutes les justifications qu’on en a faites, c’est que le mal, c’est-à-dire la contradiction consciente entre mon langage et ma pensée, servira la cause du bien mieux que la fidélité absolue à la vérité, et qu’il est bon quelquefois de faire du mal pour qu’il en arrive du bien (Romains 3.8). La casuistique a pu sans doute produire des exemples et citer des situations où la conscience angoissée semble devoir désarmer, où le devoir de la charité paraît imposer une trêve à celui de la vérité ; et nous ne saurions nous étonner que le « mensonge de détresse » ait trouvé et trouve encore d’illustres apologistes, tout prêts à transformer en une justification ce qui n’est à nos yeux qu’une circonstance atténuante : nous avons nommé Luther, Saurin, et, parmi les théologiens modernes, Julius Müller.
N’est-il pas permis, demande-t-on par exemple, de mentir pour sauver une vie d’homme ? — Nous répondons : Non ! car cet argument utilitaire n’est ni moral, ni même utile. Le brigand qui m’interroge sur la retraite de mon frère, en appelle au sens de vérité qu’il suppose encore en moi, et qui, selon toute probabilité, est perdu chez lui, car il se déclare prêt à croire à ma parole, tandis qu’il n’accorderait pas la même confiance à celle de son pareil. Il reconnaît donc encore le droit de la vérité, même vis-à-vis de lui, même dans la situation critique où il me place, en me sollicitant indirectement au mensonge. Lui répondre d’une manière quelconque, c’est donc ratifier à ses yeux la confiance qu’il a mise en ma sincérité. Mais dire la vérité, c’est commettre une lâcheté ; dire un mensonge, c’est me mettre à son niveau, et même, en un sens, au-dessous de lui, puisqu’il en appelle à ma sincérité, c’est-à-dire au bien qu’il suppose encore en moi, qu’il y croit, et que je trompe en le trompant cette attente qui m’honore et qui honore la cause du bien en moi. Le seul parti qui se légitime donc aux yeux de la morale, c’est le silence : c’est-à-dire un acte de foi consistant à remettre à la Providence les conséquences de toute nature qui peuvent résulter, soit pour moi, soit pour autrui, du refus de dire soit la vérité par lâcheté, soit le mensonge par ruse.
Nous supposons que le mensonge fût autorisé d’une manière générale en cas pareil et cessât d’être exceptionnel, le mensonge perdrait par là même le seul avantage qu’il prétendait avoir sur la vérité, en perdant le bénéfice de la créance qu’il tenait encore du droit général de la vérité. Le mensonge officieux ne peut donc être utile en certains cas que pour autant qu’étant réprouvable en droit, il n’est pas devenu la règle de fait et que les pervers ont encore raison de compter sur la sincérité des bons. Mais qu’est-ce qu’une règle morale dont les motifs ne subsistent qu’à la condition qu’elle ne sera observée qu’une fois, et dans le cas précisément qui me concerne et où mon intérêt est engagé ?
On a agité en outre la question de savoir s’il est permis de mentir à des ennemis en guerre, à des fous, à des malades, à des enfants. Néander pense que le devoir de dire la vérité est corrélatif chez l’auditeur à la capacité de l’entendre. Oui, mais un fou lui-même est-il entièrement destitué de cette capacité ? et pour autant qu’elle existe en lui, ne lui doit-on pas la vérité ? Nous le pensons, et le sentiment des aliénistes nous confirme dans cette opinion. Il est clair que dans le cas où la faculté d’entendre le sens du langage est complètement oblitérée chez l’interlocuteur, les mots ne sont plus des représentations d’idées, mais seulement des assemblages de vocables, et restent par conséquent sans valeur ni portée morale. Il n’y a plus lieu de parler ici ni de vérité, ni de mensonge.
Si les lois de la guerre autorisent les tromperies mutuelles, nous n’y voyons plus qu’un jeu où, le droit de s’induire en erreur étant reconnu de part et d’autre, l’exercice de ce droit est au plus habile. Mais en tout état de cause, lorsque celui qui nous interroge en appelle sérieusement à notre sincérité, nous devons ou nous taire ou dire la vérité, et la qualité de l’interlocuteur, que ce soit un enfant, un aliéné, un ennemi ou un malfaiteur, ne nous paraît modifier en rien la règle morale, valable en tout temps, pour tous et tout d’abord pour nous-mêmes.
Le troisième commandement : « Tu ne prendras pas le nom de l’Éternel ton Dieu en vain, » vise le parjure et non pas les serments vains, comme on l’entend d’ordinaire. Il est clair que les serments vains sont par là implicitement interdits, soit qu’on évite d’y faire intervenir le nom de Dieu, comme c’est le cas lorsque l’on jure, ainsi que cela se fait si souvent, sur la foi ou l’honneur, soit que l’on y profère expressément le nom de Dieu. Les serments vains sont coupables, parce qu’ils ne sont plus que l’avilissement du serment ; Dieu et son nom sont traités ici comme s’ils étaient sans valeur et sans portée. Si ces serments ne sont pas le parjure, ils ont pour effet certain de le rendre plus facile, en familiarisant l’homme avec l’élément comminatoire renfermé dans l’invocation du nom de Dieu.
Le parjure est traité avec une extrême sévérité par la morale biblique aussi bien que par la morale humaine. Devant l’une et l’autre, il est tenu pour un crime flétrissant (Lévitique 19.12), menacé de châtiments terribles ; ainsi chez les derniers prophètes : Zacharie 5.4 ; Malachie 3.5. (Comp. le rite de l’imprécation du serment dans le cas du soupçon d’adultère, Nombres 5.)
Mais Jésus-Christ, dans l’interprétation de la parole Lévitique 19.12, qui interdit le parjure, semble être allé plus loin encore et avoir interdit le serment lui-même (Matthieu 5.33). Saint Jacques a reproduit cette interdiction (Jacques 5.12) ; et plusieurs interprètes, ainsi que plusieurs sectes chrétiennes, comme les Quakers et les Anabaptistes, ont en effet donné à ces deux passages ce sens absolu.
Ici surgit donc une difficulté exégétique sérieuse, résultant de la contradiction apparente qui existe entre l’interdiction du serment faite par Jésus-Christ dans le sermon sur la montagne, et les textes scripturaires qui l’ordonnent, à commencer par Deutéronome 6.13, ou qui le légitiment par d’illustres exemples, celui de saint Paul (Romains 9.1), de Jésus-Christ devant le grand sacrificateur (Matthieu 26.64), de Dieu même (Hébreux 6.13, faisant allusion à Genèse 22.16-17).
Dorner et d’autres théologiens, appliquant ici un procédé d’interprétation que nous avons déjà rencontré, prétendent voir dans le précepte Matthieu 5.33 une règle idéale, applicable seulement dans l’accomplissement final, mais irréalisable de fait aujourd’hui. Le serment ne serait qu’un mal toléré par accommodation à la faiblesse actuelle de la nature humaine et à raison des conditions anormales où elle se trouve. Mais nous ne saurions admettre qu’une défense idéale soit conçue en des termes aussi absolus et qui réclament une observation immédiate et actuelle.
Qu’est-ce que le serment ? C’est une déclaration faite soit en la forme d’affirmation, soit en celle d’engagement, sous l’invocation solennelle du nom de Dieu, de sa présence et de son intervention, pour le cas où cette affirmation serait fausse, où cet engagement serait violé. En quoi cette déclaration doit-elle différer de toute autre, faite au cours de la vie ordinaire ? Pour le sujet lui-même, en rien. Car, en ce qui le concerne, il doit parler toujours en la présence de Dieu ; il sait que chacune de ses paroles équivaut à un serment et le lie personnellement à l’égal d’un serment ; et chacun rendra compte devant le tribunal de Dieu de toutes les paroles vaines qu’il aura dites (Matthieu 12.36). Mais, vivant dans un monde plongé dans le mal, et où règne de toutes parts le mensonge, je n’ai pas droit d’exiger en tout état de cause de la part des autres hommes, qui ne me connaissent qu’imparfaitement et seraient a priori en droit de me juger d’après eux-mêmes, qu’ils me croient sur ma simple parole, à moins d’une solennisation extraordinaire soit de mon affirmation, soit de mon engagement, qui en exclue toute supposition d’irréflexion ou de mauvaise foi. La raison d’être normale du serment n’est donc pas chez le sujet lui-même, mais chez autrui, puisque, en ce qui me concerne, je me sens lié par la vérité en tout temps, et que, quelle que soit la forme dont je revête mon langage, j’ai conscience de ne le proférer qu’en présence de Dieu, qui me voit, m’entend et jugera mes paroles comme mes actes.
Le serment suppose donc, et chez moi et chez ceux qui me l’intiment, la foi à l’existence de Dieu et à sa Providence. Il suppose la créance à la religion naturelle. Le serment n’a plus de sens si l’autorité suprême à laquelle l’homme en appelle est une loi, une idée ou la conscience impersonnelle, parce qu’il ne peut sortir aucune sanction de pareilles origines.
L’Etat a-t-il, comme société naturelle, le droit d’intimer le serment ? Je le crois, parce que, si l’Etat n’est pas chrétien, il n’est pas non plus athée, c’est-à-dire qu’il ne doit pas faire profession d’athéisme. J’accorde que l’Etat n’a pas le droit d’exiger la prestation du serment de l’homme qui se renferme dans sa profession d’athéisme pour refuser ce moyen d’accréditation de sa parole. Mais ce dernier, en retour, n’a pas le droit d’attendre et d’exiger la protection que la société accorde à ceux qui consentent à lui donner cette garantie de la véracité de leur témoignage. Sans d’ailleurs vouloir entrer dans la conscience de l’homme qui ne croit pas en Dieu, il nous paraît qu’il n’y a pour personne de raison plausible de se récuser en cas d’intimation de serment faite par l’autorité compétente ; car nul ne peut être certain que Dieu n’existe pas, et le serment aura toujours cette portée que celui qui le prête se soumet, en cas de parjure, au jugement de Dieu, s’il existe.
Supposons les temps de l’accomplissement venus, ceux annoncés par le prophète, Ésaïe 65.16 ; le serment ne sera point aboli, il sera accompli. Il n’y aura plus d’intimation du serment, parce que toute parole, étant prononcée par chacun en la présence de Dieu, sera tenue par chacun aussi pour absolument digne de foi. Il en sera du serment au milieu des paroles comme du dimanche au milieu des jours, et du ministre au milieu des simples fidèles. Tous les jours seront devenus des dimanches, tous les fidèles des ministres et toutes les paroles des serments.
Les Juifs contemporains du Seigneur étaient renommés pour leur facilité à se parjurer ; mais, mêlant la superstition à la perfidie, et se tenant pour moins obligés par l’invocation d’êtres autres que Jéhovah, dont ils s’interdisaient d’ailleurs de prononcer le nom, ils avaient recours pour en imposer aux païens, tout en s’assurant l’impunité, à l’invocation du ciel, de Jérusalem, de leur tête, etc. Jésus, pénétrant jusqu’à l’intention qui avait dicté ces abus, proscrit absolument ces serments déguisés, dont l’intention ne pouvait être que déloyale, et il montre qu’en réalité l’invocation de ces objets inférieurs équivaut à l’invocation du nom de Dieu, puisque chacun d’eux a une relation directe à Dieu, le Créateur de toute choses. Prendre à témoin la terre, Jérusalem, sa tête, c’est donc prendre à témoin Dieu lui-même et encourir en plein la malédiction prononcée contre le parjure proféré au nom de Jéhovah. Ajouter donc quoi que ce soit au oui ou au non, dans l’intention d’en imposer à autrui sans se lier soi-même, ne peut venir que du malin. Mais le serment proféré au nom de Dieu n’est pas interdit par Jésus-Christ, parce qu’il n’est pas mentionné, le verbe ὀμνύναι en lui-même signifiant seulement : jurer, et non pas jurer par le nom de Dieu. Or je n’ajoute rien au oui ou au non en prononçant le nom de Dieu, puisque ce nom est déjà renfermé, pour quiconque parle en vérité, dans toute affirmation ou dans tout engagement prononcé en sa présence.
Nos devoirs relatifs au salut du prochain se résument dans celui d’éviter tout acte ou toute parole propre à faire péricliter ce salut, et dans celui d’y concourir au contraire de tout notre pouvoir, par parole ou par acte, en un mot par tous les moyens que la charité et la sagesse chrétienne conseillent. Nous avons donc à traiter ici du scandale et de la confession du nom de Christ devant les hommes.
Le mot σκάνδαλον signifie au propre : une petite pierre qui se glisse sous nos pieds et cause notre chute ; et le grec παράπτωμα, ainsi que le français chute, n’est que la continuation de l’image. Au spirituel, le scandale est tout acte ou toute parole de nature à faire pécher autrui. On peut dire que tout acte ou toute parole répréhensible ayant un témoin est par là même une cause de scandale ; car ce mauvais exemple donné à autrui tend toujours du plus au moins à invalider l’autorité de la loi morale chez le témoin de cette infraction, et, par lui, chez tous ceux qui apprendront que cette infraction a eu lieu. Tout mauvais exemple, tout acte ou toute parole coupable, devant témoin, est une incitation de fait à l’imitation du mal, un amoindrissement dans la conscience d’autrui du prestige dont la loi morale était revêtue, et exerce une influence démoralisante qui, partie de nous, s’étend de proche en proche bien au-delà des limites perceptibles à nos sens, et que nous comparerions avec justesse à l’ondulation qui ride la surface de l’eau en partant de l’endroit où a eu lieu la chute d’un corps étranger.
Aussi le péché de scandale est-il l’objet d’une réprobation redoutable de la part de Jésus-Christ, qui nous en fait connaître à la fois la gravité et le caractère inévitable, lequel n’enlève rien à la responsabilité de celui qui en est l’auteur (Matthieu 18.7). La culpabilité spéciale de l’auteur du scandale est également indiquée Romains 1.32.
Nous ne devons pas oublier toutefois que le scandale peut être causé par des actions permises et légitimes en soi, et qui, en ce qui nous concerne personnellement, ne sauraient avoir aucune conséquence fâcheuse, mais qui, diversement jugées par la conscience d’autrui et réputées mauvaises par un frère plus faible, deviennent pour ce dernier une excitation à faire ce que sa conscience lui défend, et à commettre par là un péché, en vertu de la norme énoncée par l’apôtre, Romains 15.23 : πᾶν ὃ οὐκ ἐκ πίστεως, ἁμαρτία ἐστί. Des exemples semblables sont longuement développés Romains 14 ; 1 Corinthiens 8 ; 10.23 et suiv. Le cas de 1 Corinthiens 10.14-22, où il est question de la participation des chrétiens à des banquets idolâtres, doit être distingué de celui qui est mentionné depuis le v. 23, et où il ne s’agit que des viandes qui avaient été sacrifiées à l’idole. En ce qui concernait l’usage de ces viandes, présentées sur une table ordinaire, saint Paul n’y voyait personnellement rien de répréhensible, et il reconnaissait au fidèle le droit d’user de cette liberté ; mais ce droit était limité selon lui par le droit de la charité qui interdit au chrétien de donner du scandale à son frère et ne laisse pas le choix entre cette interdiction et la privation personnelle à subir ou le sacrifice à s’imposer. Saint Paul n’aurait rien pu dire de plus fort dans ce sens qu’en supposant l’exemple 1 Corinthiens 8.13, renfermé d’ailleurs dans la norme générale posée 1 Corinthiens 9.20-22.
Jésus nous a donné un exemple de respect envers la conscience d’autrui, même alors qu’elle est dominée par des sentiments malveillants, et a expliqué sa conduite dans ce sens, en consentant à payer le tribut du temple, dont en droit le fondateur de l’Alliance nouvelle pouvait se juger exempt, lui et les siens (Matthieu 17.24-27).
Nous avons un autre exemple de ces accommodations légitimes, conseillées par la charité et autorisées par le droit de la liberté elle-même, dans l’acte de Paul circoncisant Timothée, à cause des Juifs (Actes 16.3) ; car le fait d’être circoncis ou de ne l’être pas, étant en soi à ses yeux un ἀδιάφορον chose indifférente (Galates 5.6 ; 6.15), il ne valait vraiment pas la peine de froisser la conscience d’autrui pour si peu. Le cas change de nature à ses yeux, lorsqu’il a affaire non plus à des scrupules toujours respectables, quoique étroits, mais à un fanatisme que l’on ne pourrait satisfaire qu’en portant atteinte au principe même de la liberté et de la spiritualité chrétiennes : il rompt alors en visière aux prétentions juives en refusant de circoncire Tite (Galates 2.3) ; en sorte que des deux disciples de Paul, l’un, Timothée, fut un monument de cette sagesse qui l’engageait à se faire faible avec les faibles, et l’autre, Tite, un exemple vivant de cette fermeté qui résiste aux entreprises de l’intolérance hautaine et de l’autorité usurpée.
La question du scandale pris ou donné peut donc recevoir des solutions diverses selon la qualité et le caractère de la partie qui se dit scandalisée. Jésus, lui non plus, n’a pas respecté les scrupules des Pharisiens à l’égard du sabbat. Nous devons des égards au faible ; mais céder à un profane serait faiblesse et lâcheté ; ce serait sacrifier la vérité à une charité faussement ainsi nommée. Je dois le respect à toute conviction sincère, mais non pas à la malignité qui aime à tirer de la conduite des chrétiens des griefs contre l’Evangile. Nous ne devons pas oublier que les exhortations de l’apôtre s’appliquent aux rapports entre frères et visent par conséquent les obligations d’une conscience envers une autre conscience ; mais je ne saurais être tenu à respecter chez autrui une conscience qu’il ne respecte pas lui-même ou qui peut-être n’y existe même pas.
Luther nous paraît avoir bien défini la règle à suivre en cas pareil, lorsqu’il a dit qu’il s’abstenait de manger gras le vendredi, afin de ne scandaliser personne par l’usage d’une viande, mais qu’aussitôt qu’on prétendrait lui imposer sur ce point l’autorité d’une tradition humaine, il ferait ce qu’on prétendrait lui défendre, pour revendiquer les droits menacés de la liberté chrétienne.
Comme le scandale se produit par paroles et par actes, la confession du nom de Christ a lieu également sous cette double forme, et cela en public et en particulier. Elle est recommandée d’une manière générale comme le devoir absolu du chrétien, Matthieu 10.32 ; Marc 8.38 ; Luc 9.26 ; 14.27.
Il résulte de ces passages que ce devoir incombe à tous les disciples, sans exception, et que c’est en cela précisément que consiste et par là que s’exerce le sacerdoce universel enseigné 1 Pierre 2.9. L’accomplissement de ce devoir suppose la fidélité et le discernement (Matthieu 10.16), ces deux vertus qui se complètent sans cesse l’une l’autre. La fidélité, disons-nous tout d’abord, c’est-à-dire le courage, car le nom de Christ et la cause de l’Evangile apportent avec eux sur la terre non pas la paix, mais l’épée ; et il faut être résolu d’avance à affronter le combat, soit en public, sur le grand théâtre du monde, soit dans le milieu plus restreint où l’individu accomplit sa tache quotidienne (Luc 12.53). Nous dirons même que la profession privée et individuelle de la foi chrétienne, dans un cercle restreint et connu, est en réalité plus difficile et exige plus de résolution que celle qui est publique et officielle. Il est plus facile de dire aux hommes la vérité que de dire aux hommes leurs vérités. Et ces difficultés n’ont nullement diminué pour le chrétien, peut-être même sont-elles devenues plus grandes, par le fait que le monde a pris le nom de chrétien. C’est encore aujourd’hui le cas de répéter le propos de l’apôtre, Romains 1.16 : « Je n’ai point honte de l’Evangile de Christ. » Car si le monde en est venu à accepter la vérité chrétienne sous sa forme officielle et collective, il n’est pas plus réconcilié avec elle qu’autrefois, dès qu’elle prétend pénétrer et sanctifier tous les détails et tous les moments de la vie, et qu’elle se présente incarnée et vivante, active et parlante dans un individu ou une personne.
Mais, si la confession individuelle de la foi exige courage et fidélité, elle appelle aussi tact, prudence et discernement. Ce n’est pas toujours par des paroles que nous pouvons gagner les adversaires ; là où les paroles seraient impuissantes ou déplacées, et propres à éveiller ou à exciter la susceptibilité ou l’amour-propre, l’exemple agit, rayonne, convainc de péché, humilie, touche, gagne le cœur et démontre à tous les yeux la validité du principe et l’efficacité de l’esprit qui le produit. Tel fut l’exemple des chrétiens dans la primitive Eglise. C’est aussi ce qu’enseigne Jésus, Matthieu 5.13-16. Le silence même peut avoir son éloquence et sa vertu (1 Pierre 3.4), et dans tous les cas, la charité, soit qu’elle parle ou qu’elle se taise, étant sentie et reconnue, a toujours la sienne (1 Pierre 3.15-16).
Tout en admirant la méthode anglo-saxonne de confesser le nom de Christ, qui consiste à accoster le premier venu pour lui parler de son âme ou lui remettre un traité, et en faisant la part des bonnes intentions qui inspirent ces procédés, nous ne la croyons pas conforme à l’exemple de Jésus et des apôtres. Jésus-Christ ne s’est pas adressé à quiconque il rencontrait, et nous ne voyons pas que saint Paul ait beaucoup sermonné sur le navire qui l’emmenait de Palestine en Italie. Appliquée conséquemment, cette méthode rendrait d’ailleurs la vie impossible. — Une autre erreur qu’elle commet consiste à croire qu’il faille faire immédiatement porter toute conversation sur les vérités essentielles de l’Evangile, et dire tout de suite à chacun : Venez à Jésus. A ce second point de vue encore, la méthode de Jésus-Christ est tout autre (Jean 4 ; Luc 10). Lorsque nous avons jeté dans l’âme du prochain une semence de vérité, un principe supérieur à son niveau intellectuel et moral, nous avons à un moment donné fait ce qu’il était commandé et utile de faire.
Ici donc, aucune méthode n’est bonne comme méthode. La conduite de chacun doit être déterminée chaque fois par ses dons et son caractère propres, ainsi que par la circonstance donnée ; et, si je suis fidèle, je verrai l’efficacité de la promesse Matthieu 10.20. Il est clair que, dans un pays et à une époque caractérisés par la diffusion générale des vérités religieuses et chrétiennes, les conditions et les procédés de l’évangélisation, le mode de la confession du nom de Christ, seront différents de ce qu’ils peuvent être quand tout est à commencer.
Notre règle doit être celle de Jésus-Christ ; il l’a énoncée lui-même à la suite de son entretien avec la Samaritaine, qui commença par une demande si ordinaire et qui devait être si fructueux : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père qui est dans les cieux » (Jean 4.34) ; et quant au meilleur procédé, saint Paul l’a résumé dans le chap. 9 de la 1re aux Corinthiens : « Tout à tous, afin d’en sauver quelques-uns. »