« Les causes de tout ce qui se fait, selon le divin Aristote, peuvent se réduire à quatre : la cause efficiente et la cause matérielle, c’est-à-dire la matière dont les choses se font, puis la cause formelle ; à ces trois premières, il faut en ajouter une quatrième qui est la cause finale, c’est-à-dire ce pourquoi une chose se fait. Telles sont les différentes causes des choses. En effet vous reconnaîtrez aisément que le principe d’une chose quelconque peut toujours se rapporter à l’une des quatre causes que nous venons d’énumérer. Toutes les choses ne réunissent pas toujours toutes ces causes à la fois ; mais celles qui en comptent le plus ne passent pas ce nombre. Mais on sentira mieux encore la différence de leur nature, si on les applique à un cas particulier : par exemple examinons la distinction de ces diverses causes dans une statue. La cause efficiente, c’est l’artiste qui la confectionne, et qu’on nomme statuaire ; la cause matérielle ou la matière, c’est l’airain, la pierre ou toute autre substance capable d’être soumise aux procédés de l’art, et de recevoir telle figure que l’artiste voudra lui donner : on voit en effet là une des causes de la statue. Ensuite il y a la forme que l’artiste donne à la matière qu’il met en œuvre, et c’est encore là une des causes de la statue : elle consiste en ce que cette matière travaillée nous représente un homme lançant un disque ou un javelot, ou offrant quelque autre situation particulière. Mais ce ne sont pas encore là les seules causes de la statue : il y en a une autre qui n’est pas moins essentielle que celles qui précédent, c’est la fin pour laquelle la statue a été confectionnée, c’est-à-dire l’intention d’honorer un homme, ou de témoigner de la vénération pour un dieu ; car il est clair que sans cette cause la statue n’aurait jamais été entreprise. Supposé maintenant ce nombre de causes dont la distinction est sensible pour tout le monde, nous compterons le destin parmi les causes efficientes, s’il a quelque analogie avec ce que nous avons vu par rapport à l’art du statuaire. Pour cela, il est nécessaire de parler des causes efficientes. Par là on comprendra mieux, s’il faut tout attribuer au destin ou s’il faut reconnaître d’autres principes qui soient la cause de certaines choses. Aristote établissant la division de toutes les choses qui se font, dit qu’il y en a qui se font en vue d’un effet quelconque : c’est le but et la fin que se propose leur auteur ; d’autres au contraire ne se font point en vue d’un effet, telles sont celles que l’on fait sans réfléchir, sans dessein, sans but déterminé et précis : par exemple, serrer dans sa main des pailles ou les agiter, manier et étendre ses cheveux et autres choses semblables. Il arrive en effet qu’on agit ainsi quelquefois, mais il est évident qu’on le fait sans avoir aucune raison d’agir : or toutes ces actions qui se font en quelque sorte instinctivement et sans réflexion ne méritent pas de former une classe particulière. Mais parmi les choses qui se font pour une fin quelconque, les unes ont lieu par la seule impulsion de la nature, les autres sont le résultat de la délibération de la raison. Celles qui ont leurs causes dans la nature, suivent certains nombres, une marche déterminée et fixe pour arriver à leur fin et aussitôt qu’elles l’ont atteinte, cette fin elles cessent d’être ; elles ne changent d’allure que lorsque quelque obstacle s’oppose à leur marche naturelle vers la fin pour laquelle elles se font. Celles qui ont pour cause la détermination de la raison se font aussi pour une fin ; car tout ce qui se fait d’après la raison ne se fait point au hasard : il se fait nécessairement de telle sorte qu’il se rapporte toujours à une fin. C’est ainsi qu’on peut assigner la raison pour principe à tout ce que fait un homme après y avoir mûrement réfléchi et avoir calculé le mode d’exécution à employer. Telles sont toutes les choses qui se font d’après les règles d’un art ou la détermination réfléchie de la volonté. Il y a cette différence entre celles-ci et celles qui se font par la seule force de la nature, que ces dernières ont en elles-mêmes la cause de leur existence (c’est pour cela qu’on dit qu’elles se font par l’impulsion de la nature) ; et bien qu’elles se fassent d’après un certain ordre fixe et déterminé, cependant elles ne sont pas, comme dans les arts, le résultat d’un raisonnement fait par la nature qui les produit, tandis que les choses qui sont dues à l’art ou à la délibération, n’ont pas en elles-mêmes leur principe d’existence, mais elles le tirent d’une cause extrinsèque et antérieure : car toujours la volonté de leur auteur précède leur existence. Parmi les choses qui se font pour une fin, on compte une troisième classe : ce sont celles qui se font par hasard et spontanément ; mais elles diffèrent de celles qui se font pour une fin précédemment déterminée, en ce que, celles-ci, précédant immédiatement leur fin, se font en vue de cette fin, tandis que les autres précèdent bien aussi leur fin, mais cette fin ultérieure est précédée elle-même d’une sorte de fin première, qui fait qu’on attribue au hasard et à la spontanéité les choses dont cette fin première est la cause. Toutes les choses qui arrivent devant être classées dans une de ces catégories, il ne s’agit plus que de savoir quelle place on doit assigner au destin parmi les causes efficientes. Faut-il le regarder comme la cause de tout ce qui se fait sans un but ou une fin ? Il est visible que ce serait là une absurdité, puisque par le mot destin, nous désignons une fin déterminée qui a lieu par la force de la nécessité. Il faut donc placer le destin parmi les causes des choses qui se font pour une fin. »
Telles sont textuellement les distinctions établies par Alexandre : il continue ensuite de les appuyer sur de nombreux arguments, et il démontre que le destin n’est autre chose que la loi naturelle d’après laquelle toutes choses se font, et que dans celles qui sont dépendantes de notre volonté et de notre délibération, le destin n’est absolument pour rien. Il observe encore que parmi les choses qui viennent de la nature, il y en a qui rencontrent des obstacles qui les empêchent de parvenir à leur terme ; on dit alors qu’elles se font contre nature, comme dans les arts, beaucoup de choses se font contre les règles de l’art. Maintenant s’il est vrai qu’il arrive des choses contre les lois de la nature, il faut donc avouer qu’il en arrive aussi contre les décrets du destin, puisque les lois de la nature ne sont autre chose que les décrets du destin. »
Ainsi, ajoute-t-il, le corps, par exemple, quelle que soit sa nature, est, d’après sa constitution physique, sujet aux maladies et à la mort. Cependant cette loi de sa nature ne s’exerce pas sur tous de la même manière et par une nécessité commune. On peut apporter quelques modifications à cette condition du corps, en prenant certaines précautions, en changeant d’aliments, en suivant les conseils des médecins et les réponses des dieux. Il en est de même de l’âme : on a vu souvent sa condition naturelle se modifier et s’améliorer, soit par l’exercice, soit par l’étude des sciences, soit par les conseils des sages.
Aussi un jour le physionomiste Zopyre ayant fait sur Socrate des conjectures entièrement opposées à la vie ordinaire du philosophe, ceux qui connaissaient Socrate ne purent s’empêcher de rire ; mais le philosophe assura que Zopyre ne s’était point trompé ; qu’il serait, en effet, tel que le physionomiste l’avait peint, s’il n’eût réformé ses penchants naturels par la culture de la philosophie. »
Voilà ce qu’on doit penser des choses que suivent les lois de la nature, et qui ne diffèrent en rien de celles qui se font selon les décrets du destin. Quant aux choses qui arrivent par hasard, voici ce qu’en dit notre philosophe ; c’est, par exemple, lorsque quelqu’un fait une chose pour une fin, et qu’il lui arrive une chose différente de celle qu’il avait en vue dans le principe. Ainsi un homme trouve un trésor par hasard, lorsque remuant la terre pour une toute autre fin, il vient à rencontrer ce trésor. De même, c’est par hasard qu’un homme recouvre son argent, lorsque, venant au marché pour une toute autre raison, il y rencontre son débiteur, et que, celui-ci possédant actuellement la somme due, la rend au créancier. Il en est qui regardent encore comme l’effet du hasard, qu’un cheval s’étant échappé des mains de ceux qui le gardaient, soit pour chercher pâture, soit pour quelque autre raison, revienne dans sa fuite même à ses propres maîtres.
Il ne faut donc attribuer au destin aucune de ces choses ni autres semblables.
« Mais il y a aussi des choses dont les principes sont absolument impénétrables à la raison humaine, et cette ignorance de leur cause fait qu’on les regarde comme produites en vertu d’une certaine antipathie ou opposition. Telle est la vertu qu’une vieille opinion attribue au talisman, parce qu’on n’aperçoit aucune autre cause vraisemblable des effets qu’il produit. Tels sont encore les enchantements et tous les autres genres de prestiges. Car tout le monde reconnaît que la cause de ces divers effets est inconnue, et c’est pour cela qu’on les appelle ἀναιτιολόγητα, c’est-à-dire dont on ne peut expliquer la cause. »
Il observe encore qu’il y a une foule d’autres choses qui arrivent indifféremment d’une manière ou d’une autre, selon que le hasard les fait naître ; celles-là ne doivent pas non plus être attribuées au destin.
« Il faut entendre par ces choses qui arrivent indifféremment d’une manière ou d’une autre, celles qui peuvent aussi bien arriver que ne pas arriver ; c’est ce que font comprendre les termes que le philosophe ajoute : selon que le hasard les fait naître. »
Tels sont, par exemple, ces divers actes :
« mouvoir une partie du corps, tourner la tête de côté et d’autre, étendre un doigt, froncer le sourcil, »
« se lever quand on est assis, s’arrêter quand on est en mouvement, se taire quand on parle, et mille autres choses de ce genre, dans lesquelles il est facile de voir qu’on a la faculté de faire le contraire de ce que l’on fait, »
ce qui ne convient nullement aux choses fixées par le destin ; car tout ce qui se fait d’après les décrets du destin exclut la possibilité du contraire.
D’ailleurs, on ne dira pas que l’homme a reçu en vain la faculté de choisir et de délibérer ; or il en serait ainsi, si tout ce qu’il fait était le résultat de la nécessité. L’homme est le seul de tous les animaux
« à qui la nature ait accordé cette belle prérogative de n’être pas, comme eux, asservi aux seules impressions des sens ; il a, lui, la raison pour juger de choses qui se présentent à sa rencontre : il en fait usage, et si, après un mûr examen, il reconnaît que les choses sont réellement telles qu’elles lui avaient paru d’abord, il s’arrête à sa première impression, et poursuit l’acquisition de l’objet qui l’avait frappé. Mais si, au contraire, il reconnaît que les choses sont toutes différentes de ce qu’elles lui avaient paru, il renonce à sa première idée, parce qu’après une plus sérieuse attention, la raison lui en a montré la fausseté. »
Or nous ne pouvons faire cette délibération que par rapport aux choses qui sont en notre pouvoir. Mais si nous agissons quelquefois sans cette délibération préalable, nous avons souvent lieu de nous en repentir, et nous nous accusons nous-mêmes d’inconsidération. Il en est de même des autres ; si nous les voyons agir sans réflexion, nous les en blâmons, comme d’une faute ; nous voulons qu’ils prennent conseil, preuve que nous regardons ce qu’ils ont à faire comme une chose qui dépend de nous.
« Du reste la meilleure preuve de la vanité de la doctrine du destin, c’est que ses propres défenseurs ne peuvent pas se résoudre à en accepter les conséquences dans la pratique. »
Ainsi, ils exhortent, ils enseignent, ils veulent qu’on se soumette à leurs leçons, ils font de vifs reproches à ceux qui se conduisent mal, attestant par là qu’ils les regardent comme ayant agi de la sorte volontairement et librement.
A quoi bon dans leur système tant de traités qu’ils ont laissés pour l’instruction de la jeunesse ?
Ils devaient renoncer à l’ambition de faire ainsi les précepteurs, s’ils avaient cru réellement qu’il fallait excuser ceux qui commettent des fautes involontairement, et que ceux-là seuls sont dignes de châtiment, qui pèchent volontairement, parce qu’ils ont le pouvoir de le faire ou de ne pas le faire. Ils détruisent donc par leur propre conduite la doctrine du destin, et confirment l’existence de la liberté que nous tenons de la nature, comme il y a sans doute bien des choses qui ne dépendent pas de nous, parce qu’elles sont l’effet des lois physiques ou du hasard ; mais on ne peut pas pour cela les attribuer au destin, comme nous l’avons démontré plus haut.
Nous avons abrégé ces citations à cause de la longueur de nos dissertations sur la liberté. Du reste notre doctrine est conforme à celles des philosophes que nous avons cités, et qui s’accordent parfaitement avec nos divines Écritures, en montrant la fausseté des opinions non pas seulement du vulgaire, mais même des grands dieux et des oracles célèbres, au sujet du destin. Nous avons dirigé toute la force de nos arguments, d’abord contre ces divins oracles, ensuite contre ces admirables philosophes, dont nous avons cité les textes authentiques. Nous avons maintenant à examiner les raisons des astrologues, et à combattre ces sectateurs des Chaldéens, qui donnent comme une science importante les prestiges d’un coupable charlatanisme. Nous empruntons le témoignage d’un Syrien, qui s’est élevé jusqu’aux plus hauts secrets de la science des Chaldéens : il se nomme Bardesanes. Voici les doctrines qu’ils a laissées dans des dialogues adressés aux adeptes de ses systèmes.