Jusqu’ici, nous avons considéré le prochain d’une manière abstraite et générale ; nous avons traité des devoirs du chrétien envers son prochain dans la supposition de la parfaite parité des rapports entre les individus et en faisant abstraction de la diversité des devoirs qui résulte des diversités et des inégalités de conditions entre les hommes. Le moment est venu de faire intervenir ce nouvel élément si important en morale, et de montrer en quoi les obligations de la morale chrétienne peuvent être modifiées ou déterminées par les rapports, soit naturels, soit conventionnels, créés par la présence des différentes sociétés humaines.
Les inégalités naturelles ou sociales sont en soi légitimes et en partie voulues de Dieu ; ce sont des moyens éducatifs et préventifs contre l’envahissement du mal. Elles ont en outre l’avantage de solliciter les vertus diverses des supérieurs envers les inférieurs, et vice-versa, qui, dans l’état de parité absolue de tous les rapports, n’auraient aucune raison d’être. Elles sont donc un élément d’enrichissement pour le domaine moral. Il est vrai que, dans certains passages, l’Evangile semble avoir voulu abolir ces inégalités de nature en plaçant tous les hommes sur le même rang, en présence de Jésus-Christ (Galates 3.28 ; Colossiens 3.11 ; Éphésiens 2.11 et suiv.). Mais le texte même de ces passages prouve qu’il ne s’agit pas d’une égalité naturelle ou sociale, mais morale, à rétablir entre Juifs et Gentils, esclaves et libres, hommes et femmes ; c’est en Christ, ἐν Χριστῷ, et non pas dans l’ordre de la nature, que tous les hommes sont égaux, d’après Galates 3.28, et il serait absurde d’ailleurs de prétendre abolir les inégalités sociales, tandis que les inégalités naturelles subsistent. En opposition au droit antique, juif ou païen, l’Evangile a posé à toute créature humaine une condition unique et identique pour obtenir le salut ; ou, pour nous servir de l’expression de Paul, il a « réuni tous les hommes dans le péché, afin de faire miséricorde à tous » (Romains 11.32). L’Evangile a commencé l’œuvre de la régénération de l’humanité par celle des âmes, par celle des individus. C’est en se faisant le Sauveur de la femme pécheresse, de la Samaritaine, de ses disciples, que Christ est devenu le Sauveur de l’humanité. Mais le résultat de cette action tout individuelle devait être la régénération et non pas le nivellement des sociétés déjà existantes. Bien loin de méconnaître ou d’ignorer les inégalités sociales qu’il a rencontrées, l’Evangile a paru parfois sanctionner et légitimer celles mêmes d’entre elles qui étaient anormales et iniques, contraires à l’ordre primitif de la nature, tant il comptait sur la vitalité de son propre principe pour régénérer entièrement l’homme et la société.
En outre, le christianisme, en fondant une société nouvelle qui lui est propre, a ajouté de nouvelles inégalités à celles déjà instituées par la nature et par la première création, et il a par là même institué pour tous les hommes de nouveaux devoirs, relatifs à cette société supérieure à toutes les autres et par les lois qui la régissent et par les fins qu’elle poursuit.
Après avoir considéré le prochain individuellement et isolément, nous le replacerons donc dans les divers milieux institués soit par la première, soit par la seconde création, pour autant que le christianisme lui-même les a reconnus et sanctifiés et que ces milieux sont devenus par là un des objets de la morale chrétienne. Mais, si celle-ci expose les devoirs du chrétien dans les sociétés diverses instituées avant l’avènement du christianisme et lui prescrit la conduite qu’il a à y tenir pour rester fidèle à sa vocation, nous ne pensons pas en revanche que les obligations de ces sociétés envers l’individu lui-même puissent l’intéresser au point de vue spécial auquel elle se place, et nous n’aurons sur ce sujet qu’à reprendre les résultats de la morale naturelle. Ceci résulte de nos considérations précédentes sur le but de l’Evangile, qui est la régénération de l’individu en lui-même et dans les diverses sociétés dont il fait partie, et non celle de ces sociétés elles-mêmes, qui existaient avant lui et sans lui.
Nous pouvons compter trois de ces grands milieux éducatifs pour l’individu, qui ont fait leur apparition successive sur la scène de l’histoire : le premier, la famille, instituée au moment de la création de l’homme et de la femme, et déjà antérieurement à la chute ; le second, l’Etat, fondé par suite des circonstances issues de la chute et en vue d’en atténuer les conséquences ; le troisième, l’Eglise, datant de la seconde création, et formée en vue du déploiement et du développement de la vie nouvelle déposée dans le sein de l’humanité.
Ces trois sociétés, la famille, l’Etat, l’Eglise, ne sont pas procédées successivement l’une de l’autre dans ce sens que l’Etat ne serait que le déploiement de la famille, et l’Eglise, l’épanouissement de l’Etat. Disons plutôt que la famille contenait simultanément le germe et le principe de l’Etat et de l’Eglise, et qu’elle a successivement donné naissance à l’un et à l’autre sans abdiquer son droit et tout en se réservant son autonomie et son domaine permanent.
A l’origine, la famille fut la seule société fondée dans l’humanité : elle renfermait en elle le principe coercitif de l’Etat, tendant à la répression des vices et de leurs effets, et le principe éducatif de l’Eglise, tendant au progrès du bien et de ses membres dans le bien. Le père de famille fut en même temps magistrat (voir Gen. chap. 38) et sacrificateur, et il est resté l’un et l’autre longtemps après l’institution de l’Etat et de la société religieuse. Mais la famille, appelée à jouer ce double rôle, coercitif et éducatif, a une raison d’être qui lui est propre et qui est permanente, la protection de l’individu au début de son existence contre les actions du dehors et contre sa propre faiblesse ; son but premier et permanent est de suppléer à l’insuffisance originelle de l’être humain à sa naissance et pendant les premières périodes de sa carrière. La famille a donc ceci de particulier, qu’elle reçoit l’individu au moment de sa naissance et l’accompagne de sa tutelle pendant un certain nombre d’années, mais en vue de son émancipation future et afin de le remettre tôt ou tard aux mains des deux autres sociétés, à chacune selon le rôle qui lui est propre. Cette protection de l’individu dans la famille est tout ensemble matérielle et morale, visant à la fois à la répression du mal et au développement du bien ; mais c’est ici que le rôle de chacune des deux autres sociétés à l’égard de l’individu va se distinguer de celui de l’autre et se détacher du rôle général de la famille.
L’individu appartiendra en effet par sa naissance aux deux premières sociétés, la famille et l’Etat ; car, si même, par exception, il y entrait par un acte individuel, l’adoption ou la naturalisation, cet acte individuel de sa part n’en constituerait pas moins un droit héréditaire pour ses propres descendants. Mais, tandis que la tutelle que la famille exerce sur l’individu est plus générale, l’enveloppant tout entier, tout en étant temporaire, la protection que l’Etat accorde à l’individu et la tutelle qu’il exerce sur lui, est à la fois très restreinte et plutôt négative, mais permanente, puisqu’elle l’accompagne de sa naissance à sa mort. L’Eglise, au contraire, ne reconnaît pas à l’individu la qualité d’un de ses membres par le seul fait de sa naissance. L’individu y entre ou y est introduit par un acte spécial, institué par elle-même et pour elle-même, le baptême, et il reste toujours libre de sortir de cette société où il a été introduit par un acte spontané soit de lui, soit de ses tuteurs naturels. La protection que l’Eglise accorde à l’individu et la tutelle qu’elle exerce sur lui, n’est donc ni temporaire, ni permanente en soi, mais dépend quant à sa durée d’un acte libre et spontané par lequel l’individu y entre ou en sort. En revanche, le bénéfice que l’individu retire de cette troisième société est plus important même que celui que la famille ou l’Etat lui offrent, puisque c’est la satisfaction d’intérêts supérieurs et éternels.
Nous pouvons donc résumer les points de comparaison entre les trois sociétés, en disant que les rapports de similitude entre la famille et l’Etat résident dans la condition d’entrée qui est pour l’une et l’autre la naissance ; entre l’Etat et l’Eglise, dans la postériorité de leur origine ; entre la famille et l’Eglise, dans leur rôle éducatif. Ces trois sociétés ne se distinguent d’ailleurs pas nécessairement par leur personnel, mais par leur principe fondamental et par leur fin.
La parole de la Genèse : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », n’a donc pas établi, comme on le croit d’ordinaire, la nécessité de l’association conjugale et domestique seulement ; elle a consacré le principe de la communauté et de l’association dans toutes les activités et dans tous les rapports de la vie humaine, depuis les plus bas jusqu’aux plus élevés. L’insuffisance de l’individu, d’une part, réclamant le concours de la famille, de l’Etat et de la société religieuse, pour le faire parvenir au terme de sa destinée ; l’obligation pour tout individu, d’autre part, d’offrir et d’apporter son concours à l’œuvre commune, et cela dans son propre intérêt autant que dans celui de la communauté : voilà ce qui était renfermé dans la sentence divine, au moment où était instituée la communauté la plus élémentaire, mère ou sœur aînée de toutes les autres.
La plupart des cours de morale, depuis Schleiermacher, traitent de la doctrine de la famille, de l’Etat et de l’Eglise sous le titre de Biens, faisant suite aux devoirs et aux vertus. Nous avons déjà dit ce que nous pensons de cette division en soi, mais le vice en apparaît ici avec plus d’évidence encore. Désigner les trois sociétés de la famille, de l’Etat et de l’Eglise, qui ne sont de leur nature que des milieux éducatifs, comme des biens, c’est leur attribuer une valeur intrinsèque et définitive. C’est supposer que ces sociétés ont au point de vue moral leur but en elles-mêmes, tandis qu’elles n’ont leur raison d’être que dans la protection ou le perfectionnement physique, moral et religieux de l’individu.
C’est ici, en effet, que s’accusent deux façons tout opposées de concevoir les rapports de l’individu et des diverses sociétés, surtout l’Etat et l’Eglise : l’individualisme, qui consiste à restreindre arbitrairement et artificiellement le rôle de la société à l’égard de l’individu, et qui, tout en le supposant en état de se suffire à lui-même, le dispense des obligations que l’état de société lui impose ; et le collectivisme, sous ses diverses formes, religieux ou théocratique, politique ou socialiste, qui méconnaît les droits de l’individu pour étendre la compétence des sociétés ou associations dont il fait partie, jusqu’à absorber l’individualité tout entière dans la collectivité. Une autre variante du collectivisme consiste, tout en reconnaissant en principe la distinction des trois sociétés, à confondre leurs rôles et leurs compétences dans la pratique, à attribuer, par exemple, à l’Etat les compétences de l’Eglise ou à l’Eglise celles de l’Etat.
L’Evangile s’est tenu à égale distance des deux erreurs opposées que nous venons de signaler. L’Evangile est individualiste, puisqu’il en veut avant tout à l’individu et à la régénération de l’individu ; mais il a compris dès le principe la valeur et l’efficacité du principe de l’association ; car, à peine Jésus-Christ a-t-il commencé son ministère, qu’il a groupé des disciples autour de lui, et il a voulu que cette première communauté s’appelât bientôt son Eglise.
Ce chapitre se partagera en trois paragraphes, traitant 1° de la famille ; 2° de l’Etat ; 3° de l’Eglise. Dans les deux derniers, nous aurons à traiter successivement des devoirs de la société envers l’individu et de ceux de l’individu envers la société.