Nous apprenons de la bouche même de notre Seigneur que, loin d’être venu pour abolir la loi naturelle, qui fut insérée dans le Décalogue et qu’observaient, dès le commencement du monde, ceux qui cherchaient à plaire à Dieu, il est venu au contraire pour la perfectionner et pour l’accomplir. Voici, en effet, qu’elles sont ses paroles : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point d’adultère : et moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur. » Ailleurs encore : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; et quiconque tuera sera condamné par le jugement ; et moi je vous dis : Quiconque s’irrite contre son frère, sera condamné par le jugement. » Et dans un autre endroit : « Vous avez entendu encore qu’il a été dit aux anciens : Tu ne parjureras point, mais tu tiendras tes serments au Seigneur. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune sorte, mais que votre discours soit : Oui, oui ; non, non. » C’est toujours en ces termes qu’il a parlé au sujet de l’ancienne loi. Or, je le demande, peut-on trouver dans de pareilles énonciations la volonté de contrarier ou d’abolir l’ancienne loi, comme le vocifèrent les partisans de Marcion ? N’est-il pas venu, au contraire, pour amplifier et compléter cette loi, comme il nous le dit lui-même : « Car je vous dis que si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » Que pouvait-il dire de plus fort ? N’a-t-il pas déjà auparavant déclaré qu’il faut croire, non-seulement au Père, mais au Fils, parce que c’est lui qui met l’homme en rapport avec Dieu et qui le conduit à lui. Ensuite il enseigne que les paroles ne suffisent pas, qu’il faut encore les actes ; car les pharisiens se contentaient de parler, mais leurs actions étaient loin de répondre à leurs paroles ; et qu’il faut non-seulement s’abstenir de commettre de mauvaises actions, mais encore de les désirer. Or, de pareils enseignements, loin d’être contraires à l’ancienne loi, ne font que la fortifier et la compléter, et la gravent plus profondément dans les esprits. Il eût agi contrairement à l’ancienne loi, si, tout ce qu’elle défendait de faire, il l’eût recommandé à ses disciples ; mais en prescrivant ce qu’elle prescrivait, en défendant les actions qu’elle défendait, et jusqu’au désir même de ces actions, certes, ce n’était pas là agir contre la loi, c’était au contraire l’accomplir, la perfectionner, l’étendre.
La loi ancienne, faite pour un temps d’esclavage, se contentait de parler à l’âme et de l’instruire au moyen d’images corporelles, l’entraînant comme par force à l’exécution de ce qui était prescrit, afin qu’elle apprit comment il fallait servir Dieu ; mais le Verbe étant venu et ayant opéré la délivrance de l’âme ; celle-ci a communiqué au corps une partie de sa nouvelle pureté. Dans ce nouvel état, il a fallu que les chaînes même de l’esclavage, auquel l’homme s’était accoutumé, fussent brisées et qu’il allât vers Dieu, libre de toute entrave. Il fallut donner à la liberté la plus grande extension, et rendre d’autant plus grande la soumission volontaire envers Dieu, de peur que l’homme ne vînt à retourner à son ancien état, et ne se montrât indigne des bontés de son libérateur ; il devait désormais avoir pour Dieu l’amour et l’obéissance d’un enfant envers son père ; si cet amour et cette confiance sont les mêmes de la part des enfants et des serviteurs, toutefois ils doivent être à un plus haut degré dans le cœur des enfants, parce que l’état libre est toujours plus noble et plus grand que l’état d’obéissance passive.
Aussi nous voyons qu’à l’ancien précepte, tu ne commettras point d’adultère, notre Seigneur a ajouté la défense du simple désir ; au précepte qui défend de tuer, il a ajouté la défense de la colère même ; au précepte de donner une partie de son bien aux pauvres, il a ajouté celui de donner tout ce qu’on a ; il a étendu l’amour du prochain jusqu’à aimer nos ennemis mêmes ; il nous recommande non-seulement de faire du bien à ceux qui nous en font, mais même à ceux qui nous font du mal : « Si quelqu’un, dit-il, vous ôte votre manteau, ne l’empêchez point de prendre aussi votre tunique ; donnez à tous ceux qui demandent ; et à celui qui vous prend votre bien, ne le redemandez pas. Et selon que vous voulez que les hommes vous fassent, faites leur aussi de même. » C’est-à-dire que nous ne devons pas nous affliger des pertes qui nous arrivent, et donner ce que nous avons avec joie, avec plus d’abondance cependant à nos proches, qu’à ceux qui sont envers nous en état de domesticité. « Et si quelqu’un, ajoute-t-il encore, vous force à faire avec lui mille pas, faites-en encore deux mille avec lui. » En sorte que notre obéissance ne soit pas celle de l’esclave, mais celle de l’homme libre qui va de lui-même au-devant de son ouvrage ; c’est ainsi que nous nous ferons tout à tous, ne réglant pas notre conduite sur la malice d’autrui, mais cherchant à perfectionner nos dispositions pour le bien, nous conformant en cela à la conduite de Dieu qui fait également lever son soleil sur les méchants comme sur les bons, et qui répand sa rosée pour les justes comme pour les injustes. C’était là, comme nous l’avons dit, accomplir la loi et non l’abolir, afin d’étendre son autorité jusque sur nous ; seulement plus le bienfait de notre délivrance est grand, plus grande doit être notre reconnaissance envers notre libérateur ; car ce n’était pas pour que nous nous éloignassions de lui qu’il nous a rendu notre liberté. Il nous serait impossible d’ailleurs de parvenir au salut sans son appui ; mais il nous a délivrés, afin que notre amour envers lui égalât le bienfait qu’il nous a rendu. Comme il voit toutes nos actions et qu’il les juge, il nous accordera d’autant plus de gloire que nous l’aurons aimé davantage.
Les préceptes de la loi naturelle, consignés dans l’ancien Testament, nous sont donc communs avec les Juifs et également applicables ; ces préceptes ont reçu en eux leur première application, qui s’étend sur nous d’une manière plus large et plus complète. Adorer Dieu, obéir à son Verbe, aimer Dieu par-dessus tout, et le prochain comme nous-mêmes, nous abstenir de tout acte coupable, tels sont les préceptes communs à l’ancienne et à la nouvelle loi ; ce qui prouve qu’elles émanent d’un même auteur, d’un même Dieu. Or, ce Dieu est notre Seigneur lui-même, le Verbe de Dieu, qui a d’abord attiré l’homme vers Dieu, dès le temps de son esclavage, et qui ensuite lui a rendu sa liberté, afin qu’il puisse mériter le salut éternel ; c’est ce qu’il a voulu dire en parlant à ses disciples : « Je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître. Mais je vous ai donné le nom d’amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. » Par ces mots : je ne vous appellerai plus serviteurs, il déclare qu’il est l’auteur lui-même de cette ancienne et première loi qui réglait la conduite de l’homme dans son état d’esclavage, et qu’il est également l’auteur de sa délivrance. Et ensuite par ces mots, le serviteur ne sait pas ce que fait le maître, il veut parler de l’ignorance qui pesait sur l’esprit de l’homme avant sa rédemption. Et en disant de ses disciples qu’ils sont les amis de Dieu, c’est bien dire qu’il est lui-même le Verbe, le Verbe qu’a vu Abraham dans l’inspiration d’une foi ardente, qui lui mérita l’amitié de Dieu même. Mais tout en se faisant l’ami d’Abraham, le Verbe de Dieu ne s’est pas abaissé jusqu’à lui ressembler, parce qu’il existe dans sa perfection dès le commencement ; « car avant qu’Abraham fût, moi je suis, dit-il. » Mais il voulait lui donner l’éternité pour récompense de ses vertus ; car l’amitié de Dieu est un gage d’immortalité.