(21 août)
Bernard naquit en Bourgogne, au château de Fontaine, de parents nobles et pieux. Son père, vaillant homme d’armes, s’appelait Célestin, sa mère se nommait Aleth. Elle eut sept enfants, six fils et une fille, tous voués par elle au service de Dieu dès avant leur naissance ; et elle tint à les nourrir tous de son propre lait, comme pour leur transmettre, avec son lait, une part de ses vertus. Puis, quand ils grandissaient, elle les élevait pour la vie du cloître plus que pour celle de la cour, les accoutumant à une nourriture grossière et commune.
Bernard était son troisième fils. Pendant qu’elle le portait encore dans son sein, elle eut un rêve où elle se vit donnant le jour à un petit chien tout blanc, et qui aboyait d’une voix vigoureuse. Elle raconta ensuite son rêve à un homme de Dieu, qui, inspiré d’en haut, lui dit : « Tu seras mère d’un petit chien excellent qui, gardien de la maison de Dieu, aboiera vigoureusement contre ses ennemis ! »
Enfant, Bernard souffrait de cruels maux de tête. Un jour une jeune femme vint auprès de lui, pour adoucir sa souffrance par des chants ; mais l’enfant, indigné, la chassa de sa chambre. Et Dieu le récompensa de son zèle, car, aussitôt après, il se leva de son lit et fut guéri. La nuit de Noël, comme le petit Bernard, attendant l’office du matin dans l’église, se demandait à quelle heure de la nuit le Christ était né, l’enfant Jésus lui apparut tel qu’il était sorti du sein de sa mère. Aussi, toute sa vie, crut-il que c’était à cette heure-là qu’était né le Seigneur. Et, depuis lors, il acquit une compétence spéciale dans tout ce qui touchait à la Nativité du Christ, ce qui lui permit de parler mieux que personne de la Vierge et de l’Enfant, et d’expliquer le récit évangélique relatif à l’Annonciation.
Or le vieil ennemi de l’homme, voyant le petit Bernard en des dispositions si saines, s’efforça de tendre des pièges à sa chasteté. Mais comme, un jour, à l’instigation du diable, l’enfant avait tenu longtemps les yeux fixés sur une femme, soudain il rougit de lui-même, et, pour se punir, il entra dans l’eau glacée d’un étang, d’où il ne sortit que transi jusqu’aux os. Une autre fois, une jeune fille nue pénétra dans son lit pendant qu’il dormait. Bernard, dès qu’il l’aperçut, lui céda en silence la part du lit qu’il occupait ; après quoi, s’étant retourné de l’autre côté, il s’endormit. Et la malheureuse, après l’avoir longtemps touché et caressé, fut prise de honte malgré son impudeur, de telle sorte qu’elle se releva et s’enfuit, pleine à la fois d’horreur pour elle-même et d’admiration pour le saint jeune homme. Une autre fois, comme Bernard avait reçu l’hospitalité dans la maison d’une dame, celle-ci, en voyant sa beauté, fut saisie d’un vif désir de s’accoupler à lui. Elle se leva de son lit, et alla s’étendre dans le lit de son hôte. Mais celui-ci, dès qu’il sentit quelqu’un près de lui, se mit à crier : « Au voleur ! Au voleur ! » Aussitôt la femme s’enfuit, toute la maison fut sur pied, on alluma des lanternes, on chercha le voleur. Puis, comme on ne trouvait personne, chacun retourna dans son lit et se rendormit, à l’exception de la dame, qui, ne pouvant dormir, de nouveau se leva et entra dans le lit de Bernard. Et, de nouveau, le jeune homme se mit à crier : « Au voleur ! » Nouvelle alerte, nouvelles investigations. Et, une troisième fois encore, la dame se vit repoussée de la même façon, si bien qu’elle finit par renoncer à son mauvais dessein, soit par crainte ou par découragement. Or le lendemain, en route, les compagnons de Bernard lui demandèrent pourquoi il avait tant de fois rêvé de voleurs. Et il leur dit : « J’ai eu, en effet, cette nuit, à repousser les assauts d’un voleur : car mon hôtesse a essayé de m’enlever un trésor que je n’aurais plus jamais recouvré si je l’avais perdu ! »
Tout cela persuada à Bernard que c’était chose peu sûre de cohabiter avec le serpent. Il projeta donc de s’enfuir du monde, et d’entrer dans l’ordre de Cîteaux. Ce qu’apprenant, ses frères voulurent d’abord, par tous les moyens, le détourner de son projet. Mais Dieu lui accorda tant de faveurs que non seulement lui-même ne fut point détourné de son projet : il convertit encore à son projet tous ses frères et bon nombre d’amis. Un de ses frères nommé Gérard, qui était dans l’armée, estimait particulièrement folle l’intention de Bernard. Alors celui-ci, déjà tout enflammé de foi, et excité en outre par son amour fraternel, dit à Gérard : « Je sais, je sais, mon frère, seule la souffrance t’amènera à m’entendre ! » Puis, lui mettant un doigt sur l’aine : « Hélas, le jour est prochain où une lance percera ce flanc et ouvrira la voie, dans ton cœur, au projet que maintenant tu désapprouves chez moi ! » Et en effet, peu de jours après, Gérard fut blessé d’un coup de lance à l’endroit que Bernard lui avait désigné ; après quoi, il fut pris par l’ennemi et jeté en prison. Là, Bernard vint le trouver, et lui dit : « Je sais, mon frère Gérard, que bientôt nous partirons d’ici pour entrer dans un monastère ! » Et, la même nuit, les chaînes du prisonnier tombèrent, la porte de la prison s’ouvrit ; et Gérard dit à son frère qu’il avait changé d’avis et voulait se faire moine.
L’an du Seigneur 1112, la quinzième année de l’institution du couvent de Cîteaux, Bernard entra dans ce couvent avec plus de trente compagnons. Il était alors âgé d’environ vingt-deux ans.
Au moment où Bernard quittait la maison paternelle avec ses frères, Guido, qui était l’aîné, aperçut le petit Nivard, le plus jeune de ses frères, qui jouait sur la place avec d’autres enfants. « Hé – lui dit-il – mon frère Nivard, c’est sur toi seul que va reposer l’administration de nos biens terrestres ! » Mais l’enfant, mûri par la foi, répondit : « Vous voulez donc avoir pour vous le ciel et me laisser la terre ? Ce n’est point là un partage équitable ! » Il resta quelque temps encore auprès de son père, et alla, lui aussi, se faire moine, dès qu’il fut en âge.
Quant à Bernard, aussitôt qu’il fut entré en religion, tout son esprit fut si profondément occupé et absorbé par Dieu que la vie sensible cessa d’exister pour lui. Habitant depuis plus d’un an déjà la cellule des novices, il ne savait pas encore de quelle forme en était la voûte. Passant la plupart de son temps dans la chapelle, il était persuadé que le mur près duquel il se tenait n’avait qu’une seule fenêtre, tandis qu’en réalité il en avait trois.
L’abbé de Cîteaux envoya des frères pour construire une maison à Clairvaux, et désigna Bernard pour être leur abbé. Bernard vécut là dans une extrême pauvreté, ne mangeant souvent qu’une sorte de soupe faite avec des feuilles de hêtre. Il veillait la nuit, au delà des forces humaines, tenant le sommeil pour l’équivalent de la mort, et ne regrettant rien davantage que les quelques instants perdus à dormir. Il ne trouvait aucun plaisir, non plus, dans la nourriture, et ne mangeait que par force, ayant même perdu la faculté de discerner la saveur des mets. C’est ainsi qu’un jour il but de l’huile en guise d’eau, et ne s’en aperçut que lorsque des frères lui firent observer que ses lèvres n’étaient pas mouillées. Une autre fois, et pendant plusieurs jours de suite, il mangea du sang caillé en croyant manger du beurre. L’eau seule lui plaisait, en lui rafraîchissant la bouche et la gorge.
Tout ce qu’il savait sur les saints mystères, il disait qu’il l’avait appris en méditant dans les bois. Et il aimait à dire à ses amis que ses seuls professeurs avaient été les chênes et les hêtres. Un jour, – comme il le raconte lui-même dans ses écrits, – il essayait de graver d’avance, dans son esprit, les paroles qu’il dirait à ses frères ; mais voici qu’une voix lui dit : « Aussi longtemps que tu garderas en toi cette idée-là, tu n’en auras point d’autres ! » Dans ses vêtements, il aimait la pauvreté, mais non la malpropreté, disant de celle-ci qu’elle était signe ou de négligence, ou de vanité intérieure, ou de recherche de la gloire extérieure. Il avait toujours présent à l’esprit ce proverbe, qu’il répétait volontiers : « Celui qui fait ce que personne ne fait, tout le monde le remarque ! » Aussi ne porta-t-il un cilice que tant qu’il put le faire secrètement ; mais, dès qu’il vit que la chose était connue, il rejeta son cilice pour faire comme tout le monde.
Il ne cessait point de montrer, par son exemple, qu’il possédait les trois genres de patience, qui consistaient, suivant lui, à supporter les injures, la perte des biens et la peine corporelle. Un évêque, qu’il avait amicalement admonesté dans une lettre, lui répondit, avec une amertume insensée, par une lettre qui commençait ainsi : « Salut à toi, et non pas blasphème ! » – comme s’il donnait à entendre que la lettre de Bernard avait contenu des blasphèmes. Mais Bernard se borna à répondre qu’il ne croyait pas avoir en lui l’esprit de blasphème, et que jamais il n’avait maudit personne, ni surtout un prince de l’Église. Une autre fois, un abbé lui envoya six cents marcs pour la construction d’un monastère ; mais toute la somme fut prise, en route, par des voleurs. Ce qu’apprenant, il se borna à dire : « Béni soit Dieu, qui nous a allégés de ce fardeau ! » Enfin, une autre fois, un chanoine régulier vint le trouver et lui demanda instamment à être admis dans son monastère. Et comme Bernard l’engageait à retourner plutôt dans son église, le chanoine lui dit : « Pourquoi recommandes-tu la perfection dans tes livres, si tu ne consens pas à en laisser approcher ceux qui le désirent ? Je voudrais avoir ici tes livres pour les détruire ligne à ligne ! » Et Bernard : « Dans aucun de mes livres tu n’as lu que tu ne pouvais pas parvenir à la perfection en restant dans ton église. Ce que j’ai recommandé dans tous mes livres, c’est l’amélioration des mœurs, et non le changement de lieu ! » Sur quoi le chanoine, affolé de rage, le frappa si durement sur la joue que la rougeur succéda au coup, et l’enflure à la rougeur. Et déjà les assistants allaient se jeter sur le sacrilège, lorsque Bernard les supplia, au nom du Christ, de ne lui faire aucun mal.
Son père, qui était resté seul dans sa maison, finit par se retirer, lui aussi, dans un monastère, où il mourut peu de temps après, chargé d’années. Sa sœur, mariée, était en danger de succomber aux richesses et aux plaisirs de ce monde, lorsque, étant venue voir ses frères, mais y étant venue avec une escorte et en grand apparat, Bernard eut l’impression que c’était le diable qui l’envoyait pour corrompre les âmes ; et il ne voulut ni aller lui-même au-devant d’elle, ni permettre à ses frères d’y aller. Alors, voyant que pas un de ses frères ne voulait la reconnaître, à l’exception d’un seul d’entre eux, qui était alors portier, et qui la traitait de « fumier en robes », la sœur fondit en larmes et s’écria : « Si même je suis une pécheresse, c’est pour des créatures comme moi que le Christ est mort ! Et c’est précisément parce que je me sens pécheresse que j’ai besoin des conseils et de l’entretien des gens de bien. Si mon frère dédaigne ma personne corporelle, que du moins le serviteur de Dieu prenne considération de mon âme ! qu’il vienne, qu’il me donne des ordres ! et je suis prête à accomplir tout ce qu’il m’ordonnera ! » Alors Bernard, entendant cette promesse, vint au-devant d’elle avec ses frères. Et, comme il ne pouvait songer à la séparer de son mari, il lui interdit, en premier lieu, tous les plaisirs mondains, et lui recommanda de suivre l’exemple de leur mère. Et la sœur, de retour chez elle, changea si complètement que, vivant parmi le siècle, elle menait la vie d’une nonne dans un cloître. Elle finit même, à force de prières, par obtenir de son mari qu’il consentît à la rupture du lien conjugal, et lui permît d’entrer dans un couvent.
Un jour, Bernard, malade et presque à bout de forces, fut emporté en esprit devant le tribunal de Dieu. Et Satan y vint, de son côté, la bouche remplie d’accusations injustes contre lui. Et, quand l’adversaire eut fini de parler, Bernard, confus et troublé, se borna à répondre : « Je l’avoue, je ne suis point digne d’obtenir le ciel par mes propres mérites. Mais comme mon maître Jésus a obtenu le ciel par deux mérites, à savoir l’héritage de son père et les souffrances de sa passion, j’ai l’espoir que, se contentant d’un seul de ces mérites, il voudra bien me faire don de l’autre ! » Ce qu’entendant, l’ennemi s’en alla tout honteux, et Bernard s’éveilla de sa vision.
Par l’excès de son abstinence, de son travail, et de ses veilles, il avait fatigué son corps au point d’être presque toujours malade, et d’avoir peine à suivre les offices du couvent. Un jour qu’il se sentait en fort mauvais état, les prières des frères eurent pour effet de lui rendre un peu de santé. Sur quoi, les réunissant tous autour de lui, il leur dit : « Pourquoi retenez-vous le pauvre homme que je suis ? Vous êtes si forts que vous l’emportez sur moi, là-haut : mais, de grâce, accordez-moi de m’en aller de ce monde ! »
Plusieurs villes l’élurent pour évêque, entre autres Gênes et Milan. Et il n’osait ni accepter ni refuser, disant seulement qu’il ne s’appartenait point, mais était délégué pour le service d’autrui. Et, d’autre part, sur son conseil, ses frères avaient obtenu du Souverain Pontife la promesse que personne ne pourrait leur enlever celui qui était leur joie et leur réconfort.
Un jour que Bernard était allé chez les Chartreux et les avait édifiés par sa vertu, le prieur des Chartreux fut cependant frappé de voir que la selle de son cheval était d’une élégance inaccoutumée, ce qui semblait dénoter un certain goût de luxe. Mais quand on rapporta à Bernard l’observation du prieur, il demanda avec surprise quelle était cette selle : car il était venu de Clairvaux jusqu’à la Chartreuse sans même voir sur quel siège il était assis. Une autre fois, comme il avait marché toute la journée le long du lac de Lausanne, ses compagnons lui demandèrent, le soir, ce qu’il en pensait ; et il leur répondit ingénument qu’il ne savait pas même où était ce lac. Toujours on le trouvait en prière, ou en méditation, ou occupé à lire ou à écrire, ou à s’entretenir avec ses Frères. Un jour, comme il prêchait devant le peuple, et que tous buvaient ses paroles, l’idée lui vint soudain de se dire : « Tu prêches vraiment très bien, et on a plaisir à t’entendre ! » Alors, devinant la tentation qui se cachait sous cette idée, il se demanda s’il ne ferait pas bien de cesser de parler. Mais aussitôt, réconforté du secours divin, il répondit tout bas au tentateur : « Ce n’est pas toi qui m’as fait commencer de parler, ce n’est pas toi qui m’empêcheras d’achever ! » Après quoi il acheva tranquillement sa prédication.
Un moine qui, dans le siècle, avait été un ribaud et un joueur, fut tenté par le malin esprit et voulut rentrer dans le siècle. Bernard, le voyant bien décidé, lui demanda de quoi il vivrait. Et le moine : « Je sais jouer aux dés, et de cela je vivrai ! » Et Bernard : « Si je te confie un capital, me promets-tu de revenir tous les ans partager tes gains avec moi ? » Le moine, tout joyeux, le lui promit volontiers. Donc Bernard lui fit donner vingt sols et le laissa partir. Or le moine, dès qu’il se trouva libre, perdit toute la somme, et revint, plein de honte, à la porte du couvent. Aussitôt Bernard s’avança vers lui en tendant la main, comme pour recevoir la moitié de son gain. Et lui : « Hélas, mon père, je n’ai rien gagné, et j’ai même été dépouillé de notre capital ! Je ne puis que m’offrir moi-même en échange de la somme perdue ! » Et Bernard lui répondit avec bonté : « Si c’est ainsi, mieux vaut que je reprenne ce capital-là, plutôt que de les perdre tous deux ! »
Un jour Bernard, chevauchant en compagnie d’un paysan, lui parla, par hasard, de la difficulté qu’il avait à prier avec attention. Sur quoi le rustre, d’un ton méprisant, répondit que, quant à lui, jamais il ne se laissait distraire pendant qu’il priait. Alors Bernard lui dit : « Séparons-nous un moment, et commence, avec toute l’attention possible, l’oraison dominicale ! Que si tu parviens à la réciter tout entière sans une seule distraction de pensée, je te donnerai la jument que je monte. Mais j’ai assez de confiance en ta loyauté pour être sûr que, si quelque distraction te vient, tu me l’avoueras ! » Aussitôt le paysan, tout joyeux, et considérant déjà la jument comme acquise, se mit à l’écart, se recueillit, et commença son Pater. Mais à peine était-il arrivé à la moitié, que, tout à coup, il se demanda si la selle de Bernard serait à lui avec la jument. Et aussitôt il se rendit compte de sa distraction, et vint l’avouer à Bernard.
Une autre fois, une énorme quantité de mouches ayant envahi le monastère construit par Bernard, et y causant une grande vexation, le saint dit en riant : « Je les excommunie ! » Et, le lendemain, toutes les mouches avaient disparu.
Il avait été envoyé par le Souverain Pontife à Milan, pour réconcilier cette ville avec l’Église. Sur son retour, il s’arrêta à Pavie, où un mari lui amena sa femme, qui était possédée du démon. Bernard la renvoya à l’église de saint Cyr ; mais celui-ci, pour honorer son hôte, la lui renvoya. Et le diable, par la bouche de la possédée, ricanait, en disant : « Ce n’est point le petit Cyr, ni le petit Bernard qui seront de taille à me faire sortir ! » À quoi Bernard répondit : « Ce ne sera point Cyr ni Bernard qui te chassera, mais le Seigneur Jésus ! » Puis il pria Jésus, et l’esprit immonde s’écria : « Comme je voudrais sortir de cette femme ; mais je ne le puis, car le grand maître m’en empêche ! » Et Bernard : « Qui est le grand maître ? » Et le diable : « Jésus de Nazareth ! » Et Bernard : « L’as-tu jamais vu ? » Et le diable : « Oui ! » Et Bernard : « Où l’as-tu vu ? » Et le diable : « Dans le ciel ! » Et Bernard : « As-tu donc été dans le ciel ? » Et le diable : « Oui ! » Et Bernard : « Comment en es-tu sorti ? » Et le diable : « J’en ai été précipité avec Lucifer ! » Il disait tout cela d’une voix lugubre, parlant toujours par la bouche de la femme, en présence de tous. Et Bernard lui dit : « Aimerais-tu retourner au ciel ? » Et le diable, avec un gémissement piteux : « Hélas ! il est trop tard ! » Puis, sur l’ordre de Bernard, il sortit de la femme ; mais à peine le saint s’était-il remis en route, que le mari, accourant derrière lui, lui apprit que le maudit avait de nouveau pris possession de sa femme. Alors Bernard lui conseilla d’attacher au cou de sa femme un papier contenant ces mots : « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je te défends, démon, de toucher désormais à cette femme ! » Ainsi fut fait, et force fut au diable de respecter la défense.
Il y avait en Aquitaine une pauvre femme que tourmentait, depuis six ans, un incube luxurieux. Lorsque Bernard arriva dans l’endroit où vivait cette femme, l’incube défendit à sa victime de s’approcher du saint, la menaçant, si elle le faisait, de n’être plus désormais son amant, mais son persécuteur. La femme, cependant, vint trouver Bernard, et lui raconta en gémissant le mal dont elle souffrait. Et Bernard : « Prends mon bâton et mets-le dans ton lit, et nous verrons ensuite ce que l’ennemi osera faire ! » La nuit, dès que la femme fut dans son lit, l’incube accourut ; mais non seulement il ne put se livrer à sa maudite tâche de toutes les nuits : il ne put même pas s’approcher du lit. Il s’en alla, furieux, avec des menaces terribles. Ce qu’apprenant, Bernard réunit tous les habitants de la ville, leur fit tenir en main des cierges allumés, et tous, d’une même voix, excommunièrent le diable, lui défendant désormais l’accès de la ville. Depuis lors, la femme se trouva délivrée.
Bernard était venu en Aquitaine pour réconcilier avec l’Église le duc de cette province. Et comme celui-ci se refusait à toute réconciliation, Bernard alla vers l’autel, consacra l’hostie, la posa sur une patène, et sortit avec elle de l’église. Alors, abordant d’une voix terrible le duc d’Aquitaine, qui, en qualité d’excommunié, se tenait en dehors de l’église sans oser entrer, il lui dit : « Nous t’avons prié, et tu as dédaigné notre prière ! Voici que vient vers toi le fils de la Vierge, le maître suprême de l’Église que tu persécutes ! Voici que vient vers toi ton juge, entre les mains duquel sera remise ton âme ! Oseras-tu le dédaigner aussi, comme ses serviteurs ? » Aussitôt le duc sentit tous ses membres fléchir, et se prosterna aux pieds de Bernard. Et celui-ci, le touchant de la sandale, lui ordonna de se lever, pour entendre la sentence de Dieu. Le duc se releva, tout tremblant, et exécuta aussitôt tout ce que lui ordonna saint Bernard.
Celui-ci se rendit également en Allemagne pour apaiser une grande discorde. Et l’archevêque de Mayence envoya au-devant de lui un vénérable clerc, qui lui dit qu’il venait de la part de son maître. Mais Bernard lui répondit : « Non, c’est un autre maître qui t’a envoyé ! » Étonné, le clerc répondit qu’il venait de la part de l’archevêque. Mais Bernard lui répétait toujours : « Tu te trompes, mon fils, tu te trompes ! C’est un maître plus puissant qui t’a envoyé, car c’est le Christ lui-même ! » Alors le clerc, comprenant le sens de ses paroles, lui dit : « Tu crois donc que je veux devenir moine ? je n’en ai jamais eu la pensée un seul instant ! » Et cela n’empêcha point ce clerc, avant même d’être rentré à Mayence, de dire adieu au siècle pour devenir moine.
Un noble soldat, qui s’était fait moine, était tourmenté d’une tentation cruelle. Un de ses frères, le voyant toujours triste, lui en demanda le motif. Et le moine répondit : « Je me désole de penser qu’il n’y aura plus pour moi de joie en ce monde ! » Le mot fut rapporté à Bernard, qui, ému de pitié, pria pour le malheureux frère. Et aussitôt celui-ci devint aussi gai et aussi joyeux qu’il avait été triste jusque-là.
Lorsque mourut saint Malachie, évêque d’Irlande, qui était venu achever sa vie dans le monastère de saint Bernard, celui-ci célébra la messe en son honneur. Et Dieu, soudain, lui fit connaître la gloire du défunt, de telle sorte que, après la communion, changeant la forme de sa prière, il s’écria joyeusement : « Dieu, qui as daigné admettre le bienheureux Malachie au nombre de tes saints, permets, nous t’en prions, que, de même que nous célébrons la fête de sa mort, nous imitions aussi l’exemple de sa vie ! » Le diacre fit signe à Bernard qu’il se trompait dans sa prière. Mais Bernard : « Pas du tout ! Je sais ce que je dis ! » Après quoi il alla baiser les restes du saint.
À l’approche du carême, Bernard demanda aux étudiants de vouloir bien s’abstenir, au moins pendant les saints jours, de leurs amusements et de leurs débauches. Mais, comme ils s’y refusaient, il leur fit verser du vin, en disant : « Buvez donc de ce vin des âmes ! » Et à peine l’eurent-ils bu qu’ils furent tout changés. Et eux, qui n’avaient pas voulu accorder à Dieu quelques journées, ils lui accordèrent tout le temps de leur vie.
Enfin saint Bernard, sentant la mort approcher, dit à ses frères : « Je vous laisse en héritage l’exemple de trois vertus que je me suis efforcé toute ma vie de pratiquer. J’ai toujours évité de scandaliser personne ; j’ai toujours eu moins de confiance en moi-même que dans les autres, et jamais je n’ai tiré vengeance de mes persécuteurs. » Puis il s’endormit au milieu de ses fils, en l’an 1143, dans la soixante-troisième année de son âge, après avoir fondé cent soixante monastères, accompli de nombreux miracles et écrit une foule de livres et de traités.
Après sa mort, sa gloire fut révélée à de nombreuses personnes. Il apparut notamment à un certain abbé, et l’engagea à le suivre. Puis il le conduisit au pied d’une montagne, et lui dit : « Reste ici, pendant que je vais monter là-haut ! » L’abbé lui demanda ce qu’il allait faire. Et Bernard : « Je vais apprendre ! » Et l’abbé, tout surpris : « Que veux-tu apprendre, mon père, toi qui n’a pas aujourd’hui ton pareil pour la science ? » Et Bernard : « Il n’y a ici-bas ni science, ni connaissance, c’est là-haut seulement qu’il y a plénitude de science, c’est là-haut qu’est la vraie connaissance de la vérité ! » Et, ce disant, il disparut. Or l’abbé, ayant noté le jour et l’heure de cette vision, découvrit qu’elle avait coïncidé avec la mort de saint Bernard. Et nombreux, ou plutôt innombrables, sont les miracles que Dieu opéra ensuite par l’entremise de ce grand saint.