Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXXVI

Quand il nous recommande une infatigable persévérance dans la prière, il nous propose la parabole du juge contraint, de céder à la veuve, par l’insistance prolongée de ses demandes. Il montre qu’il faut prier le dieu qui juge et non pas lui, s’il n’est pas lui-même le dieu qui juge. Mais il ajouta immédiatement : « Dieu vengera lui-même ses élus. » Si le juge et le vengeur sont le même, il a donc approuvé comme le Dieu vraiment bon le Créateur, dans lequel il nous montre « un vengeur de ses élus, qui crient vers lui la nuit et le jour. »

Toutefois, lorsqu’il met sous nos yeux deux hommes qui montent au temple du Créateur, pour l’y adorer avec des dispositions différentes, d’une part le pharisien avec l’orgueil dans le cœur, de l’autre le publicain avec des sentiments d’humilité ; le premier descendant réprouvé, le second justifié, là encore le Christ, en apprenant de quelle manière il fallait prier, enseignait à prier le Dieu de qui il fallait attendre la loi de la prière, réprobation pour l’orgueil, justification pour l’humilité. Je ne puis trouver chez le Christ d’autre temple, d’autres suppliants, d’autres jugements que ceux du Créateur. C’est le Créateur qu’il enjoint d’adorer humblement, parce qu’il élève l’humble qui l’implore, et non avec orgueil, parce qu’il anéantit le superbe. Et quel autre a-t-il pu me prescrire d’adorer ? Avec quelles formules ? dans quelle espérance ? Aucun, j’imagine, car la prière qu’il enseigna ne s’applique qu’au Créateur : nous l’avons démontré.

Diras-tu que, Dieu de la bonté et : communiquant de lui-même ses miséricordes, il ne veut pas être adoré ? Mais « qui est bon, réplique mon Christ, sinon Dieu seul ? » Non pas qu’entre deux divinités, il assigne à l’une la bonté, mais il affirme qu’il n’y a de bon que Dieu seul, seul en possession de la bonté, parce que seul il est Dieu. Oui, sans doute, il est bon. « Il allume son soleil sur les bons et les méchants ; il fait pleuvoir sur les justes et les injustes ; » il nourrit, il conserve, il protège jusqu’aux Marcionites.

Enfin un jeune homme l’interroge : « Bon Maître, que faut-il faire pour obtenir la vie éternelle ? » Il lui demande s’il connaît, c’est-à-dire s’il accomplit les préceptes du Créateur, pour attester que la vie éternelle s’achète par l’accomplissement des préceptes du Créateur. – « Mais j’ai observé dès ma jeunesse tout ce qu’ils ont d’essentiel. – Une seule chose vous manque, réplique le Seigneur. Vendez tout ce que vous avez ; donnez-le aux pauvres ; vous aurez un trésor dans le Ciel ; puis, venez et suivez-moi. » Eh bien ! Marcion, et vous tous, compagnons d’infortune, hérétiques, dignes de la même aversion, qu’oserez-vous répondre ? Le Christ a-t-il retranché les préceptes primitifs : Tu ne tueras point ; – Tu ne commettras point l’adultère ; – Tu ne déroberas point ; – Tu ne porteras point faux témoignage ; – Tu aimeras ton père et ta mère ? Ou bien les a-t-il maintenus en les complétant par ce qui leur manquait ? Toutefois ce précepte lui-même de l’aumône à l’égard des indigents est répandu partout dans la loi et les prophètes, afin de mieux confondre ce vaniteux observateur de la loi, en lui prouvant que son trésor lui était beaucoup plus cher. Cet oracle de l’Evangile est donc justifié : « Je ne suis point venu détruire la loi, mais l’accomplir. » Il dissipe en même temps tous les autres doutes, en prouvant, que le nom de Dieu, le titre d’excellent, la vie éternelle, le trésor dans les cieux, et lui-même, appartiennent à un seul Dieu dont il a manifesté et agrandi les préceptes en complétant la loi. Il faut encore le reconnaître au passage suivant de Miellée : « L’homme t’a-t-il montré ce qui est bon et ce que le Seigneur exige de toi ? Pratique la justice, aime la miséricorde, sois prêt à suivre le Seigneur ton Dieu. » Voilà, en effet, que le Christ fait homme annonce ce qui est bon, c’est-à-dire la science de la loi. « Vous savez les commandements : Pratiquez la justice ; – Vendez tout ce que vous avez ; – Aimez la miséricorde ; – Donnez votre bien aux pauvres ; – Soyez prêt à suivre le Seigneur votre Dieu ; – Puis, venez et suivez-moi. »

La nation juive fut dès son origine divisée en peuple, tribus, familles et maisons, d’une manière si exacte, que la naissance d’aucun Hébreu ne pouvait demeurer un mystère, sans compter que le recensement d’Auguste était nouveau, peut-être même se poursuivait encore. Quant au Jésus de Marcion, impossible de douter de sa naissance s’il paraissait homme. Conséquemment aussi, en tant qu’il n’était pas né, rien n’avait pu transpirer dans le public sur ses liens de famille ; il ne pouvait être pris que pour un de ces hommes inconnus à un titre ou à un autre. Pourquoi alors l’aveugle qui l’entend passer, s’écrie-t-il : « Jésus, fils de David, ayez pitié de moi ! » sinon parce qu’on le regardait sans incertitude comme le fils de David, en d’autres termes, issu de la famille de David par sa mère et ses frères, qui déjà lui avaient été annoncés d’après la notoriété publique.

— Mais ceux qui marchaient devant Jésus reprenaient l’aveugle, avec l’injonction de se taire.

— Sans doute, ils lui imposaient silence parce qu’il élevait la voix, mais non parce qu’il se trompait sur ce fils de David. Ou bien, montre-nous qu’en étouffant ses cris, ils savaient bien que Jésus n’était pas le fils de David, afin que nous croyons que tel est leur motif lorsqu’ils lui imposent silence. Quand même tu oserais l’affirmer, il serait encore plus raisonnable de les soupçonner d’ignorance, que d’accuser le Seigneur d’avoir accepté volontairement une déclaration mensongère sur sa personne.

— Mais le Seigneur est patient.

— Oui, mais non pas jusqu’à confirmer l’erreur. Que dis-je ? sa filiation avec le Créateur se révèle encore ici. D’abord il n’eût point rendu la vue à cet aveugle, afin qu’il cessât de le croire fils de David. Il a fait plus. Pour vous empêcher de calomnier sa patience, de lui supposer une dissimulation hypocrite, ou de nier sa descendance de David, il confirma d’une manière éclatante la déclaration de l’aveugle, d’abord par la guérison de son infirmité, puis, par le témoignage qu’il rendit à sa foi. « Votre foi, dit-il, vous a sauvé. » Parle ! qu’a pu croire l’aveugle ? Que Jésus descendait au nom d’un autre Dieu, pour renverser le Créateur et détruire la loi et les prophètes ? qu’il n’ était pas ce rejeton destiné à fleurir sur la racine de Jessé, ce germe sorti de David, et la lumière des aveugles ? Mais il n’y avait pas encore à cette époque, du moins je l’imagine, des aveugles pareils à Marcion, pour que telle fût la foi de cet aveugle quand il s’écriait : « Jésus, fils de David ! » Le Dieu qui se connaissait et voulait être connu de tous comme tel, récompensa par la vue extérieure la foi de cet homme, plus clairvoyante que la tienne, et déjà en possession de la lumière véritable, afin de nous apprendre en même temps et la règle et la récompense de la foi. Que celui qui aspire à voir Jésus, le croie fils de David par la Vierge sa mère.

Quiconque ne croira point ainsi n’entendra point cette parole de sa bouche : « Votre foi vous a sauvé. » Par conséquent, il restera plongé dans un éternel aveuglement, celui qui se précipite dans des antithèses qui se détruisent elles-mêmes. Ainsi, en effet, « un aveugle a coutume de conduire un aveugle. » Car s’il est vrai que les aveugles rebelles, figure de la nation aveugle qui devait un jour répudier le Christ, fils de David, ayant offensé David en s’opposant à sa rentrée dans Sion, le Christ, par opposition, soit venu au secours d’un aveugle pour attester par là qu’il n’était pas le fils de David, et se montrer le protecteur de ces mêmes aveugles que David livrait à la mort, pourquoi, demanderai-je, déclare-t-il qu’il l’a guéri à cause de sa foi, et même d’une foi erronée ? Disons mieux. Le fils de David est encore ici tout entier, et l’antithèse se réfute par elle-même. Sans doute, des aveugles avaient insulté David. Aujourd’hui voilà qu’un homme du même sang se présente en suppliant devant le fils de David. Voilà pourquoi le fils de David apaisé en quelque façon par la satisfaction qu’il recevait, rend la vue à l’Hébreu, avec un témoignage honorable pour cette foi qui avait cru qu’il était nécessaire de calmer la colère du fils de David. Toutefois c’était la malice des aveugles, et non leur infirmité, qui avait offensé David.

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