L’examen préliminaire de l’épître qui précède m’a conduit à ne rien dire du titre qu’elle porte, certain que cette discussion pourra se représenter ailleurs, surtout quand il s’agit d’un titre commun à toutes les épîtres, et le même pour chacune d’elles. L’apôtre, en effet, ne salue pas ceux auxquels il écrit par la formule ordinaire, mais par le salut « de la grâce et de la paix. » Je ne dis pas : qu’y avait-il de commun entre une coutume judaïque encore existante, et le destructeur du judaïsme ? Car aujourd’hui encore, les Juifs s’abordent au nom de la paix, et c’est ainsi qu’autrefois ils se saluaient, comme nous le voyons par les Ecritures. Mais il me devient évident que l’apôtre, par cette déclaration, confirmait l’oracle du Créateur : « Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent les biens, de ceux qui annoncent la paix ! » Le héraut qui proclamait l’apparition des biens, c’est-à-dire le don de la grâce de Dieu, savait bien que celle-ci était préférable à la paix. Mais comme, « en les proclamant au nom de Dieu notre Père et de notre Seigneur Jésus, » il emploie des mots communs à l’un et à l’autre et applicables à nos mystères, il sera impossible de discerner quel est « ce Dieu notre Père, » quel est « ce Seigneur Jésus, » à moins d’appeler a nôtre secours les propriétés qui les distinguent.
Je remarque d’abord que nul autre ne mérite le nom de Seigneur et de Père, excepté le Créateur et le maître de l’homme, ainsi que de l’universalité des êtres. En second lieu, le titre de Seigneur convient encore au Père, en vertu de la puissance et de l’autorité paternelles, inhérentes au père, et qui passent du père au fils. Enfin, non-seulement la grâce et la paix appartiennent au Dieu qui les fait promulguer, mais encore à celui qui a reçu l’outrage. La grâce suppose l’offense ; qui dit paix déclare qu’il y a eu guerre : or, n’est-il pas vrai qu’Israël, en transgressant la loi, et que le genre humain tout entier, en perdant le souvenir de sa nature, avait péché et s’était révolté contre le Créateur ? Mais le dieu de Marcion n’a pu être insulté. On n’insulte point un dieu que l’on, ne connaît pas, et qui dès-lors ne peut s’irriter. Quelle grâce donc attendre de qui n’a point offensé ? Quelle paix pour celui qui ne s’est point révolté ? « La prédication de la Croix, dit l’Apôtre, est une folie pour ceux qui se perdent ; mais pour ceux qui se sauvent, elle est la vertu et la sagesse de Dieu. » Puis il ajoute, pour nous montrer d’où cela provenait : « C’est pourquoi il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. » Si cet oracle est du Créateur ; si le dogme de la Croix a été regardé comme une folie ; donc la Croix et le Christ attaché à la Croix ont un rapport immédiat avec le Créateur qui a prédit par ses prophètes les mystères de la Croix. Veux-tu que le Créateur avec son hostilité prétendue ait confondu la sagesse, afin que la Croix du Christ, son antagoniste, fût traitée de folie ? Fort bien. Mais explique-moi par quel hasard le Créateur a pu annoncer d’avance le crucifiement d’un Christ avec lequel il n’avait rien de commun, et dont il ignorait l’existence lorsqu’il l’annonçait ?
Autre sujet d’étonnement. Je vois ceux qui croient au dieu nouveau, d’humeur si débonnaire et incapable de s’irriter, obtenir le salut en croyant que la Croix est la vertu et la sagesse de Dieu, tandis que d’autres le perdent avec l’opinion que la Croix du Christ est une folie. Comment cela se fait-il, si le Créateur n’intervient pas ici pour châtier les offenses d’Israël ou du genre humain, en confondant la sagesse et la prudence humaines ? Les deux textes suivants de l’apôtre confirmeront cette vérité : – « Dieu n’a-t-il pas confondu la sagesse de ce monde ? » – « En effet, Dieu voyant que le monde avec sa sagesse ne l’avait point connu dans sa sagesse, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient. » Mais d’abord un mot sur cette expression le monde, puisque la rare sagacité des Marcionites entend par là le Créateur du monde. Pour nous, conformément aux habitudes du langage qui prend le plus souvent le contenant pour le contenu, ce mot signifie tout simplement l’homme qui habite le monde. Le cirque a poussé un cri ; le forum a parlé ; la basilique a frémi : qu’est-ce à dire ? ceux qui se trouvaient là. Conséquemment, puisque c’est l’homme, habitant du monde, et non pas le Dieu Créateur de celui-ci, qui dans sa sagesse n’a point connu le dieu qu’il aurait dû connaître, le juif par la sagesse des Ecritures divines, l’idolâtre par la sagesse des œuvres de Dieu, c’est donc le même Dieu, qui, méconnu dans sa sagesse, résolut de confondre la sagesse humaine en sauvant tous ceux qui croiraient à la folie de la prédication de la Croix. Pourquoi ? « Parce que les Juifs demandent des miracles, » lorsque déjà l’infaillibilité divine leur était prouvée par tant de prodiges ; « parce que les Grecs courent après la sagesse, » leur sagesse, et non celle de Dieu.
D’ailleurs, s’il s’agissait ici de la promulgation du Dieu nouveau, quelle eût été la faute des Juifs en réclamant des prodiges pour appuyer leur foi ? en quoi les Grecs eussent-ils été si coupables de rechercher une sagesse qui fortifiât leurs convictions ? Ainsi l’aveuglement des Juifs et des Gentils atteste le « Dieu jaloux et vengeur » qui, par un châtiment juste, a confondu la sagesse du monde. Que si les motifs appartiennent au même Dieu dont on allègue les Ecritures, j’en conclus que l’apôtre « par ce Dieu qui n’a pas été compris » veut que nous entendions le Créateur de la terre.
Il y a mieux. Lorsqu’il prêche le Christ qui est un scandale pour les Juifs, fait-il autre chose que de confirmera son sujet la prophétie du Créateur disant par la bouche d’Isaïe : « Voilà que j’ai placé dans Sion une pierre d’achoppement, une pierre de scandale, et cette pierre c’est Jésus-Christ ? » Marcion a conservé ces paroles. Or, quelle est « la folie de Dieu plus sage que les hommes, » sinon la Croix et la mort du Christ ? Quelle est « la faiblesse de Dieu plus forte que l’homme, » sinon la naissance et la chair d’un Dieu ? D’ailleurs, si le Christ n’est point né d’une vierge, s’il n’a point pris une chair véritable, et si dans cette chair il n’endura ni la croix ni la mort réellement, dès-lors, où sont en lui la folie et l’infirmité ? Peut-on dire encore que « Dieu a choisi ce qu’il y a de moins sage selon le monde « pour confondre les sages ; de plus faible selon le monde pour confondre les forts ; de plus vil et de plus méprisable selon le monde et ce qui n’était pas, c’est-à-dire ce qui n’était pas véritablement, pour confondre ce qui est, c’est-à-dire encore, ce qui est véritablement ? » Dieu, en effet, n’a rien créé qui soit petit, vil et méprisable. Réservons ces mots pour ce qui vient de l’homme. On peut aussi chez le Créateur accuser le passé de petitesse, de folie, d’infirmité, de bassesse et de néant. Connaissez-vous chose plus extravagante et plus infirme que l’injonction de sacrifices sanglants et d’holocaustes dont l’odeur montait vers le ciel ? Quoi de plus abject que la purification de quelques misérables vases et grabats ? quoi de plus déshonorant que la flétrissure de la circoncision sur une chair déjà flétrie ? quoi d’aussi bas que le précepte du talion ? quoi d’aussi misérable que l’interdiction de tel ou tel aliment ? Chaque hérétique, si je ne me trompe, insulte à l’ancien Testament tout entier, « Car Dieu a choisi ce qui est le moins sage selon le monde, pour confondre la sagesse. » Chez le dieu de Marcion, rien de semblable. Sa jalousie ne confond pas les contraires par les contraires, « de peur que toute chair ne se glorifie devant lui, afin que, selon qu’il est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur. » Dans lequel des Seigneurs ? Sans doute dans celui qui a donné ce précepte, à moins que le Créateur n’ait recommande de se glorifier dans le Dieu de Marcion.