Contre Marcion

LIVRE V

Chapitre IV

Il poursuit : « Mes frères, je parlé ici à la manière de l’homme. Lorsque nous étions encore enfants et placés sous les premiers éléments, il fallait nous y soumettre. » Ce n’est pas là une figure de langage ordinaire, ni une allégorie, mais la simple vérité. En effet, quel est l’enfant, et les Gentils sont-ils autre chose ? quel est l’enfant qui ne soit assujetti aux éléments du monde et ne les adore au lieu de la Divinité ?

Mais ce qui milite pour nous, c’est quand il dit, à la manière de l’homme : ((Toutefois personne ne viole le testament d’un homme, ou n’y ajoute. » En donnant l’exemple d’un testament humain, que l’on maintient, il défendait le testament divin. Or les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à celui « qui devait naître de lui. » Saint Paul ne dit pas, « aux races, » comme s’il eût voulu en marquer plusieurs ; mais « à sa race, » comme en parlant d’un seul : et ce « fils de sa race, » c’est le Christ. Que Marcion rougisse de ses altérations. Je me trompe, lui prouver l’audace de ses suppressions est chose inutile, quand les passages que sa main a épargnés servent à le mieux réfuter encore.

« Mais lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils. » Toujours celui qui créa la succession des siècles dont se compose le temps ; qui disposa les soleils, les lunes, les astres et les constellations, pour servir de régulateur à sa durée ; qui enfin arrêta d’avance et prophétisa que l’avènement de son fils aurait lieu vers la fin des siècles. Ecoutons Joël : « Vers la fin des temps, dit-il, le soleil brillera sur la montagne de Sion, et je répandrai mon esprit sur toute chair. » A celui de qui relèvent la fin et l’origine des temps d’attendre avec patience qu’ils soient accomplis ! Mais ton Dieu oisif, sans œuvres, sans prédication, sans âges, qu’a-t-il fait pour contribuer à l’accomplissement des temps ? Rien, diras-tu. Mais alors quelle stérile impuissance que d’attendre les révolutions marquées par un autre, esclave des volontés du Créateur ?

Dans quel but Dieu « a-t-il envoyé son Fils ? » Pour racheter « ceux qui étaient sous la loi, » c’est-à-dire « pour rendre droits les sentiers tortueux, pour aplanir les raboteux, selon Isaïe ; pour que les cérémonies anciennes disparussent devant une loi nouvelle, » ajoute le même prophète. « La loi est sortie de Sion, et la parole du Seigneur de Jérusalem, afin que de Gentils que nous étions, nous devinssions les enfants adoptifs ; » car les Gentils n’étaient pas les enfants. « Il sera la lumière des nations, et les nations espéreront dans son nom. » Aussi, pour attester que nous sommes les enfants, « Dieu a envoyé dans nos cœurs son esprit qui crie : Mon père ! mon père ! Vers la fin des derniers temps, dit-il, je répandrai mon esprit sur toute chair. » A qui la grâce, sinon à l’auteur de la promesse ? Quel est le père, sinon celui qui est en même temps le Créateur ? Après tant de richesses, « il ne fallait pas retourner à des éléments faibles et grossiers. »

La langue romaine elle-même donne le nom d’éléments lux premières connaissances. Conséquemment, Paul ne cherchait point à les détourner de leur dieu en insultant à ces éléments. Quand il dit plus haut aux Galates : « Vous serviez des dieux qui ne le sont pas véritablement, » il leur reprochait leurs dispositions à la superstition, et le culte des choses créées, sans vouloir attaquer pour cela le Créateur.

Mais qu’il entende par ces éléments les premières notions de la loi, il le déclare lui-même dans ces termes : « Vous observez les jours et les mois, les saisons et les années ainsi que les sabbats, » c’est-à-dire, à mon jugement, l’abstinence de certaines viandes, les jeûnes et les fêtes solennelles. En effet, ces observances et la circoncision elle-même, devaient cesser en vertu des décrets du Créateur. J’ouvre Isaïe : « J’ai horreur de vos calendes et de vos solennités, dit-il ; elles me sont intolérables. Je suis las de les souffrir. » – Même langage dans les prophètes Amos et Osée. « Je hais, je déteste vos jours de fête ; Je ne puis respirer l’encens de vos solennités. – Je ferai taire la joie de Sion, ses solennités, ses néoménies, son sabbat et ses fêtes. »

— Quoi ! anéantir de sa propre main ce qu’il avait édifié !

Oui, plus que tout autre ; ou si un autre l’a détruit, il a secondé l’intention du Créateur, en détruisant ce que le Créateur avait condamné. Mais il ne s’agit pas de savoir pourquoi le Créateur a brisé les lois, qu’il avait établies d’abord. Il nous suffit d’avoir prouvé qu’il se proposait de les abolir, pour attester que l’apôtre n’a rien entrepris contre le Créateur, l’abrogation venant du Créateur lui-même.

Il arrive souvent aux voleurs de laisser échapper dans leur fuite une partie de leur butin, qui sert ensuite à les dénoncer. Même chose est arrivée à Marcion. Il a oublié les promesses faites à Abraham, dont l’apôtre parlait tout à l’heure. Quoiqu’il ail altéré ce texte, il n’en est pas cependant qu’il lui importât davantage de supprimer. En effet, « Abraham eut deux fils, l’un de l’esclave, l’autre de la femme libre ; mais celui qui naquit de l’esclave, naquit selon la chair ; et celui qui naquit de la femme libre, naquit en vertu de la promesse. Tout ceci est une allégorie, » en d’autres termes, un discours dont le sens est caché. Ces deux femmes figurent « les deux alliances, » ou les deux révélations, ainsi qu’on l’interprète. « La première a été établie sur le mont Sina, et n’engendre que des esclaves. » Elle était particulière à la synagogue des Juifs, en vertu de la loi. « La seconde s’élève au-dessus de toutes les principautés, de toutes les puissances, de toutes les vertus, de toutes les dominations et de tout ce qu’il y a de plus grand, soit dans le siècle présent, soit dans le siècle futur. » C’est notre mère, « la sainte Église, qui a reçu nos promesses. » Voilà pourquoi l’apôtre ajoute : « Aussi, mes frères, nous ne sommes plus les enfants de l’esclave, mais de la femme libre. » Paul a donc prouvé dans ce passage que la noblesse du christianisme a son allégorique et mystérieuse origine dans le fils d’Abraham né de la femme libre, de même que la servitude légale du judaïsme dans le fils de l’esclave ; conséquemment, que les deux alliances proviennent du même Dieu, chez lequel on trouve la première ébauche des deux alliances. Ces paroles elles-mêmes : « C’est Jésus-Christ qui nous a donné cette liberté, » n’indiquent-elles pas que l’auteur de notre liberté d’aujourd’hui, est le même que notre maître d’hier ? Galba lui-même ne se permit jamais d’affranchir des esclaves qui ne lui appartenaient pas ; il eût mieux aimé soustraire à son pouvoir impérial des hommes libres. Le don de la liberté viendra donc de celui qui tenait dans ses mains la servitude de la loi. Qu’y a-t-il de plus conforme à la sagesse ? Il ne convenait pas que des affranchis fussent une seconde fois soumis au joug de la servitude, c’est-à-dire aux fardeaux de la loi. L’oracle du Psalmiste avait eu déjà son accomplissement : « Brisons les liens qui les enchaînent et rejetons leur joug loin de nous ! Les rois de la terre se sont levés, les princes se sont ligués contre le Seigneur et contre son Christ. »

A des hommes délivrés de la servitude, l’apôtre continuait donc d’enlever la marque de la servitude, la circoncision. Il avait pour lui l’autorité de la prophétie. Il se souvenait de cette recommandation de Jérémie : « Recevez la circoncision du cœur. » Moïse avait dit également : « Ayez soin de circoncire la dureté de votre cœur, » et non pas votre chair.

Enfin si l’apôtre répudiait la circoncision, parce qu’il était l’envoyé d’un autre Dieu, pourquoi déclarer que ni « la circoncision ni l’incirconcision ne seraient en Jésus-Christ ? » Il aurait dû, en effet, donner la préférence à la rivale de celle qu’il attaquait, s’il venait au nom du dieu ennemi de la circoncision. Mais l’incirconcision et la circoncision étaient attribuées au même dieu. Voilà pourquoi l’une et l’autre devenaient superflues dans le Christ par l’excellence de la foi ; de cette même foi dont il était écrit : « Toutes les nations croiront en son nom, » de celle même foi qu’il montre émanée du Créateur, lorsqu’il dit « qu’elle se perfectionne par l’amour. » En effet, veut-il parler de l’amour que nous devons avoir pour Dieu : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ? » Je reconnais là le précepte du Créateur. Veut-il parler de l’amour du prochain ? « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Je reconnais là encore le précepte du Créateur.

« Celui qui met le trouble parmi vous sera jugé. » Par quel Dieu ? Par le Dieu très-bon ? mais il ne juge pas. Par le Créateur ? mais il ne condamnera pas le défenseur de la circoncision. Que s’il n’y a pas d’autre juge que le Créateur, les défenseurs de la loi ne seront donc condamnés que par celui qui a voulu l’abrogation de la loi.

Que diras-tu maintenant si tu entends l’apôtre confirmer la loi comme il le doit ? « Toute la loi, dit-il, est accomplie dans ce seul précepte : Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Ou bien, s’il veut faire entendre par ce mot, « est accomplie, » qu’il ne faut plus l’accomplir, alors, il ne s’agit plus d’aimer son prochain comme soi-même. Ce précepte est abrogé en même temps que la loi. Mais non, il faut persévérer dans l’observation de ce commandement. Et alors la loi du Créateur a reçu l’approbation de son rival ; ce rival, au lieu de l’abroger, l’a résumée, il l’a renfermée dans un seul commandement. Mais c’est encore l’auteur de la loi qui seul pouvait ainsi la réduire.

Quand l’apôtre dit plus bas : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ ; » si cela n’est possible qu’autant que l’on aime le prochain comme soi-même, il est évident que ce précepte : « Tu aimeras le prochain comme toi-même, » ou son équivalent : « Portez les fardeaux les uns des autres » est la loi du Christ, laquelle est aussi la loi du Créateur. Le Christ est donc le Christ du Créateur, puisque la loi de l’un se trouve la loi de l’autre.

« Ne vous y trompez pas ! on ne se moque pas de Dieu. » Mais le dieu de Marcion peut être insulté par le premier venu, incapable qu’il est de colère et de vengeance. « L’homme ne recueillera que ce qu’il aura semé. » Donc Dieu est tout à la fois le rémunérateur et le vengeur. « Ainsi, ne nous lassons pas, et, pendant que nous avons le temps, faisons le bien. » Viens déclarer maintenant que le Créateur n’a pas ordonné de faire le bien ou qu’une doctrine différente témoigne d’une divinité différente. Or, si c’est lui qui promet la rétribution, il faut également attendre de lui la moisson de vie, ou la moisson de corruption. « Nous moissonnerons en son temps, » ajoute-t-il, parce que, suivant l’Ecclésiaste, « à chaque chose son temps. » « Le monde est crucifié, » pour moi, serviteur du Créateur ; le monde, et non le dieu du monde ! « Et moi je suis crucifié au monde ; » au monde, et non au dieu du monde ! L’apôtre a dit le monde, pour la vie du monde. Y renoncer, c’est nous percer tour à tour et nous donner réciproquement la mort. Et par le monde, il désigne les persécuteurs du Christ. Mais lorsqu’il ajoute : « Je porte sur mon corps les marques de Jésus-Christ, » (dès-lors stigmates corporels) si ces marques sont corporelles, le Christ avait donc, non pas une chair fantastique, mais un corps réel et véritable.

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