1.[1] Ézéchias, roi des deux tribus, régnait depuis quatorze ans, quand le roi des Assyriens, nommé Sennachérib(os)[2], marcha en grand appareil contre lui et s’empara de vive force de toutes les villes des tribus de Juda et de Benjamin[3]. Comme il était près de pousser ses troupes contre Jérusalem, Ézéchias le prévint par une ambassade[4], s’engageant à se soumettre et à lui payer tel tribut qu’il lui fixerait. Sennachérib, avant pris connaissance de ce message, consent à renoncer à son expédition et accepte l’offre d’Ézéchias : il se déclare prêt à se retirer moyennant paiement de trois cents talents d’argent et trente d’or et confirme par serment aux envoyés qu’à ce prix il s’en retournera sans causer aucun dommage. Ézéchias obéit : il vide ses trésors et envoie les sommes promises, pensant se délivrer ainsi de la guerre et de tout danger pour son trône. Mais l’assyrien n’eut pas plus tôt reçu l’argent qu’il ne se soucia plus d’aucune convention[5] ; tandis qu’il marchait en personne contre les Égyptiens et les Éthiopiens, il laissa son général Rapsakès avec des troupes nombreuses, ainsi que deux autres grands chefs, pour dévaster Jérusalem : les noms de ces chefs étaient Tharata et Anacharis[6].
[1] II Rois, XVIII, 13 ; cf. Isaïe, XXXVI, 1, et II Chroniques, XXXII, 1.
[2] Hébreu : Sanhérib ; LXX : Σενναχημρίμ.
[3] N’est pas dans la Bible.
[4] D’après la Bible, à Lakhisch.
[5] Josèphe supplée ainsi au laconisme du récit biblique, qui mentionne d’abord la contribution d’Ézéchias et tout de suite après l’envoi de Rabsaké.
[6] Hébreu (v. 17) : Tharthan, Rab-Saris ; LXX : Θαρθάν, ‘Ραφίς.
2.[7] Quand ils furent arrivés, ils établirent leur camp devant les remparts[8] et firent prier Ezéchias de venir s’entretenir avec eux. Celui-ci, trop défiant pour sortir lui-même, envoie trois de ses plus fidèles amis : le procurateur du royaume[9] Eliakim, Sobnae(os)[10] et Yoach(os)[11], préposé aux archives. Ceux-ci donc s’avancèrent et se placèrent en face des chefs de l’armée des assyriens. Dès qu’il les vit, le commandant en chef Rapsakès les pria d’aller demander à Ézéchias, de la part du grand roi Sennachérib, d’où lui venait cette hardiesse et cette assurance de fuir son souverain sans vouloir l’entendre ni recevoir son armée dans la ville. Comptait-il sur les Égyptiens et espérait-il que leurs troupes battraient celles de Sennachérib ? « Si c’est là son attente, montrez-lui qu’il est insensé et ressemble à un homme qui, s’appuyant sur un roseau brisé[12], éprouva la disgrâce non seulement de tomber, mais encore de se percer la main. Qu’il sache d’ailleurs que Sennachérib, en dirigeant cette expédition contre lui, ne fait qu’obéir à la volonté de Dieu, qui lui a déjà accordé de renverser le royaume des Israélites afin qu’il anéantisse de même les sujets d’Ézéchias[13]. »
[7] II Rois, XVIII, 18 ; Isaïe, XXXVI, 2.
[8] Josèphe simplifie ici les données topographiques précises de la Bible.
[9] Bible : préposé à la maison (royale).
[10] Hébreu : Schebna le scribe. Le titre manque dans le texte de Josèphe, peut-être accidentellement. LXX : Σωμνάς.
[11] Hébreu : Yôah ; LXX : Ίωάς.
[12] τεθλασμένος comme dans la LXX.
[13] Josèphe supprime à dessein l’allusion ironique du texte biblique à l’abolition par Ézéchias du culte des hauteurs (v. 22).
Comme Rapsakès tenait ce discours en hébreu, langue qu’il possédait bien, Eliakim craignit que le peuple ne l’entendit et ne fût pris de panique. II le pria donc de s’exprimer en langue syrienne. Mais le chef, qui devina son arrière-pensée et son inquiétude, parlant encore plus fort et plus clair, répliqua : « Je parle hébreu pour que tous entendent les ordres de mon roi, et choisissent le parti le plus avantageux en se donnant à nous. Il est clair, en effet, que vous, ainsi que le roi, vous amusez le peuple par de vaines espérances en lui prêchant la résistance. Que si vous avez la prétention téméraire de vouloir repousser nos troupes, je suis prêt à mettre à votre disposition deux mille des chevaux[14] que j’ai ici ; vous y ferez monter autant de cavaliers et ferez l’épreuve de votre force ; mais je sais bien que vous ne pourrez pas fournir ces cavaliers, que vous n’avez pas. Pourquoi donc tarder à vous rendre à de plus puissants que vous, qui sauront vous prendre bon gré mal gré ? En vérité, votre soumission volontaire sera votre salut ; au contraire, arrachée par les armes, elle apparaît pleine de dangers et grosse de catastrophes[15]. »
[14] Dans la Bible, cette proposition vient avant le moment où Eliakim demande à Rabsaké de parler araméen (v. 23). La transposition rend le récit plus logique.
[15] Contre son habitude, Josèphe fait discourir son personnage bien plus brièvement que la Bible. Les discours suivants sont également très abrégés.
3.[16] Ayant entendu ces paroles du général des assyriens, le peuple et les envoyés les rapportèrent à Ézéchias. A cette nouvelle, celui-ci se dépouilla de ses vêtements royaux, s’enveloppa de cilices et, prenant une attitude humiliée, se prosterna sur sa face à la manière de ses pères et supplia Dieu de lui accorder son secours, n’ayant plus d’autre espoir de salut. Puis il dépêcha quelques-uns de ses amis et des prêtres auprès du prophète Isaïe (Èsaias) pour le prier d’invoquer Dieu, d’offrir des sacrifices[17] en vue du salut commun et d’appeler la colère du Seigneur sur les espérances des ennemis et sa pitié sur son propre peuple. Le prophète se conforma à ce désir et, ayant reçu un oracle de Dieu, rassura le roi et ses amis ; il leur prédit que les ennemis, défaits sans combat, s’en retourneraient honteusement, sans cette superbe qu’ils avaient aujourd’hui, car Dieu saurait procurer leur perte. Il prédisait, en outre, que Sennachérib, le roi des Assyriens, échouerait lui-même dans sa campagne contre l’Égypte et reviendrait dans son royaume pour y périr par le fer.
[16] II Rois, XIX, 1 ; Isaïe, XXXVII, 1.
[17] Détail ajouté par Josèphe.
4.[18] Or, il advint qu’à la même époque l’Assyrien avait écrit une lettre à Ézéchias, lui disant qu’il fallait qu’il eût perdu le sens pour penser échapper au joug de celui qui avait soumis tant de grandes nations ; il le menaçait, une fois entre ses mains, de le faire périr avec tous les siens s’il n’ouvrait les portes de bon gré et n’accueillait son armée à Jérusalem. Ézéchias lut la lettre, mais, avec le dédain d’un homme confiant en Dieu, il la replia et la déposa à l’intérieur du Temple. Puis, comme il avait renouvelé ses prières à Dieu pour le salut de la ville et de tous, le prophète Isaïe lui annonça que Dieu l’avait exaucé, que, pour le présent, ses sujets n’auraient pas à subir le siège de l’assyrien et que, dans l’avenir, ils pourraient, à l’abri de toutes ses entreprises, cultiver leurs champs en paix et s’occuper sans crainte de leurs biens. Peu de temps après, le roi des Assyriens, ayant échoué dans son attaque contre les Égyptiens, revint chez lui sans avoir rien fait, pour la raison suivante : il avait perdu beaucoup de temps à assiéger Péluse[19] ; les plates-formes qu’il avait élevées contre les remparts de cette ville étaient déjà assez hautes, et il était tout près de passer à l’assaut, quand il apprit que Tharsicès[20], roi des Éthiopiens, venant avec une forte armée au secours des Égyptiens, avait résolu de traverser le désert et d’envahir brusquement le pays des assyriens. Troublé par ces nouvelles, le roi Sennachérib s’en revint chez lui, comme je le disais, sans avoir rien fait, abandonnant l’entreprise de Péluse. C’est de ce Sennachérib qu’Hérodote parle aussi au IIe livre de ses Histoires[21]. Il raconte que ce roi avait marché contre le roi des Égyptiens, lequel était prêtre d’Héphaistos, et qu’il assiégeait Péluse, quand il dut lever le siège dans les circonstances suivantes : le roi des Égyptiens supplia Dieu, qui l’exauça et envoya un fléau à l’arabe — Hérodote commet ici l’erreur de dire « roi des Arabes », au lieu de roi des Assyriens[22]. — En effet, ajoute-t-il, une multitude de rats dévora en une seule nuit les arcs et toutes les autres armes des Assyriens, et c’est ainsi que, faute d’arcs, le roi dut retirer de Péluse son armée. Tel est le témoignage d’Hérodote. Bérose, l’auteur des Histoires Chaldéennes, fait aussi mention du roi Sennachérib et rapporte qu’il régna sur les Assyriens et fit la guerre contre toute l’Asie et contre l’Égypte[23]...
[18] II Rois, XIX, 9 ; Isaïe, XXXVII, 9.
[19] Hébreu (Isaïe, XXXVII, 8) : Libna (cf. Josué, X, 29) ; LXX : Λοβνά ou Λομνά. La Libna biblique se trouvait dans la Schefèla entre Makkeda et Lachisch (Bath-Djibrin d’après Eusèbe). Josèphe remplace Libna par Péluse d’après Hérodote, qu’il cite ensuite.
[20] Hébreu : Tirhaka ; LXX : Θαραxά.
[21] II, CXLI.
[22] Plus haut cependant Hérodote appelle Sanacharib : Βασιλέα Άραβίων τε xαί Άσσυρίων.
[23] La plupart des manuscrits (sauf LV) ajoutent ici les mots λεγων οΰτως : il devait donc suivre une citation textuelle de Bérose (p. 12 Didot ad fin.) qui est tombée. Sic Hudson, Niese (I, p. XXXI), etc.
5.[24] Sennachérib, revenu à Jérusalem de son expédition contre l’Égypte, y trouva les troupes commandées par le général Rapsakès (en grand péril du fait de la peste[25]). En effet, Dieu envoya à son armée, la première nuit du siège, une maladie pestilentielle[26] qui fit périr cent quatre-vingt-cinq mille hommes avec leurs commandants et leurs taxiarques[27]. Plongé par cette catastrophe dans la terreur et un désarroi indicible, tremblant pour toute l’armée, le roi s’enfuit avec le reste de ses troupes dans sa résidence royale, appelée Ninive (Ninou). Au bout d’un court séjour, il y meurt assassiné traîtreusement par ses fils aînés, Adramélech(os) et Sarasar(os) ; son corps fut déposé dans son propre temple, nommé Araska[28]. Ses fils, chassés par leurs concitoyens en punition du meurtre de leur père, se réfugièrent en Arménie[29], et la royauté échut à Assarachoddas[30]... Ainsi se termina l’expédition des Assyriens contre les gens de Jérusalem.
[24] II Rois, XIX, 35 ; Isaïe, XXXVII, 36.
[25] Mots ajoutés par Hudson d’après l’ancienne traduction latine.
[26] Josèphe rationalise ; la Bible parle d’un ange exterminateur.
[27] D’après II Chroniques, XXXII, 21.
[28] Dans la Bible, Sennachérib est tué dans le Temple de Nisrokh (LXX : Μεσεράχ ; Isaïe : Νασαράχ).
[29] Bible : le pays d’Ararat.