Mais quoi ? dira-t-on peut-être encore, Dieu ne pouvait-il pas former l’homme parfait dès le commencement ? Sans doute, puisque tout est possible à Dieu, en tant qu’il est incréé et immuable. Mais les choses créées par lui ont dû lui être nécessairement postérieures par l’origine et par la date, et par cela même elles sont inférieures à leur créateur : car ce qui a été créé ne saurait être d’une nature incréée ; et pour cela qu’il n’est pas incréé, il est dès lors frappé d’imperfection. Et de ce que les choses créées sont postérieures en date à celui qui les a créées, il en résulte qu’elles ont un temps d’enfance et de faiblesse ; elles sont d’abord inhabiles et sujettes à un développement. Il en est de cela comme de l’enfant à qui sa mère pourrait donner une nourriture plus forte que du lait ; mais l’enfant ne pourrait pas la supporter : ainsi Dieu aurait pu, dès le commencement, donner la perfection à l’homme ; mais l’homme n’aurait pu supporter d’abord cette perfection : il a donc été enfant avant d’être homme. C’est pour cette raison aussi que notre Seigneur Jésus-Christ, qui réunissait en lui toute puissance, aurait pu opérer son avènement sur la terre d’une manière différente qu’il ne l’a fait ; mais il a dû, en se montrant à nous, se proportionner à notre faiblesse. Ne pouvait-il pas venir vers nous dans tout l’éclat de sa gloire ineffable ? mais il savait que nous n’aurions pu supporter cet éclat. Aussi, lui qui était le pain de la perfection du Père, nous a nourris d’abord avec son lait, comme des enfants, parce que son avènement avait lieu selon son humanité, afin que, nous fortifiant peu à peu par cette première nourriture, nous devinssions capables de nous nourrir du corps et du sang du Verbe, et de contenir en nous celui qui est le pain de l’immortalité et l’esprit du Père.
C’est là ce qui fait dire à saint Paul parlant aux Corinthiens : « Je ne vous ai nourris que de lait, et non pas de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas alors capables. » Or, cette nourriture, c’est le Christ même dans son humanité. L’esprit du Père ne s’était pas encore reposé sur vous à cause de votre trop grande imperfection ; « en effet, ajoute-t-il, puisqu’il y a parmi vous des jalousies et des disputes, n’est-il pas visible que vous êtes charnels, et que vous vous conduisez selon l’homme ? » c’est-à-dire que l’esprit du Père n’était pas encore en eux, à cause de leur imperfection et de leur peu de progrès dans la voie du salut. L’apôtre ne pouvait donc pas encore leur donner cette nourriture solide (car ceux sur qui les apôtres imposaient les mains recevaient l’Esprit saint qui est la nourriture forte de la vie spirituelle) ; or, ceux à qui il parlait n’étaient pas encore en état de recevoir cette nourriture, par leur connaissance imparfaite de Dieu et leur peu d’expérience et d’avancement dans les voies de la perfection. Ainsi, il est donc vrai de dire qu’un Dieu a eu la puissance de douer l’homme de la perfection ; mais que l’homme, en qualité d’être créé, n’était pas capable de s’approprier cette perfection ; ou que même, s’il eût pu en être doué, il n’eut pas été capable de la conserver en lui. Voilà pourquoi le verbe de Dieu, malgré sa grandeur, s’est abaissé jusqu’à revêtir l’enfance de l’homme, afin que l’homme fût capable de le comprendre dans cet état d’abaissement. Ainsi les trésors de la puissance divine sont inépuisables ; mais l’homme, parce qu’il est créé, ne peut jouir des privilèges de l’être incréé.
La puissance, la sagesse et la bonté de Dieu éclatent de toutes parts dans les œuvres de la création ; sa puissance et sa bonté se montrent en ce qu’il a créé et formé des choses qui étaient dans le néant, et sa sagesse brille dans la perfection et la convenance de leurs parties et de leurs rapports entre elles. Parmi ces créatures, il en est à qui sa munificence infinie a accordé le privilège de se développer en perfection, et de mériter, par une longue persévérance dans le bien, de partager la gloire de l’être incréé ; mais ces créatures, quoique arrivant à la gloire de l’être incréé, n’en ont pas moins été créées ; elles ne doivent qu’à la munificence de Dieu, qui les récompense de leurs vertus, de jouir de ces avantages. Dieu, bien qu’il élève quelques-unes de ses créatures jusqu’à lui, n’en conserve pas moins sa toute puissante suprématie ; il est toujours le seul avant tous et l’auteur de toutes choses, qui restent toujours placées sous sa dépendance. L’obéissance intelligente à Dieu nous fait mériter l’immortalité ; et l’immortalité est la gloire de l’être incréé ; c’est par cet ordre, par cette hiérarchie et ces métamorphoses, que l’homme, tout créé qu’il est, devient l’image et la ressemblance du Dieu incréé. Le Père veut et commande, le Fils exécute et crée, l’Esprit conserve et perfectionne ; et l’homme, s’avançant peu à peu vers la perfection sous ces divins auspices, y touche enfin et se rapproche de l’être incréé. Or, le parfait absolu, c’est l’incréé, c’est-à-dire Dieu. Il fallait donc que l’homme commençât par être créé, qu’ensuite il prît de l’accroissement et se fortifiât ; il fallait qu’arrivé à sa force il se multipliât, puis, que toutes ces parties de lui-même arrivassent à leur perfection ; enfin la perfection lui donnait la gloire éternelle, et elle-même le rendait capable de voir son Créateur ; car voir Dieu est une gloire ; et la vue de Dieu confère le don de sainteté, et la sainteté approche l’homme de Dieu.
Ils se montrent donc dénués de toute raison ceux qui ne veulent pas attendre le temps du développement naturel de toutes choses, et qui imputent à Dieu l’infirmité de leur propre nature. Ceux-là ignorent Dieu, ils s’ignorent eux-mêmes ; ambitieux et ingrats, ne voulant pas être ce qu’ils ont été faits, mais franchissant les lois mêmes assignées au développement de l’humanité, ils voudraient, avant d’être des hommes, devenir semblables à Dieu, leur créateur. Ils ne veulent pas qu’il y ait de différence entre l’être créé et l’être incréé, se montrant en cela plus déraisonnables que les animaux privés de la parole. Mais ces reproches ne sauraient atteindre Dieu, car ils sont le résultat de la déraison de l’homme. L’homme raisonnable, au contraire, rend grâces à Dieu de ce qui a créé tout ce qui existe, d’abord parce qu’il l’a créé ; il reconnaît que l’homme n’a point été créé dieu, lorsqu’il est venu au monde, mais seulement destiné par son développement moral à se rapprocher de Dieu. Quoique Dieu ait créé toutes choses dans l’effusion de sa bonté, cependant de peur qu’on ne le regardât comme un Dieu jaloux et superbe, n’a-t-il pas dit : « Je l’ai dit, vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut ? » Mais, pour nous avertir que nous n’étions pas capables de supporter le fardeau de la divinité, il a ajouté ensuite : « Mais vous mourrez comme des hommes. » Par là tout se trouve expliqué, et son infinie bonté, et notre faiblesse, et l’indépendance de notre libre arbitre. C’est par sa bonté que tout ce qu’il a fait est bon, et que l’homme, partageant le privilège de Dieu, est maître de sa liberté ; mais c’est sa prévoyance qui lui a fait connaître quelle serait la faiblesse de l’homme, et les conséquences qu’elle produirait ; et c’est ensuite dans son amour et sa puissance qu’il a trouvé le moyen de donner à la nature créée de l’homme les privilèges de l’être incréé. Il fallait que la nature créée de l’homme se développât suivant les lois de sa formation, et qu’ensuite ce qu’il y avait en lui de mortel fût absorbé par l’immortel ; et que l’homme, arrivant enfin à la connaissance du bien et du mal, devînt fait à l’image et à la ressemblance de Dieu.