1.[1] Le roi des Babyloniens avait à peine conféré la royauté à Joachim qu’il fut pris de peur : il craignit que, par ressentiment pour le meurtre de son père, celui-ci ne fit défection. Aussi envoya-t-il une armée assiéger Joachim dans Jérusalem. Ce prince, d’un caractère généreux et droit[2], ne voulut pas souffrir de devenir une cause de péril pour la ville ; il fit donc sortir sa mère et ses parents et les remit aux généraux envoyés par les Babyloniens, après leur avoir fait jurer que ni eux ni la ville n’auraient rien à pâtir. Mais la promesse ne fut pas même tenue pendant un an. Loin de la respecter, le roi des Babyloniens enjoignit aux généraux de s’emparer de tous les jeunes gens de la ville et des artisans et de les lui amener chargés de chaînes, — savoir dix mille huit cent trente-deux hommes en tout, — ainsi que Joachim avec sa mère et ses amis[3]. Quand on les lui eut amenés, il les tint sous garde et désigna comme roi l’oncle paternel de Joachim, Sédécias[4], à qui il fit jurer de lui garder le pays, de ne rien tenter de nouveau et de ne pas entretenir d’intelligences avec les Égyptiens.
[1] II Rois, XXIV, 10 ; II Chroniques, XXXVI, 10.
[2] La Bible (v. 9) le considère comme un impie.
[3] La Bible donne d’abord (II Rois, XXIV, 14-15, versets probablement interpolés) le chiffre de 10.000 exilés, plus les forgerons et les serruriers ; en outre, Joïachin, sa mère, ses femmes, ses eunuques et les personnages de marque ; puis au v. 16, 7.000 guerriers, plus un millier de forgerons et serruriers. On ne sait d’où provient le chiffre de 10.832 donné par Josèphe. À noter toutefois les 832 personnes qu’au témoignage de Jérémie (LII, 29 — le verset manque dans le grec —), Nabuchodonosor emmena de Jérusalem la 18e année de son règne. La coïncidence de ce chiffre avec les 10.832 de Josèphe ne doit pas être fortuite. Sans doute, la 18e année de Nabuchodonosor tombait sous Sédécias et non sous Joïachin. Mais Josèphe a dû lire un texte de Jérémie différent des nôtres (massorétique et LXX).
[4] La plupart des manuscrits lisent Sacchias ou Sachchias (hébreu : Çidkiahou ; LXX : Σεδεxίας).
2.[5] Sédécias avait vingt et un ans quand il prit le pouvoir ; né de la même mère que son frère Joakim[6], il avait le mépris de la justice et du devoir ; aussi bien les jeunes hommes de son entourage étaient-ils impies, et tout le peuple commettait librement les violences que bon lui semblait. C’est pourquoi le prophète Jérémie venait souvent l’adjurer, le suppliant de cesser toutes ses impiétés et transgressions, de respecter la justice, de ne plus s’appuyer sur des chefs qui comptaient des pervers, ni d’ajouter foi aux faux prophètes qui lui donnaient faussement à croire que le Babylonien n’attaquerait plus leur ville et que les Égyptiens marcheraient contre celui-ci et le vaincraient, car c’étaient là des propos mensongers et des événements impossibles. Sédécias, tant qu’il écoutait le prophète lui tenir ce langage, le croyait et acquiesçait à toutes ses paroles, estimant qu’elles étaient véridiques et qu’il était de son intérêt d’y ajouter foi ; mais ensuite ses amis le corrompaient à nouveau et, le soustrayant à l’influence du prophète, le ramenaient où ils voulaient. Ézéchiel, de son côté[7], prophétisait à Babylone les malheurs qui devaient arriver au peuple et, ayant mis par écrit ces oracles, il les expédia à Jérusalem. Cependant, Sédécias n’eut pas foi en leurs prophéties, et voici pourquoi : c’est qu’en effet, s’ils s’accordaient pleinement à dire que la ville serait prise et Sédécias même fait prisonnier, Ézéchiel se séparait de Jérémie en affirmant que Sédécias ne verrait pas Babylone, alors que Jérémie annonçait que le roi babylonien l’amènerait chargé de chaînes. Comme ils différaient sur ce point il en résulta que, même là où ils paraissaient s’accorder, Sédécias restait incrédule et condamnait leurs affirmations comme mensongères[8]. Néanmoins, tout lui arriva conformément aux prophéties, comme nous aurons l’occasion de le montrer.
[5] II Rois, XXIV, 18 ; II Chroniques, XXXVI, 11 ; Jérémie, XXXVII, 1 (grec : XLIV, 1 ; LII, 1).
[6] Inadvertance de Josèphe. La Bible (II Rois, XXIV, 18 ; Jérémie, LII, 1) lui donne pour mère Hamoutal, fille de Jérémie, du Libna.
[7] Ézéchiel, XII, 13 ; XVII, 20 ; cf. Jérémie, XXXIV, 3 (grec : XLI, 3).
[8] Cette argumentation inspirée par la contradiction apparente des deux prophètes est propre à Josèphe.
3.[9] Après huit ans de fidélité à l’alliance avec les Babyloniens, Sédécias rompit ses engagements envers eux et se joignit aux Égyptiens, dans l’espoir qu’en se mettant de leur côté, il abattrait les Babyloniens. Informé de cet événement, le roi des Babyloniens marcha contre lui et, après avoir dévasté le pays et occupé les places fortes, vint contre la ville des Jérusalémites elle-même pour en faire le siège. L’Égyptien[10], avant appris dans quel péril se trouvait son allié Sédécias, leva une nombreuse armée et s’avança en Judée pour délivrer la ville. Mais le Babylonien, laissant Jérusalem, marche à la rencontre des Égyptiens, leur livre bataille, les défait et, les ayant mis en déroute, les chasse de toute la Syrie. Or, lorsque le roi des Babyloniens s’était retiré de Jérusalem, les faux prophètes avaient trompé Sédécias en affirmant que le Babylonien ne viendrait plus lui faire la guerre et que ses compatriotes, que celui-ci avait déportés de leurs foyers à Babylone, reviendraient avec tous les vases du Temple que le roi avait enlevés du sanctuaire. Mais Jérémie s’avança et fit une prophétie toute contraire et véridique, disant qu’ils agissaient mal et décevaient le roi, que les Égyptiens ne leur seraient d’aucun secours et que le Babylonien, après avoir défait ceux-ci, allait retourner contre Jérusalem, qu’il assiégerait la ville, ferait mourir de faim la population, emmènerait captifs les survivants, pillerait leurs biens et, après avoir soustrait les richesses du Temple, irait jusqu’à l’incendier et à détruire la ville, « et, ajoutait-il, nous lui serons asservis ainsi qu’à ses descendants pendant soixante-dix ans[11] ; nous serons alors arrachés à la servitude par les Perses et les Mèdes, qui abattront les Babyloniens ; renvoyés par eux dans notre pays, nous y rebâtirons le Temple et relèverons Jérusalem ». Ces paroles de Jérémie trouvèrent crédit chez la plupart, mais les chefs et les impies le raillèrent comme un insensé. Comme il avait résolu de se retirer dans sa ville natale[12], appelée Anathoth, à vingt stades de Jérusalem, un des magistrats, l’ayant rencontré en route, le retint prisonnier, l’accusant calomnieusement de vouloir déserter vers les Babyloniens. Jérémie s’éleva contre cette fausse imputation et affirma qu’il se rendait dans sa patrie. L’officier n’en crut rien, mais se saisit de lui et l’amena en justice devant les magistrats, qui, après lui avoir fait subir toutes sortes de violences et de tortures, le gardèrent en prison en attendant son châtiment. Et il resta un certain temps soumis à ces traitements iniques.
[9] II Rois, XXIV, 20 ; II Chroniques, XXXVI, 13.
[10] Jérémie, XXXVII, 5 (grec : XLIV, 5).
[11] Cf. Jérémie, XXV, 11.
[12] Jérémie, XXXVII, 11 (grec : XLIV, 11).
4.[13] La neuvième année du règne de Sédécias et le dixième jour du dixième mois, le roi des Babyloniens marcha pour la seconde fois[14] contre Jérusalem et, campé en face de la ville, en fit le siège avec la plus grande ardeur pendant dix-huit mois[15]. En même temps s’abattirent sur Jérusalem assiégée les deux plus grands fléaux, la famine et la peste, qui y prirent une grande extension. Le prophète Jérémie[16], quoique incarcéré, loin de garder le silence, poussait des clameurs et exhortait à haute voix le peuple à recevoir le Babylonien en lui ouvrant les portes : c’était le seul moyen de se sauver tous, sinon ils périraient. Il prédisait aussi que ceux qui demeureraient dans la ville mourraient de toute façon, sous la morsure de la faim ou le fer des ennemis, mais que si l’on se réfugiait chez ceux-ci, on échapperait à la mort. Les chefs qui entendaient ces propos, si mal en point qu’ils fussent, ne se laissaient pas convaincre ; mais, pleins de colère, ils allaient les rapporter au roi, accusaient Jérémie et demandaient la mort de cet insensé qui abattait d’avance leur courage et brisait l’élan du peuple par ses sinistres prédictions : tandis qu’en effet les habitants étaient prêts à s’exposer pour le roi et pour la patrie, il les engageait, lui, à se réfugier chez leurs ennemis, prétendant que la ville serait prise et que tous périraient.
[13] II Rois, XXV, 1 ; Jérémie, XXXIX, 1 (XLVI, 1).
[14] Rois ne connaissent qu’une campagne ; Josèphe a compilé Jérémie avec Rois.
[15] Calculé d’après Jérémie, XXXIX, 1-2.
[16] Jérémie, XXXVIII, 1 (XLV, 1).
5.[17] Le roi était personnellement incapable, dans sa bonté et sa justice[18], de se courroucer contre Jérémie, mais pour ne pas s’attirer l’animosité des chefs en contrecarrant leur résolution dans de pareilles conjonctures, il leur permit de faire du prophète ce qu’ils voudraient. Forts de l’autorisation du roi, ils pénétrèrent alors dans la prison, se saisirent de Jérémie et le descendirent à l’aide d’une corde dans une citerne pleine de boue, pour l’y laisser périr étouffé d’une mort nouvelle. La boue lui arrivait déjà à la gorge, quand un des serviteurs du roi[19], alors en faveur, et de race éthiopienne, informa le roi de la détresse du prophète ; c’était, disait-il, une iniquité de la part des amis du roi et des chefs d’avoir plongé le prophète dans la fange et de lui préparer ainsi une mort plus cruelle que celle du prisonnier dans les fers. A ce récit, le roi se repentit d’avoir livré le prophète aux chefs et il ordonna à l’Éthiopien d’emmener trente des serviteurs royaux, munis de cordes et de tout ce qu’il jugeait utile au salut du prophète, et de le retirer sans délai de la citerne. L’Éthiopien, en compagnie de ceux qu’on lui avait désignés, s’en fut retirer Jérémie de la fange et le laissa libre de toute surveillance.
[17] Jérémie, XXXVIII, 5-13.
[18] Épithètes qui détonent auprès de celles du § 2 ci-dessus.
[19] Hébreu : Ebed-Mélekh. Les LXX y voient un nom propre Άβδεμελέχ.
6.[20] Le roi le manda secrètement et lui demanda ce qu’il pouvait lui révéler de la part de Dieu touchant la situation présente. Jérémie lui répondit qu’il avait bien à lui parler, mais que ses paroles ne seraient point crues, ni ses exhortations entendues : « Quel mal, dit-il, ai je donc fait pour que tes amis aient résolu ma perte ? Et où sont maintenant ceux qui vous trompaient en disant que le Babylonien ne marcherait plus contre nous ? J’appréhende maintenant de dire la vérité, de peur que tu ne me condamnes à mort. » Mais le roi lui avant juré qu’il ne le ferait pas périr et ne le livrerait pas aux chefs, Jérémie, confiant dans la parole donnée, lui conseilla de livrer la ville aux Babyloniens. « Voilà, disait-il, ce que Dieu lui prophétisait par son entremise, s’il voulait se sauver, échapper au danger imminent et empêcher que la ville et le Temple ne fussent détruits de fond en comble : que s’il n’obéissait pas, il serait la cause de tous ces malheurs pour ses concitoyens et s’attirerait le désastre à lui-même et à tous les siens. A ces paroles, le roi dit qu’il voulait bien, quant à lui, prendre les mesures que le prophète lui recommandait et dont il lui montrait l’utilité ; mais qu’il redoutait les transfuges de son peuple qui avaient passé aux Babyloniens : peut-être serait-il calomnié par eux auprès du roi et condamné au supplice. Le prophète le rassura et lui affirma qu’il appréhendait à tort le châtiment. Il n’éprouverait aucun mal en se livrant aux Babyloniens, ni lui, ni ses enfants, ni ses femmes, et le Temple même demeurerait intact. Quand Jérémie eut ainsi parlé, le roi le congédia, après lui avoir prescrit de ne révéler à nul de ses concitoyens ce qu’ils avaient résolu, de n’en rien avouer même aux chefs, au cas où, avertis qu’il avait été mandé par le roi, ils s’informeraient de ce qu’il était venu lui dire, mais de feindre, en leur répondant, d’avoir simplement demandé à être délivré des fers et de la prison. Et c’est bien ce qu’il leur dit : car ils vinrent, en effet, demander au prophète à quel propos il était venu s’entretenir d’eux auprès du roi. Telles furent les paroles échangées.
[20] Jérémie, XXXVIII, 14, compilé avec XXXVII, 17-20.