Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE X

CHAPITRE XI
Suite de l'histoire de Daniel : explication des mots tracés par une main mystérieuse sur la muraille, Daniel dans la fosse aux lions, visions symboliques et prophétiques de Daniel.

Témoignages de Bérose, Mégasthène, Dioclès et autres sur Nabuchodonosor.

1. Le roi Nabuchodonosor meurt après un règne de quarante-trois ans, prince entreprenant et plus fortuné qu’aucun des rois ses prédécesseurs. Mention de ses actions est faite aussi par Bérose au livre III de ses Histoires Chaldaïques dans les termes suivants[1] : « Son père Nabopalassar(os), ayant appris la défection du satrape chargé de gouverner l’Égypte, la Cœlé-Syrie et la Phénicie, incapable désormais de supporter lui-même les fatigues de la guerre, mit à la tête d’une partie de l’armée son fils Nabuchodonosor, qui était dans la fleur de l’âge, et l’envoya contre le rebelle. Nabuchodonosor en vint aux mains avec celui-ci, le défit dans une bataille rangée et replaça le pays sous sa domination. Sur ces entrefaites, son père Nabopalassar tomba malade dans la ville de Babylone et mourut après un règne de vingt et un ans. Nabuchodonosor, informé bientôt de la mort de son père, mit ordre aux affaires de l’Égypte et des autres pays voisins ; les prisonniers faits sur les Juifs, les Phéniciens, les Syriens et les peuples de l’Égypte furent conduits sur son ordre vers la Babylonie par quelques-uns de ses amis avec les troupes les plus pesamment armées et le reste du bagage. Lui-même part en diligence avec une faible escorte et gagne Babylone à travers le désert. Il trouva les affaires administrées par les Chaldéens et le trône gardé par les meilleurs[2] d’entre eux ; maître de l’empire paternel tout entier, il ordonna d’assigner aux captifs, à leur arrivée, des colonies dans les endroits les plus fertiles de la Babylonie. Lui-même, avec le butin de guerre, orna magnifiquement le sanctuaire de Bel et les autres, restaura l’ancienne ville et fit à ses sujets le don d’une ville nouvelle ; ensuite, afin que les assiégeants ne pussent plus détourner le cours du fleuve[3] pour attaquer la ville, il éleva trois remparts autour de la ville intérieure et autant autour de la ville extérieure, les uns en brique cuite et en asphalte, les autres en brique crue. Après avoir fortifié puissamment la ville et décoré les portes d’une manière digne de leur sainteté, il édifia auprès du palais royal de son père un second palais contigu dont il serait peut-être superflu de décrire la hauteur et les autres magnificences ; qu’il suffise de dire que, grandiose et splendide à l’excès, il fut achevé en quinze jours. Dans ce palais il fit élever de hautes terrasses de pierres, leur donna l’aspect de véritables montagnes, puis les cultiva en y plantant des arbres de toute espèce et installa ce qu’on appelle le parc suspendu, parce que sa femme, élevée dans le pays mède, voulait retrouver les sites montagneux de sa patrie. » Mégasthène fait aussi mention de ce roi au livre IV de ses Indiques[4], où il essaie de montrer qu’il surpassa Héraclès par son courage et la grandeur de ses exploits : il dit, en effet, que ce roi soumit la plus grande partie de la Libye et de l’Ibérie. Dioclès, au IIe livre de ses Histoires persiques, mentionne également ce roi, ainsi que Philostrate en ses Histoires judaïques[5] et phéniciennes[6], où il raconte qu’il assiégea Tyr pendant treize ans, à l’époque où régnait sur cette ville Ithobal. Voilà ce qu’ont rapporté tous les historiens touchant ce roi.

[1] Fr. Hist. græc., t. II, p. 606. Même texte C. Apion, I, c. 19.

[2] Lire τών βελτίστων (T. R.)

[3] Nous lisons (en supprimant les mots xαί άναγxάσας, qui proviennent d’une fausse lecture de άναxαινίσας) (εϊτα) πρός τό — άποστρέφοντας (ms. άναστρέφοντας)

[4] Muller cite le passage comme appartenant au IIe livre (δ’ = δευτέρα).

[5] Nous lisons ίουδαϊxαϊς au lieu de ίνδιxαϊς.

[6] Cf. Contre Apion, I, 20.

Ses successeurs : Balthazar ; mots tracés par une main mystérieuse sur la muraille ; la mère de Balthazar lui conseille de consulter Daniel.

2.[7] Après la mort de Nabuchodonosor, la royauté échoit à Abilamarôdach(os)[8], son fils, qui, ayant aussitôt fait sortir des chaînes le roi de Jérusalem, Jéchonias[9], le compta au nombre de ses amis les plus intimes, le combla de présents et lui donna la garde du palais royal de Babylone. Car son père n’avait pas gardé la foi jurée à Jéchonias, qui s’était livré de bon gré avec ses femmes, ses enfants et toute sa famille dans l’intérêt de sa patrie, afin qu’elle ne fût pas détruite après avoir été assiégée et prise, ainsi que nous l’avons dit précédemment[10]. Abilamarôdach étant mort après dix-huit ans de règne, Niglisar(os), son fils[11], prend le pouvoir, et, après l’avoir tenu quarante ans[12], il meurt. Après lui, la succession de la couronne échoit à son fils Labosordach(os)[13] qui la garde en tout neuf mois ; à sa mort, elle passe à Baltasar(os), appelé Naboandèl(os)[14] chez les Babyloniens. Contre lui[15] marchent Cyrus, roi des Perses, et Darius, roi des Mèdes[16]. Tandis qu’il était assiégé dans Babylone, une vision étonnante et prodigieuse se produisit. Il était étendu pour dîner, avec ses concubines et ses amis, dans une grande salle construite pour les festins royaux. La fantaisie le prend de faire apporter de son temple particulier les vases de Dieu que Nabuchodonosor avait dérobés à Jérusalem et dont il n’avait point fait usage, se bornant à les placer dans son temple. Mais Baltasar pousse l’audace jusqu’à s’en servir en buvant et en blasphémant contre Dieu, lorsqu’il voit une main surgir de la muraille et tracer certaines syllabes sur celle-ci. Troublé par cette vision, il convoque les mages et les Chaldéens et toute espèce de gens parmi les Babyloniens particulièrement apte à interpréter les signes et les songes, afin qu’ils lui expliquent l’inscription. Comme les mages avouaient ne rien trouver ni comprendre, le roi, dans l’anxiété et l’extrême affliction que lui causait ce miracle, fit publier par tout le pays qu’il promettait à qui interpréterait clairement ces lettres et leur signification un collier d’or fait d’anneaux entrelacés, le droit de porter une robe de pourpre comme les rois des Chaldéens et le tiers de son propre empire. A la suite de cette proclamation, les mages accoururent avec plus d’empressement encore, mais ils eurent beau chercher à l’envi le sens de ces lettres, ils n’en étaient pas plus avancés. Voyant le roi tout découragé de cet échec, sa grand’mère essaya de le rassurer et lui dit qu’il y avait un captif originaire de Judée, du nom de Daniel, amené par Nabuchodonosor après le sac de Jérusalem, homme sage, habile à résoudre les énigmes inexplicables et connues de Dieu seul ; c’était lui qui, lorsque personne ne pouvait répondre aux questions posées par le roi Nabuchodonosor, avait découvert ce qu’il cherchait. Elle lui conseillait donc de le mander et de l’interroger au sujet de ces lettres afin de confondre l’ignorance de ceux qui avaient échoué à les comprendre, quelque sinistre que pût être l’événement signifié par Dieu.

[7] II Rois, XXV, 27 ; Jérémie, LII, 31.

[8] Hébreu : Evilmérodach ; LXX (Jér.) : Ούλαιμαδάχαρ (Μαραδάχ) ; Niese : Άβιλμαθαδάχος.

[9] Le même qui est appelé plus haut Joachim.

[10] Ce qui suit a pour source Bérose, cité aussi au Contre Apion, I, 20, § 146 et suiv. ; mais il y a de fortes divergences entre les deux passages.

[11] D’après la citation du Contre Apion, Evilmardoch (= Abilamarodach) règne, non dix-huit, mais trois ans. Son successeur est Nériglissor, son beau-frère, non son fils, et son meurtrier.

[12] Dans Contre Apion, il règne quatre ans.

[13] Ou Labrosodach. Contre Apion : Laborosoarchod (Labasimardoch ?).

[14] Contre Apion : Nabonnède.

[15] Daniel, V, 1.

[16] Josèphe combine la donnée de Bérose, qui ne parle que de Cyrus, avec le texte biblique, qui ne nomme ici que Darius (v. 31). Il n’y avait plus de roi des Mèdes à cette époque.

Explication donnée par Daniel.

3.[17] Ayant entendu cet avis, Baltasar envoya chercher Daniel, lui dit qu’il avait ouï parler de lui et de sa sagesse, de l’inspiration divine qui le secourait, et comment seul il était vraiment capable de démêler les choses refusées à l’intelligence des autres ; il le pria donc de la déchiffrer et de lui expliquer l’inscription : s’il y parvenait, il lui accorderait le vêtement de pourpre, le collier d’or tressé, avec le tiers de son empire, pour honorer et récompenser sa sagesse, afin que par ces faveurs il devint illustre aux yeux des hommes et qu’ils apprissent comment il les avait obtenues. Mais Daniel le pria de garder ses présents, — car la Sagesse et la Divinité sont incorruptibles et rendent service gratuitement à ceux qui ont besoin d’elles — et promit de lui expliquer l’inscription : elle annonçait au roi qu’il allait perdre la vie, puisque même le châtiment subi par son aïeul en punition de ses offenses envers Dieu ne l’avait point instruit lui-même à se montrer pieux et à ne rien tenter au-dessus de la nature humaine ; Nabuchodonosor avait été réduit, pour ses impiétés, à mener la vie d’une bête, puis, repris en grâce, après bien des supplications et des prières, avait recouvré une existence humaine et la royauté, ce dont il avait, jusqu’à sa mort, loué Dieu, l’Être tout-puissant qui veille sur les hommes. Baltasar s’était montré oublieux de ces faits, avait blasphémé souvent contre la Divinité et s’était servi des vases sacrés en compagnie de ses concubines. Témoin de ces fautes, Dieu s’était courroucé contre lui et lui présageait par cette inscription la catastrophe où il devait succomber. Et voici comment il expliqua les lettres : MANÉ : ce mot, dit-il, pourrait se dire en grec arithmos « nombre », c’est-à-dire que Dieu a compté la durée de ta vie et qu’il ne te reste plus qu’un court laps de temps. THÉKEL : ceci veut dire le « poids » ; ainsi Dieu, dit-il, avant pesé la durée de ta royauté, t’avertit qu’elle penche déjà. PHARÈS : ceci signifie en grec klasma, « brisure » ; il brisera, en effet, ton royaume et le partagera entre les Mèdes et les Perses.

[17] Daniel, V, 13.

Réalisation de la prophétie ; fin de Balthazar ; Darius emmène Daniel en Médie.

4. Quand Daniel eut ainsi expliqué au roi le sens des lettres écrites sur le mur, Baltasar, comme il est naturel après d’aussi terribles révélations, fut en proie au chagrin et à la douleur. Cependant, loin de refuser à Daniel, bien que prophète de malheur les présents qu’il lui avait promis, il les lui donna tous, car il attribuait la chute de son royaume dont il était menacé à la fatalité et non au prophète lui-même, et il estimait, d’autre part, qu’il appartenait à un homme vertueux et juste de remplir ses promesses, si sombre que fût l’avenir à lui révélé. Telle fut sa décision. Peu de temps après, il fut pris, lui, ainsi que la ville, au cours d’une guerre que lui fit Cyrus, roi des Perses[18]. C’est, en effet, sous Baltasar qu’advint la prise de Babylone, après que celui-ci eut régné dix-sept ans. Voilà comment nous a été rapportée la fin des descendants du roi Nabuchodonosor. Darius, qui abattit la puissance des Babyloniens de concert avec Cyrus, son parent, était âgé de soixante-deux ans quand il conquit Babylone. Il était fils d’Astyage, mais portait un autre nom chez les Grecs[19]. S’étant emparé du prophète Daniel, il l’emmena en Médie et le garda avec lui en lui prodiguant tous les honneurs. Daniel fut, en effet, un des trois satrapes, — car tel en fut le nombre, — qu’il préposa aux trois cent soixante satrapies[20].

[18] Josèphe semble oublier qu’il a déjà parlé de cette guerre un peu plus haut.

[19] Lequel ?

[20] Bible (Daniel, VI, 2) : 120 satrapes et trois ministres au-dessus d’eux. Josèphe a, comme on voit, triplé le chiffre des satrapies et confondu les ministres avec les satrapes.

Les satrapes, jaloux de Daniel, complotent de le perdre.

5.[21] Daniel, objet de tant d’honneurs et d’une estime si insigne de la part de Darius, qui l’employait seul en toute circonstance, comme un homme inspiré par la Divinité, fut en butte à l’envie : on est jaloux, en effet, de voir autrui en plus grande faveur que soi auprès des rois. Mais ceux que blessait son crédit auprès de Darius eurent beau chercher prétexte à calomnie et à accusation contre lui, Daniel ne leur en fournit aucune occasion. Comme il était, en effet, au-dessus de l’intérêt et méprisait tout profit, tant il lui semblait honteux de rien accepter, même pour de grands services[22], il ne permettait pas à ses envieux de découvrir contre lui le moindre grief. Ceux-ci, ne trouvant rien à dire au roi qui put nuire à Daniel dans son estime, en le déshonorant ou en le calomniant, cherchèrent un autre moyen de se débarrasser de lui. Comme ils voyaient Daniel prier Dieu trois fois par jour, ils pensèrent trouver là un prétexte pour le perdre. Ils vinrent donc annoncer à Darius que ses satrapes et ses gouverneurs jugeaient bon d’interdire au peuple durant trente jours d’adresser supplication ni prières soit à lui-même[23], soit aux dieux, et que celui qui enfreindrait cette défense mourrait précipité dans la fosse aux lions.

[21] Daniel, VI, 4.

[22] Texte douteux.

[23] Le texte hébreu dit, au contraire, que les prières au roi étaient exceptées.

Daniel dans la fosse aux lions ; châtiment de ses persécuteurs.

6.[24] Le roi, sans pénétrer leur méchant dessein, ni soupçonner que cette mesure était dirigée contre Daniel, approuva leur résolution, promit de la ratifier et fit afficher un édit instruisant le peuple de la décision des satrapes. Et tout le monde de demeurer en repos, se gardant de désobéir à la consigne, sauf Daniel, qui ne s’en souciait pas le moins du monde, mais qui, debout, selon son habitude, priait Dieu au vu de tous. Les satrapes, saisissant l’occasion qu’ils cherchaient contre Daniel, se rendirent incontinent auprès du roi et accusèrent Daniel d’avoir seul enfreint l’édit, car nul autre n’avait osé adresser des prières aux dieux — et cela non par piété[25] ... Ils comprenaient, en effet, que Darius en usait avec plus de bienveillance qu’ils ne s’y étaient attendus, tout prêt à pardonner à Daniel, bien que celui-ci eût méprisé ses édits ; leur jalousie s’en aigrit encore davantage et, loin de revenir à des sentiments plus humains, ils demandèrent qu’on le jetât, selon la loi, dans la fosse aux lions. Darius, dans l’espoir que la Divinité sauverait Daniel et qu’il serait épargné par les fauves, l’exhorta à subir son destin avec courage. Quand on eut jeté Daniel dans la fosse, le roi, après avoir scellé la pierre qui fermait l’ouverture en guise de porte, s’en alla et demeura toute la nuit sans manger et sans dormir, angoissé du sort de Daniel. Le jour venu, il se leva et vint à la fosse, et, ayant trouvé intact le sceau dont il avait marqué la pierre, il l’ouvrit et cria, appelant Daniel et lui demandant s’il était sauf. Celui-ci, entendant le roi, répondit qu’il n’avait point eu de mal, et le roi ordonna de le retirer de la fosse aux bêtes. Les ennemis de Daniel[26], constatant qu’il n’avait souffert d’aucun mal, ne purent croire qu’il eût été sauvé par la providence divine, mais supposèrent que si les lions n’avaient pas touché à Daniel et ne s’étaient pas approchés de lui, c’est qu’ils étaient gorgés de nourriture ; ils donnèrent cette explication au roi. Celui-ci, détestant leur méchanceté, ordonna de jeter force viande aux lions et, une fois ceux-ci rassasiés, de précipiter les ennemis de Daniel dans la fosse, pour voir si les lions, ainsi repus, s’abstiendraient de s’attaquer à eux. Quand les satrapes eurent été jetés aux bêtes, il apparut clairement à Darius que c’était la Divinité qui avait préservé Daniel : aucun d’eux, en effet, ne fut épargné des lions, mais ceux-ci les dévorèrent tous comme s’ils eussent été affamés et à jeun. Or, ce qui les excita ainsi, à mon avis, ce n’était pas la faim, puisque peu auparavant on les avait gorgés de nourriture, mais bien la perversité de ces hommes : elle pouvait, en effet, se révéler même à des animaux dépourvus de raison, si Dieu voulait se servir de ceux-ci pour les châtier.

[24] Daniel, VI, 9.

[25] Les mots qui suivent (άλλά διά φυλαxήν xαί διατήρησιν ύπό τοΰ φθόνου) n’offrent aucun sens. Il y a ici une forte lacune.

[26] Ce qui suit n’est pas dans la Bible. Il y est dit seulement que les ennemis de Daniel furent jetés avec leurs familles dans la fosse et dévorés. Le raisonnement attribué à ces gens est de caractère midraschique. On trouve une anecdote analogue dans Midrash Tehilim (LXVI) (les ennemis de Daniel pensent que les lions n’avaient pas faim). Cf. aussi Sanhédrin, 39 a (R. Tanhoum, vainqueur du César dans une discussion, est jeté dans le bibar (vivarius), où les bêtes ne lui font aucun mal. Un Sadducéen prétend que les bêtes n’avaient pas faim. On le jette à son tour et il est dévoré).

Tour construite par Daniel ; il est comblé d’honneurs ; visions symboliques et prophétiques de Daniel ; réalisation des prophéties ; argument qu’elles fournissent pour prouver la Providence.

7.[27] Après que les hommes qui avaient comploté contre Daniel eurent péri en cette manière, le roi Darius envoya des messagers par tout le pays pour célébrer le Dieu qu’adorait Daniel et proclamer qu’il était le seul vrai et tout-puissant. De plus, il témoigna à Daniel les plus grands honneurs et le désigna comme le « premier de ses amis ». Daniel, ainsi comblé d’illustration et de splendeur parce qu’on le considérait comme aimé de Dieu, bâtit une tour[28] à Ecbatane en Médie, construction magnifique et d’un travail étonnant, qui existe encore aujourd’hui, si bien conservée qu’elle semble aux visiteurs toute neuve et dater du jour même où chacun l’aperçoit, tant sa beauté est fraîche et éclatante, sans avoir le moins du monde vieilli après un si long temps ; car les édifices, comme les hommes, blanchissent et s’affaiblissent avec les années et leur splendeur se fane. Cette tour sert de sépulture aux rois des Mèdes, des Perses et des Parthes jusqu’à nos jours, et la garde en est confiée à un prêtre juif : l’usage en est encore demeuré à présent. Il vaut la peine de raconter de cet homme les traits les plus dignes d’exciter l’admiration. Tout, en effet, lui réussit d’une façon extraordinaire comme à un des plus grands prophètes[29] ; tout le temps de sa vie il fut en honneur et en estime auprès des rois et du peuple ; mort, il jouit d’un renom éternel ; car tous les livres qu’il a composés et laissés sont lus chez nous encore maintenant, et nous y puisons la conviction que Daniel conversait avec Dieu. Il ne se bornait pas, en effet, à annoncer les événements futurs, ainsi que les autres prophètes, mais il détermina encore l’époque où ils se produiraient. Et tandis que les prophètes annonçaient les calamités et s’attiraient pour cette raison la colère des rois et du peuple, Daniel fut pour eux un prophète de bonheur, de sorte que ses prédictions de bon augure lui conquirent la bienveillance de tous et que leur réalisation lui valut la confiance de la foule et la réputation d’un homme de Dieu. Il nous a laissé[30] par écrit la preuve de l’exactitude immuable de sa prophétie. Il raconte, en effet, que, tandis qu’il se trouvait à Suse, capitale de la Perse, comme il sortait dans la plaine avec ses compagnons, un tremblement de terre et une commotion se produisirent soudain[31] ; il fut abandonné de ses amis qui prirent la fuite et tomba sur la bouche après avoir roulé sur les mains ; alors quelqu’un le saisit et en même temps lui commanda de se lever et de considérer ce qui allait advenir à ses concitoyens après beaucoup de générations[32]. Quand il se fut relevé, on lui montra un grand bélier sur lequel avaient poussé nombre de cornes[33], la dernière plus haute que les autres. Ensuite il leva les yeux vers le couchant et vit un bouc s’élançant de là à travers les airs, qui, après s’être heurté avec le bélier et l’avoir frappé deux fois de ses cornes, le renversa à terre et le foula aux pieds. Puis il vit le bouc faire surgir de son front une énorme corne[34], laquelle s’étant brisée, quatre autres repoussèrent, tournées vers chacun des points cardinaux. De celles-ci, écrit-il, une autre, plus petite, s’était élevée, qui, — lui dit Dieu, auteur de ces révélations, — grandirait et devait faire la guerre à son peuple et s’emparer de vive force de la ville, mettre le Temple sens dessus dessous et défendre de célébrer les sacrifices pendant mille deux cent quatre-vingt-seize jours[35]. Voilà ce que Daniel écrivit avoir vu dans la plaine de Suse, et il révéla que Dieu lui avait ainsi expliqué le sens de cette vision. Le bélier, déclarait-il, désignait les empires des Perses et des Mèdes, et les cornes leurs rois à venir ; la dernière corne indiquait le dernier roi, qui, en effet, l’emporterait sur tous en richesse et en gloire. Quant au bouc, il signifiait qu’il y aurait un roi de souche hellénique[36], lequel, ayant livré bataille au Perse, remporterait par deux fois la victoire et hériterait de toute sa puissance. La grande corne sortie du front du bouc indiquait le premier roi ; la poussée des quatre autres, après la chute de la première, et leur orientation respective vers les quatre coins de la terre signifiaient les successeurs du premier roi après sa mort et le partage de son royaume entre eux ; ces rois, qui n’étaient ni ses fils ni ses parents, gouverneraient le monde durant de nombreuses années. Il naîtrait parmi eux un roi qui ferait la guerre au peuple juif et à ses lois, détruirait leur forme de gouvernement, pillerait le Temple[37] et interromprait les sacrifices pendant trois ans. Et c’est, en effet, ce que notre nation eut à subir de la part d’Antiochus Épiphane, comme Daniel l’avait prévu et en avait, bien des années auparavant, décrit l’accomplissement. De la même façon, Daniel a écrit aussi au sujet de la suprématie des Romains et comment ils s’empareraient de Jérusalem et feraient du Temple un désert. Tout cela Daniel, sur les indications de Dieu, l’a laissé consigné par écrit, afin que ceux qui le liraient et seraient témoins des événements admirent de quelle faveur Daniel jouissait auprès de Dieu et y trouvent la preuve de l’erreur des Épicuriens. Ceux-ci, en effet, rejettent de la vie la Providence et ne croient pas que Dieu s’occupe des choses (humaines) et que tout soit gouverné par l’Essence bienheureuse et immortelle en vue de la permanence de l’univers, mais prétendent que le monde marche de son propre mouvement sans conducteur et sans guide. Or, s’il était ainsi sans direction, de même que nous voyons les navires privés de pilotes sombrer sous les tempêtes ou bien les chars se renverser si personne ne tient les rènes, ce monde, fracassé par quelque tourmente imprévue, ne manquerait pas de périr et de s’anéantir. En présence de ces prédictions de Daniel, il me semble que ceux-là pèchent singulièrement contre la vraie doctrine, qui prétendent que Dieu n’a aucun souci des choses humaines, car si le monde se dirigeait d’une manière automatique, nous n’aurions pas vu toute chose s’accomplir selon sa prophétie.

[27] Daniel, VI, 25.

[28] La source de ce renseignement est étrangère à la Bible. Plusieurs constructions, de provenance inconnue, sont, en Orient, mises sous le nom de Nebi Daniel.

[29] Dans la tradition rabbinique, les avis sont partagés sur le caractère « prophétique » de Daniel. Les uns le citent à l’égal des prophètes. D’autres, tels que Hiyya b. Abba (selon d’autres, R. Yirmeya) (IIIe siècle), le comparant à Haggée, Zacharie et Maleachi, quoique lui accordant plus d’importance à certains égards, lui dénient la qualité de prophète (Meguilla, 3 a). D’ailleurs, la place de Daniel dans le canon hébraïque, parmi les Hagiographes, vient à l’appui de cette dernière opinion.

[30] Daniel, VII, 2. Les visions des bêtes du chap. VII ne sont pas reproduites par Josèphe.

[31] Ce détail n’est pas biblique.

[32] Dans la Bible, Daniel est seul, et c’est après qu’il a vu le bélier et la scène qui suit qu’un homme lui parle.

[33] La Bible dit : deux cornes.

[34] Dans la Bible, la grande corne existe déjà quand le bouc se rue sur le bélier.

[35] Bible : 2.300 soirs et matins ; mais plus loin, ch. XII, v. 11, la Bible donne le chiffre de 1.290 jours.

[36] Hébreu = Yavan.

[37] Résumé des derniers chapitres de Daniel (XI-XII). Le nombre des jours indiqués donne trois ans et demi et non trois ans.

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