Contre Marcion

LIVRE V

Chapitre XVII

La constante tradition de l’Église nous atteste que cette épître [L’Epître aux Ephésiens.] est adressée aux habitants d’Ephèse, et non à ceux de Laodicée. Marcion néanmoins a essayé d’en changer l’inscription primitive, habile investigateur dans ce genre. Mais qu’importent les titres ? L’Apôtre a écrit pour tous en écrivant à quelques-uns. Un fait est constant toutefois, c’est qu’il annonce dans la personne du Christ le Dieu auquel se rapportent la nature et le sens de sa prédication. Or, à qui conviennent ces paroles : « Pour nous faire connaître le mystère de sa volonté, selon qu’il lui a plu et ce qu’il s’est proposé en lui-même, après que les temps marqués par sa providence seraient accomplis, de récapituler (ainsi le veut la signification du mot grec), c’est-à-dire de résumer et de réunir tout en Jésus-Christ comme dans le chef, tant ce qui est dans le ciel que ce qui est sur la terre ? » Ne s’appliquent-elles pas à celui qui possède toutes choses dès l’origine, et l’origine elle-même ; à celui de qui émanent les temps, l’accomplissement des temps, et la merveilleuse ordonnance par laquelle toutes choses depuis l’origine se résument dans le Christ ? Chez le dieu de Marcion, au contraire, que signifient une origine sans œuvre, des temps sans origine, un accomplissement sans révolution de temps, une ordonnance sans accomplissement ? Enfin qu’a-t-il opéré sur la terre dans le passé, pour qu’une longue révolution d’années lui soit nécessaire afin de réunir tout dans le Christ, même ce qui est au ciel ? Les choses créées dans le ciel, quelles qu’elles soient, n’ont pu l’être par un autre que par celui que toutes les voix proclament le Créateur de la terre. Que s’il est impossible d’attribuer dès l’origine toutes ces œuvres à un autre qu’au Créateur, qui croira que toutes ces opérations sont résumées par un dieu étranger dans la personne d’un autre Christ, au lieu de l’être par leur propre Créateur, dans la personne de son propre Christ ? si elles viennent du Créateur, il faut nécessairement qu’elles soient différentes d’un dieu différent. Différentes, elles sont donc contraires ; mais alors pourquoi des choses contraires peuvent-elles être réunies dans celui qui doit les détruire ?

Quel est le Christ annoncé par les paroles suivantes : « Afin qu’il soit glorifié par nous, nous qui avons les premiers espéré en Jésus-Christ. » Qui a pu espérer en Dieu avant son avènement, sinon les Juifs auxquels l’avènement du Christ était annoncé dès l’origine ? Celui qui était annoncé d’avance était donc celui qui était espéré d’avance. Aussi l’Apôtre applique-t-il ces mots à lui-même et aux Juifs, pour établir une distinction quand il s’adressera aux Gentils. « C’est aussi en lui que vous avez été appelés, vous qui avez entendu la parole de vérité, l’Evangile de votre salut, et qui ayant cru, avez été marqués du sceau de l’Esprit saint qui vous fut promis. » Promis par qui ? par Joël : « A la fin des temps, je répandrai mon esprit sur toute chair, » c’est-à-dire sur les Gentils. Par conséquent l’Esprit et l’Evangile résideront dans ce Christ que la terre attendait d’avance par la prédication de son avènement. De plus le Père de la gloire est celui dont le Christ est célébré par le Psalmiste comme le roi de la gloire dans son ascension triomphante : « Quel est-il ce roi de gloire ? C’est le Seigneur, le Dieu des armées ; c’est lui qui est le roi de gloire. » Celui qui souhaite l’esprit de sagesse est le même qui compte par la bouche d’Isaïe sept espèces d’esprits. A celui-là d’illuminer les yeux du cœur, qui a enrichi de la lumière les yeux extérieurs, et auquel déplaît l’aveuglement de son peuple. « Qui est aveugle, si mes enfants ne le sont pas ? Les serviteurs de Dieu sont tombés dans l’aveuglement. » Les richesses de l’héritage, dans le Saint des saints sont entre les mains de celui qui a promis cet héritage par la vocation des Gentils. « Demanda moi et je te donnerai les nations pour héritage. » Il a manifesté sa puissance dans la personne du Christ, en le ressuscitant d’entre les morts, en le plaçant à sa droite, et en lui soumettant tout ce qui existe, le Dieu qui lui a dit encore : « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que j’aie réduit tes ennemis à le servir de marchepied. » L’Esprit dit ailleurs au Père en parlant du Fils : « Vous avez tout mis à ses pieds. »

Marcion soutient-il encore que, de tous ces éléments qui se reconnaissent dans le Créateur, il sort un autre dieu et un autre christ ? Eh bien ! cherchons désormais le Créateur. Nous allons sans doute le rencontrer dans ces mots : « Vous étiez morts par les dérèglements et les péchés dans lesquels vous avez marché selon l’esprit de ce monde, selon le prince des puissances de l’air qui agit maintenant sur les fils de l’incrédulité. » Impossible à Marcion d’entendre ici par le monde le dieu de ce monde. La créature n’est pas semblable au Créateur, ce qui est fait à celui qui le fait, le monde à Dieu. Le prince des puissances du siècle ne sera pas appelé non plus le prince des puissances de l’air. Jamais on ne désigne une puissance supérieure par le titre d’une fonction secondaire, quand même celle-ci rentrerait dans ses attributions. On ne peut non plus le transformer en auteur de l’incrédulité, puisqu’il a souffert de l’incrédulité des Juifs et des Gentils.

Il me suffit que ces inculpations ne puissent retomber sur le Créateur. S’il existe un être auquel il soit plus convenable de les renvoyer, l’Apôtre a dû le savoir mieux que personne. Quel sera-t-il ? Indubitablement celui qui ferme les oreilles des enfants de l’incrédulité à la voix du Créateur, et qui, répandu dans les airs, son domaine, s’écrie chez le prophète : « J’établirai mon trône sur les nuages ; je serai semblable au Très-Haut. » Ce sera le démon que nous reconnaîtrons ailleurs (si toutefois on veut lire ainsi le texte apostolique), « pour le Dieu de ce monde, » tant il a mondé ce monde du mensonge de sa divinité. S’il n’eût pas existé, oh ! alors ces assertions pouvaient retomber sur le Créateur.

L’Apôtre a intercalé ces mots : « Par les péchés dans lesquels nous aussi, nous avons tous vécu autrefois. » Faut-il en conclure que ce seigneur des péchés et ce pince de l’air ne soit autre chose que le Créateur ? Illusion ! Paul, qui avait vécu dans le judaïsme, s’accuse ici d’avoir été un de ces fils de l’incrédulité et l’instrument du démon qui agissait en lui, lorsqu’il persécutait l’Église et le Christ du Créateur. Aussi ajoute-t-il : « Nous avons été des enfants de colère, mais par naissance. » Le Créateur appelle les Juifs du nom de fils. Que l’hérétique n’aille pas en inférer que le Créateur est le Dieu de la colère. En effet, quand l’Apôtre dit : « Nous sommes des enfants de colère, » il n’ignore pas que les Juifs ne sont pas les fils du Créateur du côté de la nature, mais par la vocation de leurs pères. Par conséquent il applique ces mots « enfanta de colère » à notre nature corrompue, et non au Créateur lui-même.

Il termine ainsi : « comme tous les autres hommes. » Il est manifeste qu’il assigne le péché, les concupiscences de la chair, l’incrédulité et la colère à la commune nature de tous les hommes, mais sous les suggestions du démon qui la tente aujourd’hui, après avoir introduit autrefois en elle la semence fatale du péché.

« Nous sommes son ouvrage ayant été créés en Jésus-Christ, » dit-il. Autre chose est faire, autre chose est créer. Mais il a donné à un seul l’une et l’autre faculté. Or l’homme est l’œuvre du Créateur. Il s’ensuit qu’il l’a créé dans le Christ qui l’a fait aussi, fait par rapport à la substance, créé par rapport à la grâce.

Jette les yeux sur ce qui suit : « Souvenez-vous qu’autrefois, vous qui étiez Gentils par votre origine, et appelés incirconcis par ceux qu’on nomme circoncis à cause de la circoncision faite dans leur chair par la main des hommes, vous n’aviez point alors de part à Jésus-Christ ; vous étiez entièrement séparés de la société d’Israël, étrangers aux alliances, sans espérance des biens promis, et sans Dieu en ce monde. » Quel est le Dieu, quel est le Christ sans lequel ont vécu les nations ? Sang le Dieu, incontestablement, dont Israël avait l’alliance, les testaments et la promesse, « Mais maintenant que vous êtes en Jésus-Christ, ajoute-t-il, vous qui étiez autrefois éloignés, vous êtes devenus proches par le sang de Jésus-Christ. » De qui étaient-ils loin par le passé ? De ceux qu’il a nommés tout à l’heure. « Loin du Christ du Créateur, loin de la société d’Israël, de ses testaments, de l’espérance de sa promesse, loin de Dieu lui-même. » S’il en est ainsi, les nations se rapprochent donc aujourd’hui dans le Christ de ceux dont elles étaient éloignées autrefois. Or, si nous sommes devenus en Jésus-Christ proches de la société d’Israël, qui n’est rien moins que la religion du Créateur, proches de ses testaments, de sa promesse et de son Dieu lui-même, il serait par trop ridicule que ce fût le christ d’un dieu étranger qui nous eût amenés de si loin à la connaissance du Créateur. L’apôtre avait à la mémoire ces paroles où la vocation de la gentilité, qui devait être appelée de loin, est signalée d’avance. « Ceux qui vivaient loin de moi se sont approchés de la justice. » Le Christ est l’avènement de la justice du Créateur non moins que de sa paix, comme nous l’avons prouvé. « C’est lui qui est notre paix, dit l’Apôtre ; c’est lui qui des deux peuples (juif et idolâtre), du peuple qui était proche et du peuple qui était éloigné, n’en a fait qu’un, en détruisant dans sa chair le mur de séparation, c’est-à-dire leur inimitié. » Que fait Marcion ? Il efface le pronom sa, pour livrer la chair à une malice radicale et inhérente à sa nature, au lieu de n’y voir qu’une chair ennemie du Christ. Paul parle ici comme il a parlé ailleurs ; mais loi, digne habitant du Pont et non du pays, des Marses, tu nies la chair de Dieu après avoir confessé son sang plus haut.

S’il est vrai que « par ses ordonnances il ait aboli la loi des préceptes, » en accomplissant la loi (car ces préceptes : « Tu ne commettras point l’adultère. – Tu ne tueras point, » sont devenus superflus dans la loi nouvelle, qui dit : « Tu ne regarderas pas avec convoitise. – Tu ne médiras pas »), tu ne peux pas dès-lors transformer en adversaire l’auxiliaire de la loi. « Pour créer en lui-même deux peuples. » Celui qui avait fait d’abord est le même qui crée aujourd’hui ; conformité nouvelle avec ce qui a été dit plus haut : « Car nous sommes son ouvrage, ayant été créés dans le Christ. – Rétablissant la paix dans ce seul homme nouveau. » Véritablement nouveau, donc aussi homme véritable, et non vaine illusion. Oui, nouveau et véritablement né d’une vierge, par l’Esprit de Dieu, « pour réconcilier les deux peuples avec Dieu, » et avec ce dieu que la race juive et idolâtre avait également offense. « Les réunissant tous deux en un seul corps, ajoute-t-il, et détruisant en lui-même leur inimitié par sa croix. » L’entends-tu ? Il n’y a qu’une chair réelle et non illusoire qui ait pu être dans le Christ attachée à la Croix. Ainsi dès qu’il est venu « annoncer la paix à ceux qui étaient proches et à ceux qui, bien qu’éloignés, ont obtenu accès auprès du Père, dès-lors nous ne sommes plus des étrangers et des hôtes ; nous sommes de la cité des saints et de la maison de Dieu ; » mais de ce même Dieu dont nous étions éloignés et auquel nous étions étrangers, ainsi qu’il a été démontré plus haut.

« Comme un édifice bâti sur le fondement des apôtres. » L’hérétique a supprimé « et des prophètes. » Il a oublié « que le Seigneur a établi dans son Église des prophètes de même que des apôtres. » Il a craint sans doute « que notre édification dans le Christ ne reposât sur le fondement des anciens prophètes, » en voyant l’Apôtre bâtir constamment l’édifice du christianisme sur les fondements de la prophétie. Où aurait-il appris, en effet, à nommer « Jésus-Christ la principale pierre de l’angle, » sinon dans le Psalmiste : « La pierre que les architectes avaient rejetée est devenue la pierre principale de l’angle ? » La fraude est familière à la main de l’hérétique : pourquoi m’étonner qu’il supprime les syllabes, quand il détruit des pages tout entières ?

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