La Légende dorée

CXLIV
SAINT JÉRÔME, DOCTEUR

(30 septembre)

Jérôme, fils d’Eusèbe, de race noble, naquit dans la ville de Stridon, aux confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Dès sa jeunesse il vint à Rome, et s’y instruisit pleinement dans les lettres grecques, latines et hébraïques. Il eut pour professeur de grammaire Donat, et pour professeur de rhétorique l’orateur Victorin : ce qui ne l’empêchait pas d’étudier avec ardeur les Saintes Écritures. Mais, un jour, comme il le raconte lui-même dans une lettre, la simplicité du langage dans les livres des Prophètes l’offusqua si fort qu’il ne voulut plus lire que Cicéron et Platon. Or, vers le milieu du Carême, il fut pris d’une fièvre subite qui faillit le tuer. Et comme déjà l’on préparait ses funérailles, soudain il se vit conduit devant le tribunal de Dieu. Interrogé sur sa condition, il répondit qu’il était chrétien. Mais le juge : « Tu mens, tu n’es pas chrétien, mais cicéronien ! » Après quoi il le condamna à être battu. Et Jérôme de s’écrier : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi ! » Et tous les assistants demandaient grâce pour lui, en considération de sa jeunesse. Enfin il s’écria : « Seigneur, si je lis jamais des livres profanes, c’est que je t’aurai renié ! » Et aussitôt il revint à lui, dans son lit ; et il vit qu’il était tout en larmes, et qu’il avait les épaules encore bleues des coups reçus par lui au tribunal céleste. Aussi mit-il, depuis lors, autant de zèle à lire les livres sacrés qu’il en avait mis, auparavant, à lire les livres profanes.

À l’âge de vingt-neuf ans, il fut ordonné prêtre et cardinal de l’Église romaine, puis, à la mort du pape Libère, on fut unanime à le proclamer digne du sacerdoce suprême. Mais, comme il avait réprimandé la débauche de certains prêtres et moines, ceux-ci, indignés, lui tendirent toute sorte de pièges. Un matin, à son réveil, il trouva sur son lit un vêtement de femme, que des méchants avaient déposé là. Croyant que c’était son propre vêtement, il le revêtit, et se rendit ainsi à l’église, ce qui permit de dire qu’il avait eu une femme dans son lit. Alors, ne voulant plus être exposé à de pareilles folies, il quitta Rome et se rendit auprès de Grégoire de Nazianze, évêque de Constantinople, qui acheva de l’instruire dans les lettres sacrées.

Il alla ensuite au désert ; et lui-même raconte, dans sa lettre à Eustochius, tout ce qu’il y souffrait pour l’amour du Christ : « Dans cette morne solitude brûlée du soleil, je me figurais assister aux délices de Rome. Mes membres déformés n’étaient vêtus que d’un sac, ma peau était noire comme celle d’un Éthiopien ; et toujours des larmes, toujours des gémissements ; et quand, malgré ma résistance, le sommeil m’accablait, j’étalais mes os sur le sol nu. Je ne te dis rien de ma nourriture et de ma boisson. Mais sache que, vivant en compagnie des scorpions et des bêtes féroces, souvent j’étais tourmenté de rêves lascifs où je croyais assister à des danses de jeunes filles. Alors je me fouettais jour et nuit, jusqu’à ce que le Seigneur m’eût rendu le calme. »

Ayant ainsi fait pénitence pendant quatre ans, il alla demeurer dans la ville de Bethléem, s’offrant comme un chien domestique à l’étable de son maître. Il y fit transporter sa bibliothèque, qu’il avait formée avec beaucoup de soin ; et toute la journée, sans rien manger, il s’occupait de lire et d’écrire. Il resta là pendant cinquante-cinq ans et six mois, entouré de nombreux disciples qui l’aidaient à traduire et à commenter les Saintes Écritures. Et l’on dit aussi qu’il resta chaste toute sa vie, bien que lui-même ait écrit dans une lettre à Pammaque : « Ma vertu préférée est la virginité, encore que je ne puisse pas me vanter de la posséder. » Enfin il arriva à un tel degré de faiblesse que, étendu sur sa couche, il se soulevait à l’aide d’une corde attachée au plafond, pour pouvoir assister aux offices de son monastère.

Un soir, pendant que Jérôme était assis avec ses frères pour écouter la lecture sainte, voici qu’un lion entra en boitant dans le monastère. Aussitôt tous les frères s’enfuirent : seul Jérôme alla au-devant de lui comme au-devant d’un hôte, et, le lion lui ayant montré sa patte blessée, il appela des frères et leur ordonna de laver sa plaie et d’en prendre soin. Ainsi fut fait ; et le lion, guéri, habita parmi les frères comme un animal domestique. Sur quoi Jérôme, comprenant que ce lion leur avait été envoyé plus encore pour leur utilité que pour la guérison de sa patte, prit conseil avec ses frères et ordonna au lion de conduire au pâturage et de garder un âne qu’ils avaient, et qui leur servait à porter du bois. Et ainsi fut fait. Le lion se comportait en berger parfait, toujours prêt à protéger l’âne, et ne manquant jamais de le ramener au monastère à l’heure des repas. Mais un jour, comme le lion s’était endormi, des marchands avec des chameaux, qui passaient par là, virent un âne seul et s’empressèrent de le voler. Quand le lion, éveillé, s’aperçut de l’absence de son compagnon, il le chercha partout en rugissant ; puis, n’ayant pu le retrouver, il revint tristement à la porte du monastère, mais, par honte, n’osa pas entrer. Or les frères, voyant qu’il arrivait en retard et sans l’âne, supposèrent que, forcé par la faim, il l’avait mangé. Ils refusèrent donc de lui donner sa ration, et lui dirent : « Va chercher le reste de l’âne, et fais-en ton dîner ! » Cependant comme ils hésitaient à croire qu’il se fût rendu coupable d’un tel acte, ils allèrent au pâturage en quête de quelque indice ; mais, n’ayant rien trouvé, ils revinrent raconter la chose à Jérôme. Alors, de l’avis de celui-ci, ils confièrent au lion le travail de l’âne, et l’employèrent à porter leur bois : tâche dont la bête s’acquittait avec une patience exemplaire. Mais un jour, sa tâche achevée, le voilà qui se met à courir par les champs, et voilà qu’il aperçoit de loin des marchands, avec des chameaux et un âne s’avançant à leur tête pour les guider, suivant l’usage du pays. Aussitôt le lion, se jetant sur la caravane avec un rugissement terrible, força les marchands à prendre la fuite. Après quoi, frappant le sol de sa queue, il obligea les chameaux à l’accompagner jusqu’au monastère, où Jérôme, dès qu’il les vit, dit à ses frères : « Lavez les pieds à nos hôtes, servez-leur à manger, et puis attendons la volonté de Dieu ! » Et voici que le lion se mit à courir joyeusement d’un frère à l’autre, se prosternant devant chacun d’eux comme s’il leur demandait pardon de quelque faute. Et Jérôme, prévoyant l’avenir, dit à ses frères : « Préparez-vous à accueillir encore d’autres hôtes ! » Et en effet, au même instant, on vint lui annoncer que des étrangers étaient là, qui voulaient voir l’abbé. Et tout de suite les marchands, se jetant à ses pieds, lui demandèrent pardon de leur vol ; et lui, les relevant avec bonté, leur dit de reprendre ce qui leur appartenait, mais de respecter désormais le bien d’autrui. Et les marchands, en témoignage de leur reconnaissance, le forcèrent à accepter une mesure d’huile, lui promettant que, tous les ans, eux et leurs héritiers donneraient aux frères une mesure pareille.

Comme, jusqu’alors, on avait le droit de chanter dans les églises n’importe quels chants, l’empereur Théodose demanda au pape Damase de lui indiquer un savant docteur à qui il pût confier le soin de régler le chant des offices. Et Damase, sachant l’érudition et la sagesse de Jérôme, le choisit pour cette tâche difficile. C’est donc Jérôme qui définit les chants qui convenaient aux différentes fêtes, et qui décida qu’à la fin de tous les psaumes devrait être chanté le Gloria Patri. C’est lui aussi qui répartit les épîtres et évangiles pour tous les dimanches de l’année. Et son projet, envoyé par lui de Bethléem, fut approuvé du pape et des cardinaux, qui le sanctionnèrent à perpétuité.

Enfin, parvenu à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans et six mois, il rendit l’âme, et fut enterré à l’entrée de la grotte où avait été déposé le corps du Seigneur. Sa mort eut lieu en l’an du Seigneur 398.

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