- Le bien est-il la seule cause de l'amour ?
- La connaissance est-elle cause de l'amour ?
- La ressemblance ?
- Quelque autre passion ?
Objections
Il semble que le bien ne soit pas la seule cause de l'amour. En effet, le bien n'est cause de l'amour que parce qu'il est aimé. Or il arrive que le mal aussi soit aimé, selon le Psaume (Psaumes 11.6 Vg) : « Qui aime l'iniquité hait son âme. » Autrement tout amour serait bon. Donc le bien n'est pas la seule cause de l'amour.
2. Aristote écrit que « nous aimons ceux qui disent le mal qui est en eux ». Il semble donc que le mal est cause de l'amour.
3. D'après Denys « non seulement le bien mais aussi le beau est aimable à tous ».
En sens contraire, S. Augustin écrit « Assurément il n'y a que le bien qui soit aimé. » Le bien est donc la cause unique de l'amour.
Réponse
Nous l'avons déjà dit : l'amour relève de la puissance appétitive, qui est une force passive. Aussi son objet lui est-il rattaché comme étant la cause de son mouvement et de son acte. La cause propre de l'amour doit donc être l'objet même de l'amour. Or l'objet propre de l'amour est le bien parce que, nous l'avons dit, l'amour implique une certaine connaturalité ou complaisance entre l'aimant et l'aimé ; et d'autre part, pour chacun, le bien est ce qui lui est connaturel et proportionné. Il faut donc conclure que le bien est la cause propre de l'amour.
Solutions
1. Le mal n'est jamais aimé que sous sa raison de bien, c'est-à-dire en tant qu'il est un bien relatif que l'on prend pour un bien pur et simple. De sorte que tel amour est mauvais parce qu'il tend vers ce qui n'est pas absolument le vrai bien. C'est en ce sens que l'homme « aime l'iniquité » en tant que par elle il obtient certains biens comme le plaisir, l'argent, etc.
2. Ceux qui disent le mal qui est en eux ne sont pas aimés à cause de ce mal, mais parce qu'ils disent ce mal ; en effet dire le mal qui est en eux, a raison de bien, en tant que cela exclut le mensonge ou la simulation.
3. Le beau est identique au bien ; leur seule différence procède d'une vue de la raison. Le bien étant ce que « tous les êtres désirent », il lui appartient, par sa raison de bien, d'apaiser le désir, tandis qu'il appartient à la raison de beau d'apaiser le désir qu'on a de le voir ou de le connaître. C'est pourquoi les sens les plus intéressés par la beauté sont ceux qui procurent le plus de connaissances, comme la vue et l'ouïe mises au service de la raison; nous parlons, en effet, de beaux spectacles et de belles musiques. Les objets des autres sens n'évoquent pas l'idée de beauté : on ne parle pas de belles saveurs ou de belles odeurs. Cela montre bien que le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante ; le bien est alors ce qui plaît à l'appétit purement et simplement ; le beau, ce qu'il est agréable d'appréhender.
Objections
1. Il ne semble pas, car si l'on recherche un être, c'est un effet de l'amour. Or on recherche certaines choses comme les sciences qui sont pourtant ignorées ; à leur égard en effet, dit S. Augustin « c'est une seule et même chose que posséder et connaître ». Donc, si on les connaissait, on les posséderait et on ne les rechercherait pas. La connaissance n'est donc pas cause de l'amour.
2. C'est au même titre que l'on aime ce qui est inconnu, et que l'on aime plus qu'on ne connaît. Or on aime certaines choses plus qu'on ne les connaît : ainsi Dieu qui, en cette vie, peut être aimé en lui-même, et non être connu en lui-même. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.
3. Si la connaissance était cause de l'amour, là où la connaissance est absente on ne trouverait pas d'amour. Or il y a de l'amour partout, dit Denys, alors qu'il n'y a pas partout de la connaissance. Donc la connaissance n'est pas cause de l'amour.
En sens contraire, S. Augustin démontre que « nul ne peut aimer quelque chose d'inconnu ».
Réponse
Le bien, avons-nous dit, est cause de l'amour par manière d'objet. Or le bien est objet de l'appétit dans la mesure où il est connu. C'est pourquoi l'amour requiert une certaine perception du bien que l'on aime. Ce qui fait dire au Philosophe que « la vision corporelle est le principe de l'amour sensible ». Et de même, la contemplation de la beauté ou de la bonté spirituelle est le principe de l'amour spirituel.
Ainsi donc la connaissance est cause de l'amour au même titre que le bien, qui ne peut être aimé que s'il est connu.
Solutions
1. Celui qui recherche la science ne l'ignore pas totalement; il la connaît déjà sous quelque aspect, soit en général, soit par l'un ou l'autre de ses effets, ou bien parce qu'il entend faire son éloge, remarque S. Augustin. Mais la connaître ainsi n'est pas la posséder; pour cela il faut la connaître à la perfection.
2. Il faut davantage pour la perfection de la connaissance que pour celle de l'amour. En effet, la connaissance relève de la raison, dont le rôle est de distinguer ce qui ne fait qu'un dans la réalité, et de rapprocher les éléments divers en les comparant. C'est pourquoi la connaissance parfaite implique que l'on sache dans le détail tout ce qui appartient à une réalité : ses parties, ses puissances, ses propriétés. Mais l'amour, lui, est relatif à la puissance affective, qui s'adresse à la chose selon qu'elle est en elle-même. De sorte qu'il suffit pour la perfection de l'amour que la chose soit aimée selon qu'elle est atteinte en elle-même. Il arrive alors qu'une chose est aimée plus qu'elle n'est connue : on peut l'aimer parfaitement sans la connaître parfaitement. C'est ce qu'on voit nettement pour les sciences que certains aiment, bien qu'ils n'en aient qu'une connaissance sommaire : ils savent, par exemple, que la rhétorique est la science qui permet de persuader, et c'est cela qu'ils aiment en elle. Il faut en dire autant de l'amour de Dieu.
3. Même l'amour naturel, qui existe en toute chose, est causé par une certaine connaissance, qui n'est pas à la vérité dans les choses naturelles elles-mêmes, mais en celui qui a institué la nature, nous l'avons dit récemment.
Objections
1. Il semble que non. Car l'identité n'est pas cause des contraires, tandis que la ressemblance est cause de haine : « Les orgueilleux sont toujours à se quereller », dit l'Écriture (Proverbes 13.10) ; et « les potiers se disputent », remarque Aristote. Donc la ressemblance n'est pas cause de l'amour.
2. S. Augustin écrit « On aime en autrui ce dont on ne voudrait pas pour soi ; ainsi on aime un acteur sans vouloir être acteur soi-même. » Mais cela n'arriverait pas si la ressemblance était la cause propre de l'amour, car alors on aimerait en autrui ce que l'on a soi-même ou que l'on désire avoir.
3. Tout homme aime ce dont il a besoin, même s'il ne le possède pas; le malade aime la santé ; le pauvre, les richesses. Or, en tant qu'on a besoin de ces choses et qu'on en manque, on n'a pas de ressemblance avec elles, au contraire ; de sorte que la dissemblance est aussi cause de l'amour.
4. D'après le Philosophe, « nous aimons ceux qui sont généreux à nous aider pécuniairement et à nous sauver ; et de même, ceux qui gardent une amitié fidèle pour les morts sont aimés de tous ». Or tous les hommes ne sont pas ainsi ; c'est donc que l'amour n'implique pas nécessairement ressemblance.
En sens contraire, « Tout être vivant aime son semblable », dit l’Écriture (Ecclésiastique 10.15).
Réponse
La ressemblance est à proprement parler cause de l'amour. Mais il faut remarquer qu'elle peut se vérifier à un double titre. D'abord du fait que les deux termes de la ressemblance possèdent en acte une même réalité, comme on dit semblables deux êtres qui ont une même blancheur. Ensuite parce que l'un possède en acte ce que l'autre possède en puissance et par une sorte d'inclination ; en ce sens nous dirions qu'un corps lourd situé hors de son lieu naturel a de la ressemblance avec un corps lourd qui se trouve dans le sien. Ou encore selon que la puissance a une ressemblance avec l'acte lui-même ; car dans la puissance elle-même l'acte existe d'une certaine façon.
Le premier genre de ressemblance est cause de l'amour d'amitié ou de bienveillance. Deux êtres étant semblables, et n'ayant pour ainsi dire qu'une seule forme, ils sont un, en quelque manière, dans cette forme ; deux hommes ne font qu'un dans l'espèce humaine, et deux êtres blancs dans la même blancheur. De sorte que l'affectivité de l'un tend vers l'autre comme vers un même être que soi, et lui veut le même bien qu'à soi. - Mais le deuxième genre de ressemblance est cause de l'amour de convoitise ou de l'amitié utile et agréable. Car tout être en puissance, en tant que tel, désire son acte, et, lorsqu'il l'a obtenu, il s'en réjouit, s'il est doué de sentiment et de connaissance.
Or dans l'amour de convoitise, avons-nous dit, c'est lui-même, à proprement parler, que l'aimant aime, quand il veut ce bien qu'il convoite. D'autre part, chacun s'aime plus que les autres, car on ne fait qu'un avec soi, substantiellement, tandis qu'avec un autre il n'y a ressemblance que selon telle ou telle forme. C'est pourquoi, si l'on est empêché dans l'acquisition du bien que l'on aime, du fait qu'un autre vous est semblable par participation d'une même forme, celui-ci vous devient odieux, non parce qu'il vous ressemble, mais parce qu'il empêche votre propre bien. Il n'y a pas d'autres raisons aux « rixes entre potiers » ; ils se gênent mutuellement dans leurs affaires ; et si « les orgueilleux se querellent », c'est aussi parce qu'ils se gênent dans la conquête de la supériorité qu'ils convoitent pour eux-mêmes.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. Le fait qu'on aime chez autrui ce qu'on n'aimerait pas pour soi signale encore une certaine ressemblance selon la proportionnalité ; car le prochain est, par rapport à ce que nous aimons en lui, ce que nous sommes nous-mêmes par rapport à ce que nous aimons en nous ; ainsi, qu'un bon chantre aime un bon calligraphe, il y a là ressemblance de proportion, en tant que chacun possède ce qui lui convient dans la ligne de son art.
3. Celui qui aime ce dont il manque ressemble à ce qu'il aime comme ce qui est en puissance ressemble à son acte, nous venons de le dire.
4. Selon la même ressemblance de la puissance avec l'acte, celui qui n'est pas libéral aime celui qui l'est, en tant qu'il attend de l'autre ce qu'il désire. Il en est de même de celui qui persévère dans l'amitié à l'égard de celui qui n'y persévère pas. Dans les deux cas l'amitié semble être utilitaire. On peut répondre aussi : bien que tous les hommes ne possèdent pas les vertus par manière d'habitus parfait, ils les possèdent cependant comme en germe dans leur raison, de telle sorte que celui qui n'est pas vertueux aime celui qui l'est, en tant que celui-ci est conforme à sa nature rationnelle.
Objections
1. Il semble que certaines autres passions peuvent être causes d'amour. Car d'après Aristote certains sont aimés à cause du plaisir. Voilà donc une passion qui serait cause de l'amour.
2. Le désir est une passion. Or nous aimons certains êtres parce que, comme on le voit dans toute amitié utilitaire, nous désirons quelque chose que nous attendons d'eux.
3. Selon S. Augustin, « celui qui n'a pas en soi l'espoir d'obtenir une chose, c'est qu'il l'aime avec tiédeur, ou qu'il ne l'aime pas du tout, si belle d'ailleurs qu'elle lui paraisse ». Donc l'espoir aussi est cause d'amour.
En sens contraire, comme dit S. Augustin, toutes les autres affections de l'âme ont l'amour pour cause.
Réponse
Toute autre passion présuppose un certain amour. La raison en est que toute autre passion de l'âme implique mouvement vers quelque chose ou repos en quelque chose. Or tout mouvement vers quelque chose, ou tout repos en quelque chose, procède d'une certaine connaturalité ou harmonie, qui rejoint la définition de l'amour. Il est donc impossible qu'une autre passion de l'âme soit la cause universelle de l'amour. Il peut arriver cependant que telle autre passion soit la cause d'un amour particulier comme un bien peut être la cause d'un autre bien.
Solutions
1. Lorsqu'on aime quelque chose pour le plaisir, il est vrai que cet amour-là est causé par le plaisir ; mais ce plaisir même vient d'un autre amour qui le précède, car nul ne prend plaisir qu'à ce qu'il aime en quelque façon.
2. Le désir d'une chose présuppose toujours l'amour de cette chose. Mais le désir de telle chose peut provoquer l'amour d'une autre chose : ainsi celui qui désire de l'argent aime pour cette raison celui qui lui en donne.
3. L'espoir éveille ou augmente l'amour, en raison du plaisir d'abord, parce qu'il produit du plaisir; et aussi en raison du désir, parce qu'il le fortifie ; notre désir, en effet, ne se porte pas aussi intensément sur ce que nous n'espérons pas. Cependant l'espoir lui-même a pour objet un bien qu'on aime.