- Le plaisir est-il une passion ?
- Est-il dans le temps ?
- Diffère-t-il de la joie ?
- Est-il dans l'appétit intellectuel ?
- Comment classer les plaisirs de l'appétit supérieur et ceux de l'appétit inférieur ?
- Comment classer les plaisirs sensibles ?
- Y a-t-il un plaisir qui ne soit pas naturel ?
- Un plaisir peut-il être contraire à un autre ?
Objections
1. Il semble que non, car S. Jean Damascène distingue l'opération et la passion, quand il dit : « L'opération est un mouvement selon la nature ; la passion est un mouvement contre la nature. » Or la délectation est une opération, au jugement d'Aristote. Elle n'est donc pas une passion.
2. De plus, « pâtir, c'est être mû », dit encore Aristote. Or le plaisir ne consiste pas à être mû mais à l'avoir été ; en effet, il a pour cause la présence du bien possédé maintenant. Il n'est donc pas une passion.
3. Le plaisir consiste dans une certaine perfection de celui qui s'en délecte : « il parfait l'opération », lisons-nous dans l'Éthique. Or la perfection n'est ni passion, ni altération, comme l'explique Aristote. Donc le plaisir n'est pas une passion.
En sens contraire, S. Augustin range le plaisir, autrement dit, la joie ou l'allégresse, parmi les passions de l'âme.
Réponse
Un mouvement de l'appétit sensible s'appelle proprement passion, nous l'avons vu. Et toute affection qui procède d'une perfection sensible est un mouvement de l'appétit sensible. Or cela s'applique nécessairement au plaisir. Le Philosophe le définit, en effet : « Un certain mouvement de l'âme et la constitution simultanée d'un tout sensible dans la nature existante. »
Pour comprendre cette définition, il faut prendre garde à ce fait : si l'on voit dans le monde de la nature certains êtres réaliser leur perfection naturelle, cela se rencontre aussi chez les animaux. Et bien que le mouvement vers la perfection ne soit pas un tout simultané, cependant la réalisation même d'une perfection naturelle constitue cette sorte de tout. Il y a seulement cette différence entre les animaux et les autres êtres de la nature que ceux-ci, quand ils sont établis dans ce qui leur convient selon la nature, ne le sentent pas, tandis que les animaux le sentent. De cette sensation naît un certain mouvement de l'âme dans l'appétit sensible; et ce mouvement, c'est le plaisir. En disant donc que le plaisir est « un mouvement de l'âme », on lui assigne son genre. Quand on ajoute qu'il est « une constitution dans la nature existante », c'est-à-dire dans ce qui existe selon la réalité des choses, on marque la cause du plaisir : la présence du bien connaturel. La précision : « formant un tout simultané », montre que cette constitution ne doit pas se prendre au sens d'une constitution en train de se faire, mais d'une réalité déjà accomplie et comme au terme de son mouvement ; en effet, le plaisir n'est pas une génération, comme le pensait Platon, mais plutôt une chose faite, acquise, au dire d'Aristote. Enfin le mot « sensible » exclut les perfections des êtres privés de connaissance qui sont incapables de plaisir. On voit donc ainsi que le plaisir parce qu'il est un mouvement de l'appétit animal consécutif à une appréhension sensible, est bien une passion de l'âme.
Solutions
1. L'opération connaturelle non empêchée est une perfection seconde, comme le montre Aristote. C'est pourquoi, quand l'être est constitué dans sa propre opération connaturelle non empêchée, il en résulte le plaisir, qui réalise un accomplissement, comme nous venons de le dire. On voit alors que si le plaisir est appelé opération, ce n'est pas pour désigner l'essence de cette opération, mais sa cause.
2. Dans l'animal on peut considérer un double mouvement : l'un concerne l'intention de la fin et appartient à l'appétit ; l'autre, regarde l'exécution et se rapporte à l'opération extérieure. Et donc, bien que le mouvement exécutif orienté vers la fin s'arrête chez celui qui a déjà obtenu le bien dans lequel il se complaît, le mouvement de la partie appétitive ne cesse pas pour autant. Elle désirait auparavant le bien qu'elle n'avait pas ; elle s'en délecte maintenant qu'elle le possède. Assurément le plaisir est une sorte de repos de l'appétit, si l'on considère la présence du bien agréable qui le satisfait ; cependant la modification de l'appétit sous l'action de son objet demeure, et c'est ce qui fait que le plaisir est aussi un mouvement.
3. S'il est vrai que le nom de passion convienne plus proprement aux passions qui détruisent et qui tendent au mal, comme les maladies physiques et, dans l'âme, la tristesse et la crainte, il y a pourtant certaines passions qui sont corrélatives au bien, nous l'avons dit. C'est dans ce sens que le plaisir est appelé une passion.
Objections
1. Il semble bien car, d'après le Philosophe, « le plaisir est un certain mouvement ». Comme tous les mouvements, il est donc dans le temps.
2. On dit d'une chose qu'elle dure ou qu'elle est « morose », en fonction du temps. Or il y a des délectations qu'on appelle moroses. Donc le plaisir ou délectation est dans le temps.
3. Toutes les passions de l'âme appartiennent au même genre. Or certaines d'entre elles sont dans le temps. Donc aussi la délectation.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « Nul n'assignera quelque durée au plaisir. »
Réponse
Une chose peut se trouver dans le temps d'une double manière : par elle-même ou par autre chose, et comme accidentellement. En effet, le temps est le nombre du successif ; aussi, sur ce qui implique dans son concept succession ou quelque chose qui se rattache à la succession, comme le mouvement, le repos, la parole, etc., on dit que tout cela est dans le temps par soi-même. Nous disons au contraire qu'un être est dans le temps pour une raison extérieure et non pas par soi-même, quand la succession n'appartient pas à sa définition, mais qu'il est subordonné à une réalité successive. Être homme, par exemple, n'implique essentiellement rien de successif, car ce n'est pas un mouvement, mais le terme d'un mouvement, ou d'un changement, qui est la génération de cet homme ; cependant, parce que l'être humain est soumis à des causes qui le font changer, on dit encore que le fait d'être homme est dans le temps.
Nous dirons ainsi que le plaisir, de soi, n'est pas dans le temps ; car il existe dans le bien possédé, qui est comme le terme du mouvement. Mais si ce bien possédé est soumis au changement, le plaisir sera dans le temps par accident. En revanche, si le bien est absolument immuable, le plaisir ne sera dans le temps ni par soi ni par accident.
Solutions
1. D'après Aristote, le mouvement se prend en deux acceptions. En premier lieu, comme « acte de ce qui est imparfait », c'est-à-dire « de ce qui est en puissance, en tant que tel » ; un tel mouvement est successif et dans le temps. D'autre part, le mouvement est « acte du parfait » ; c'est-à-dire « de ce qui est en acte » : par exemple, comprendre, sentir, vouloir, etc., et aussi éprouver du plaisir. Et un tel mouvement n'est pas successif ni, par soi, situé dans le temps.
2. On dit que la délectation dure longtemps, ou est « morose », selon qu'elle est accidentellement dans le temps.
3. Les autres passions n'ont pas, comme le plaisir, le bien possédé pour objet. Aussi ont-elles davantage raison de mouvement imparfait, et, par suite, il convient mieux au plaisir qu'à elles de n'être pas dans le temps.
Objections
1. Il semble que ce soit absolument identique, car les passions de l'âme diffèrent selon leurs objets. Or la joie et le plaisir ont le même objet, qui est le bien possédé. Donc la joie se confond totalement avec le plaisir.
2. Un même mouvement n'aboutit pas à deux termes. Or c'est le même mouvement de convoitise qui aboutit à la joie et au plaisir. Joie et plaisir sont donc absolument identiques.
3. Si la joie est différente du plaisir, il semble que, pour la même raison, l'allégresse, l'exultation et l'enjouement signifient également autre chose que le plaisir. Nous aurions alors autant de passions diverses : ce qui semble faux. Donc la joie ne diffère pas du plaisir.
En sens contraire, à propos des bêtes, nous ne parlons pas de joie. Mais nous leur attribuons du plaisir. Joie et plaisir ne sont donc pas la même chose.
Réponse
La joie, dit Avicenne, est une certaine espèce de plaisir. Nous avons distingué les convoitises naturelles de celles qui ne le sont pas ; de même y a-t-il des plaisirs naturels et d'autres qui ne le sont pas, et qui accompagnent la raison. Ou bien, comme disent S. Jean Damascène et S. Grégoire de Nysse, « il y a des plaisirs corporels et des plaisirs de l'âme », ce qui revient au même. En effet, nous éprouvons du plaisir dans les choses que nous désirons naturellement, quand nous les avons obtenues ; comme aussi dans celles que nous désirons selon la raison. Mais le mot de joie ne s'emploie que pour les plaisirs consécutifs à la raison ; aussi n'attribuons-nous pas aux bêtes la joie, mais seulement le plaisir. Tout ce que nous désirons d'un désir naturel, nous pouvons le convoiter et nous en réjouir rationnellement aussi ; tandis que l'inverse n'est pas vrai. De sorte que tout objet de plaisir peut être objet de joie pour les êtres doués de raison. Pourtant on ne se réjouit pas de tout; parfois on éprouve dans son corps certains plaisirs dont on ne se réjouit pas selon la raison. On voit par là que le plaisir a plus d'ampleur que la joie.
Solutions
1. Puisque l'objet de l'appétit d'un être doté de sensation est le bien appréhendé, la diversité de l'appréhension entraîne en quelque sorte la diversité de l'objet. C'est pourquoi les plaisirs de l'âme ou plaisirs rationnels, que l'on appelle aussi joies, se distinguent des plaisirs corporels appelés seulement plaisirs, comme nous l'avons dit précédemment au sujet des convoitises.
2. Une différence analogue se vérifie dans les convoitises ; de sorte que le plaisir répond à la convoitise sensible, et la joie à la convoitise spirituelle, celle où intervient la raison. À la différence des mouvements répond alors celle des repos.
3. Les autres noms qui se rattachent au plaisir proviennent de ses effets : « allégresse » (laetitia) vient de la dilatation ou élargissement (latitia) du cœur ; « exultation » se dit des signes extérieurs du plaisir intérieur, lequel devient visible en tant que la joie intérieure se traduit par des bondissements (saltus) du corps ; « enjouement » se dit de certains signes ou effets particuliers de l'allégresse. Et pourtant on constate que tous ces noms s'appliquent à la joie, car nous les employons seulement à propos des natures douées de raison.
Objections
1. Il semble que non, car Aristote écrit : « Le plaisir est un certain mouvement sensible. » Or le mouvement sensible n'est pas dans l'appétit intellectuel.
2. Le plaisir est une passion, et toute passion se trouve dans l'appétit sensible.
3. Le plaisir est commun aux hommes et aux bêtes. Il est donc nécessairement dans la partie qui nous est commune avec elles.
En sens contraire, il est dit dans le Psaume (Psaumes 37.4) : « Prends ton plaisir dans le Seigneur. » Or l'appétit sensible ne peut s'étendre jusqu'à Dieu, mais seulement l'appétit intellectuel. Le plaisir peut donc se trouver dans celui-ci.
Réponse
Nous l'avons dit à l'article précédent : certain plaisir, ou délectation, est consécutif à l'appréhension de la raison. Or celle-ci n'ébranle pas seulement l'appétit sensible, par application à un objet particulier, mais aussi l'appétit intellectuel, que l'on appelle volonté. Ainsi y a-t-il dans l'appétit intellectuel, ou volonté, une délectation qu'on appelle joie, mais non une délectation physique.
Il y a toutefois cette différence entre le plaisir des deux appétits que le plaisir de l'appétit sensible s'accompagne d'une modification corporelle, tandis que celui de l'appétit intellectuel n'est qu'un simple mouvement de volonté. C'est en ce sens que S. Augustin écrit : « La cupidité et l'allégresse ne sont rien d'autre que la volonté lorsqu'elle consent à ce que nous voulons. »
Solutions
1. Dans cette définition du Philosophe, le mot « sensible » désigne l'appréhension en général. Car le même Philosophe dit ailleurs : « Il y a plaisir selon chacun des sens, et aussi selon l'intelligence et la spéculation. » — On peut dire aussi qu'il définit en cet endroit le plaisir de l'appétit sensible.
2. Le plaisir a proprement raison de passion pour autant qu'il comporte une modification corporelle. Ce n'est pas ainsi qu'il se trouve dans l'appétit intellectuel, mais comme un simple mouvement ; et c'est ainsi qu'il existe même chez Dieu et chez les anges. Aussi Aristote écrit-il : « Dieu se réjouit dans une opération simple et unique. » Et Denys : « Les anges ne sont pas capables de nos plaisirs sensibles, mais ils se réjouissent avec Dieu dans une allégresse incorruptible. »
3. En nous, il n'y a pas seulement ce plaisir qui nous est commun avec les bêtes, mais aussi celui qui nous est commun avec les anges. Aussi Denys peut-il écrire que « les hommes saints participent souvent aux joies angéliques ».
C'est ainsi qu'il y a chez nous du plaisir non seulement dans l'appétit sensible, commun avec les bêtes, mais aussi dans l'appétit intellectuel, commun avec les anges.
Objections
1. Il semble que les délectations ou plaisirs physiques et sensibles l'emportent sur les plaisirs spirituels et intellectuels. Car « tous les hommes recherchent un plaisir », dit le Philosophe. Or la plupart recherchent de préférence les plaisirs sensibles ; c'est donc que ceux-ci l'emportent sur les spirituels.
2. On reconnaît la grandeur d'une cause à ses effets. Or les plaisirs corporels produisent de plus grands effets : « Ils bouleversent le corps, et parfois jusqu'à la folie », dit Aristote.
3. On est obligé de modérer et de refréner les plaisirs sensibles à cause de leur véhémence. Mais ce n'est pas nécessaire pour les délectations spirituelles. Donc les corporelles sont plus intenses.
En sens contraire, on dit à Dieu dans le Psaume (Psaumes 119.103) : « Que tes paroles sont douces à mon palais, plus que le miel à ma bouche ! » Et Aristote nous dit : « Le plaisir le plus grand est celui qui accompagne l'œuvre de la sagesse. »
Réponse
Nous l'avons déjà dit : le plaisir a pour cause l'union avec le bien qui convient, quand elle est sentie ou connue. Or, dans les opérations de l'âme, et surtout de l'âme sensitive et intellectuelle, il faut considérer que, ne passant pas dans une matière extérieure, ces opérations sont les actes ou perfections de celui qui agit, comme comprendre, sentir, vouloir, etc. Les actions passant dans une manière extérieure sont plutôt les actes et perfections de la matière transformée, car le mouvement est l'acte du mobile imprimé par le moteur. Ainsi donc, ces actions de l'âme sensitive et intellectuelle sont elles-mêmes un certain bien pour celui qui agit, et en outre elles sont connues par les sens ou par l'intelligence. Aussi le plaisir naît-il aussi d'elles-mêmes, et pas seulement de leurs objets.
Donc, si l'on compare les plaisirs intellectuels aux plaisirs sensibles, en tant que nous nous délectons dans les opérations elles-mêmes, — par exemple, dans la connaissance des sens ou de l'intelligence, — il n'est pas douteux que les joies intellectuelles l'emportent de beaucoup sur les plaisirs sensibles. L'homme, en effet, se réjouit bien plus de connaître avec son intelligence qu'avec ses sens. C'est parce que la connaissance intellectuelle est plus parfaite ; de plus elle est mieux connue parce que l'intelligence réfléchit davantage sur son acte que ne font les sens. Cette connaissance intellectuelle est aussi plus aimée : il n'est personne qui ne préférerait, dit S. Augustin, être privé de la vision physique que de la vision intellectuelle, dont les bêtes et les insensés sont privés.
Mais si l'on compare les plaisirs intellectuels de l'esprit aux plaisirs sensibles du corps, alors à parler d'une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l'emportent. On le voit par la considération des trois facteurs requis pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il est uni, et l'union elle-même. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel ; il est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s'abstiennent même des plus grandes voluptés charnelles pour ne pas perdre l'honneur, qui est un bien d'ordre intellectuel. — De même, la partie intellectuelle elle-même est beaucoup plus noble, et plus apte à connaître que la partie sensible. — Quant à l'union du bien et de la puissance, elle est plus intime, plus parfaite et plus ferme. Plus intime, parce que le sens s'arrête aux accidents extérieurs de l'être, tandis que l'intelligence pénètre jusqu'à l'essence, car son objet est ce que la chose est. Plus parfaite parce que l'union du sensible et du sens est accompagnée d'un mouvement, acte imparfait. C'est pourquoi les plaisirs sensibles ne se réalisent pas pleinement tous ensemble ; il y a en eux quelque chose qui passe, et quelque chose dont on attend la consommation, comme c'est évident pour les plaisirs de la table et du sexe. Les réalités intellectuelles, au contraire, excluent le mouvement, de sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent pleinement tous ensemble. Enfin l'union spirituelle est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et disparaissent rapidement; les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
Cependant, à considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître qu'ils sont plus véhéments et cela pour trois raisons : 1. Parce que les valeurs sensibles sont plus connues de nous que les valeurs de l'esprit. — 2. Parce que les plaisirs sensibles, étant des passions de l'appétit sensitif, comportent une certaine modification corporelle qui ne se produit pas dans le plaisir spirituel, sinon par une sorte de rejaillissement des tendances supérieures sur les inférieures. — 3. Parce que les plaisirs corporels sont recherchés comme une sorte de remède aux défaillances et aux accablements du corps qui entraînent certaines tristesses. Aussi les plaisirs physiques, survenant après ces tristesses, sont-ils ressentis davantage et par suite plus appréciés, que les joies spirituelles, qui n'ont pas de tristesses contraires, comme nous le verrons plus loin.
Solutions
1. La plupart des hommes recherchent les plaisirs du corps parce que les biens sensibles sont mieux connus et de plus de gens. Et aussi parce que les hommes ont besoin des plaisirs comme remèdes à quantités de souffrances et de tristesses ; la plupart, ne pouvant atteindre aux délectations de l'esprit, qui sont le propre des hommes vertueux, il en résulte qu'ils s'abaissent aux plaisirs corporels.
2. Si la modification corporelle provient davantage des plaisirs sensibles, c'est parce que ce sont des passions de l'appétit sensitif.
3. Les plaisirs corporels relèvent de la partie sensible de l'âme, qui est réglée par la raison ; c'est pourquoi ils ont besoin d'être tempérés et refrénés par elle. Mais les délectations spirituelles sont du domaine de l'esprit, qui est lui-même la règle ; aussi bien sont-elles par elles-mêmes sobres mesurées.
Objections
1. Il semble que les plaisirs du toucher ne sont pas plus grands que ceux des autres sens. Car le plaisir le plus grand est, semble-t-il, celui dont la disparition fait cesser toute joie. Or tel est le plaisir qui vient de la vue. Il est écrit, en effet, au livre de Tobie (Tobie 5.10 Vg) : « Quelle joie pourrai-je avoir, moi qui suis assis dans les ténèbres et ne vois pas la lumière du ciel ? » Donc le plaisir donné par la vue est le plus grand de tous les plaisirs sensibles.
2. « Chacun trouve agréable ce qu'il aime », dit Aristote. Or le sens de la vue est le plus aimé de tous. Le plaisir de voir est donc le plus grand.
3. Le principe des jouissances qu'on trouve dans l'amitié est surtout de se voir. Or une telle amitié a pour but le plaisir. C'est donc par la vue que viennent les plus grands plaisirs.
En sens contraire, le Philosophe écrit que les plus grands plaisirs sont ceux du toucher.
Réponse
Nous l'avons déjà dit, les choses nous sont agréables dans la mesure où elles sont aimées. Or les sens, comme il est dit au début de la Métaphysique, nous sont chers pour deux raisons : la connaissance et l'utilité. Aussi y aura-t-il un double plaisir selon les sens. Mais, parce qu'il est propre à l'homme d'appréhender la connaissance elle-même comme un certain bien, les premiers plaisirs des sens, ceux qui viennent de la connaissance, sont propres à l'homme ; les autres, ceux qui sont relatifs à l'amour que nous avons pour nos sens à cause de leur utilité, sont communs à tous les animaux.
Donc, si nous parlons du plaisir sensible au point de vue de la connaissance, il est manifeste que la vue est source d'un plus grand plaisir que tout autre sens. Mais si nous parlons du plaisir qui relève de l'utilité, alors le plus grand plaisir vient du touchera En effet, l'utilité des réalités sensibles se mesure par rapport à la conservation de la vie naturelle. Or les objets sensibles au toucher sont ceux qui rendent le plus de services utiles, car le toucher perçoit ce qui fait la consistance même de l'animal : le chaud et le froid, l'humide et le sec, etc. C'est pourquoi, dans cette ligne, les plaisirs qui viennent du toucher l'emportent sur les autres, comme étant plus proches de la fin. C'est pour cela aussi que les autres animaux, qui n'ont de plaisir sensible qu'en raison de l'utilité, n'éprouvent de plaisir selon les autres sens que par rapport aux objets du toucher : « Les chiens n'ont pas de plaisir à flairer les lièvres mais à les manger ; ni le lion à entendre mugir le bœuf, mais à le dévorer », est-il dit dans l'Éthique.
Puisque le plaisir du toucher est donc le plus grand au point de vue de l'utilité, et celui de la vue le plus grand au point de vue de la connaissance, si nous voulons les comparer nous trouvons que le plaisir du toucher l'emporte absolument sur celui de la vue, du fait que celui-ci se tient dans les limites du plaisir sensible. Car il est évident que ce qui est naturel en toute chose est le plus fort. Et c'est à ces plaisirs du toucher que sont ordonnés les désirs naturels de la nourriture, de la sexualité, etc. — Mais si nous considérons les plaisirs de la vue en tant que la vue est au service de l'intelligence, alors ils l'emportent pour cette raison que les joies intelligibles l'emportent sur les plaisirs sensibles.
Solutions
1. La joie, nous l'avons vu, désigne le plaisir de l'âme ; et celui-ci dépend surtout de la vue. Le plaisir naturel, lui, relève principalement du toucher.
2. Si la vue est tant aimée, c'est « à cause de la connaissance, parce qu'elle nous montre les nombreuses différences des choses », comme il est dit au même endroit.
3. Ce n'est pas au même titre que le plaisir et la vue sont causes de l'amour charnel. Car le plaisir, et surtout celui qui vient du toucher, est cause de l'amitié de jouissance par manière de fin ; la vue, au contraire, est cause de cet amour par manière de principe de mouvement, en tant que la vue de l'objet aimable imprime l'image qui provoque à l'aimer et à convoiter le plaisir d'en jouir.
Objections
1. On ne voit pas comment un plaisir pourrait n'être pas naturel. Car le plaisir, parmi les affections de l'âme, répond au repos dans le monde des corps. Or la tendance d'un corps physique ne trouve son repos que dans son lieu naturel. Donc, le repos de l'appétit animal, qui est le plaisir, ne peut se trouver que dans quelque lieu qui lui est connaturel. Donc il n'y a aucun plaisir qui ne soit pas naturel.
2. Ce qui est contraire à la nature est violent. Or « tout ce qui est violent attriste », selon Aristote. Rien de ce qui est contraire à la nature ne peut donc être cause de plaisir.
3. Le fait d'être constitué en sa propre nature, quand on le perçoit, cause le plaisir, selon la définition d'Aristote déjà citée. Or, être constitué en sa nature est pour tout être chose naturelle, car le mouvement naturel est celui qui a un terme naturel. Donc tout plaisir est naturel.
En sens contraire, le Philosophe écrit que certains plaisirs sont « morbides et contraires à la nature ».
Réponse
On appelle naturel ce qui est selon la nature, d'après Aristote. Or la nature, dans l'homme, peut se prendre de deux manières.
D'abord selon que l'intelligence et la raison sont par excellence la nature de l'homme, car c'est par elles que l'homme est constitué dans son espèce. A ce point de vue, on peut appeler naturels les plaisirs humains qui se trouvent en ce qui convient à l'homme selon la raison ; ainsi est-il naturel à l'homme de se délecter dans la contemplation de la vérité et dans l'exercice des vertus. — En outre, on parle de nature selon que la nature se distingue contradictoirement de la raison ; elle désigne alors ce qui est commun à l'homme et aux autres êtres, et surtout ce qui n'obéit pas à la raison. De ce point de vue, ce qui appartient à la conservation du corps, ou quant à l'individu, comme la nourriture, la boisson, le sommeil, etc. ; ou quant à l'espèce, comme les actes sexuels, tout cela est cause de plaisir naturel pour l'homme.
Or, dans l'un et l'autre genre de plaisirs, il en est qui, à parler absolument, ne sont pas naturels, alors qu'ils sont connaturels à certains égards. Il arrive en effet qu'en tel individu un principe naturel de l'espèce se trouve dénaturé ; et alors, ce qui est contre la nature de l'espèce devient accidentellement naturel pour cet individu, comme il est naturel, par exemple à cette eau échauffée de communiquer sa chaleur. Ainsi donc il peut arriver que ce qui est contre la nature de l'homme, au point de vue de la raison, ou au point de vue de la conservation du corps, devienne connaturel pour tel homme particulier, en raison de quelque corruption de la nature qui est la sienne. Cette corruption peut venir du corps, soit par maladie — la fièvre fait trouver doux ce qui est amer, et inversement soit à cause d'une mauvaise complexion du corps : c'est ainsi que certains trouvent du plaisir à manger de la terre, du charbon, etc. ; elle peut venir aussi de l'âme, comme pour ceux qui, par coutume, trouvent du plaisir à manger leurs semblables, à avoir des rapports avec les bêtes ou des rapports homosexuels, et autres choses semblables, qui ne sont pas selon la nature humaine.
Ainsi se trouvent résolues les objections.
Objections
1. Il semble que le plaisir ne soit pas contraire au plaisir, car les passions de l'âme reçoivent leur espèce et leur contrariété de leurs objets. Or l'objet du plaisir est le bien. Donc, puisque le bien n'est pas contraire au bien, mais que, dit Aristote, « le bien est contraire au mal et le mal, au mal », il semble que le plaisir n'est pas contraire au plaisir.
2. Pour chaque chose il n'y a qu'un contraire, démontre Aristote. Or le plaisir est contraire à la tristesse. Donc il n'est pas contraire au plaisir.
3. Si le plaisir est contraire au plaisir, ce ne peut être qu'en raison de la contrariété des objets. Or cette différence est matérielle, tandis que la contrariété est une différence formelle, comme il est dit dans la Métaphysique.
En sens contraire, « les choses qui s'empêchent naturellement, quand elles appartiennent au même genre sont contraires », d'après le Philosophe. Or certains plaisirs s'empêchent ainsi l'un l'autre, comme il le dit. Il y a donc des plaisirs qui sont contraires entre eux.
Réponse
Le plaisir, pour les affections de l'âme, correspond, nous l'avons dit, au repos pour les corps naturels. Or deux repos sont dits contraires quand ils ont pour objet des termes contraires, comme « le repos qui est en haut par rapport à celui qui est en bas », selon l'exemple du Philosophe. Aussi arrive-t-il, dans les affections de l'âme, que deux plaisirs soient contraires.
Solutions
1. Cette parole du Philosophe doit d'entendre du bien et du mal dans les vertus et dans les vices, car on trouve bien deux vices contraires entre eux, mais pas de vertu contraire à une vertu. Dans les autres domaines, rien n'empêche que deux biens soient contraires entre eux, comme le chaud et le froid, dont l'un est bon par rapport au feu, l'autre par rapport à l'eau.
C'est de cette manière que le plaisir peut être contraire au plaisir. Mais cela ne peut se produire entre les biens de la vertu, parce que le bien de la vertu n'existe que par conformité à un seul principe, qui est la raison.
2. Le plaisir est, pour les affections de l'âme, ce qu'est le repos pour les corps ; il a pour objet ce qui convient et est, en quelque sorte, connaturel. La tristesse, au contraire, est comme un repos forcé ou violent, car ce qui attriste contredit l'appétit naturel. Or, au repos naturel, s'opposent et le repos forcé du même corps, et le repos naturel d'un autre corps, dit Aristote. C'est ainsi qu'au plaisir s'opposent et le plaisir et la tristesse.
3. Les objets de nos plaisirs sont non seulement principe de différence matérielle, mais aussi de différence formelle si le motif de plaisir est différent. Nous avons vu en effet que la diversité dans l'évaluation de l'objet cause une diversité spécifique dans les actes ou les passions.