1. Antiochus fit ensuite amitié avec Ptolémée et traita avec lui ; il lui donna en mariage sa fille Cléopâtre, et lui abandonna à titre de dot la Cœlé-Syrie, Samarie, la Judée, la Phénicie[1]. Le produit des impôts ayant été partagé entre les deux souverains[2], les principaux de chaque pays affermèrent la levée des taxes, chacun dans leur patrie, et payèrent aux souverains la somme fixée. Vers ce même temps, les Samaritains, que la fortune favorisait, firent beaucoup de tort aux Juifs, dévastant leur territoire, et enlevant des prisonniers[3] ; ces événements se passèrent sous le grand-prêtre Onias. Après la mort d'Eléazar, en effet, son oncle Manassès lui avait succédé dans la charge de grand-prêtre ; celui-ci mort, elle passa à Onias, fils de Simon surnommé le Juste[4]. Simon était le frère d'Eléazar, comme je l'ai dit plus haut. Cet Onias était d'intelligence courte et dominé par l'amour de l'argent ; aussi, comme il n'avait pas acquitté l'impôt de vingt talents d'argent que ses pères payaient aux rois, sur leurs propres revenus, au nom du peuple, il fût cause que le roi Ptolémée[5] entra dans une grande colère. Ptolémée envoya un messager à Jérusalem, reprochant à Onias de n'avoir pas payé l'impôt, et menaçant, s'il ne recevait pas cette somme, de partager le territoire juif en lots et d'y envoyer des soldats en guise de colons. Les Juifs, en entendant ces menaces du roi, furent épouvantés, mais rien ne put émouvoir Onias, aveuglé par son avarice.
[1] Appien (Syr. 5) ne nomme que la Cœlé-Syrie : la clause ne fut d'ailleurs jamais exécutée. Les fiançailles eurent lieu selon Jérôme (sur Daniel, 11) l'an 7 de Ptolémée Epiphane ; malheureusement la date exacte de l'avènement d'Epiphane est discutée. Le canon alexandrin parait la fixer entre oct. 205 et 204 av. J.-C. tandis que l'inscription de Roscite et les fragments de Polybe conduisent à novembre 203. Cf. Holleaux, Rev. et. grecques, XIII, 190.
[2] Il faut entendre par « les deux souverains » (ἀμφοτέρους τοὺς βασιλεῖς) non pas comme on l'a fait longtemps — et comme le fait peut-être Josèphe lui même — Antiochus et Ptolémée, mais Ptolémée et Cléopâtre, qui sont appelés plus loin (section 9) τοὺς βασιλεῖς. Ce point a été démontré par M. Holleaux. Revue des études juives, 1899, XXXIX p. 161. Quant au fait même de l'attribution à l'Égypte des impôts de la Cœlé-Syrie, etc., il n'est confirmé par aucun texte et n'a été imaginé que pour rendre possible à l'époque indiquée (sous Ptolémée Epiphane) la présence d'un fermier d'impôts juif à la cour d'Alexandrie.
[3] On ne voit pas bien ce que vient faire ici ce renseignement, emprunté peut-être également à une chronique samaritaine. L’explication de Büchler (op. cit., p. 88) est peu vraisemblable.
[4] Nous croyons utile de dresser ici le tableau de la généalogie et de la succession des grands-prêtres juifs tel qu'il résulte de notre § combiné avec les §§ 44, 224 et 237 du livre XII, et XI § 121, 158, 297 sq., 302 sq., 347.
1. JÉSUS (XI, 121) | ||||||
2. JOACHIM, fils de Jésus (XI, 121. Sous Xerxès) | ||||||
3. ELIASIB (X1, 158. Sous Xerxès) | ||||||
4. JUDA (X1, 297. Sous Artaxerxès) | ||||||
5. JEAN (X1, 297. Sous Darius III) | JÉSUS II | |||||
6. YADDOCS (XI, 302. Sous Darius III) | MANASSÈS | |||||
7. ONIAS Ier (XI, 347. Après Alexandre) | 10. MANASSÈS II (XII, 157. Sous Ptolémée Evergète) | |||||
8. SIMON Ier le juste (XII, 43) | 9. ELEAZAR (XII, 44. Sous Ptolémée Philadelphe) | |||||
11. ONIAS II (X11, 44. 157. Sous Ptolémée Philopator et Epiphane) | Une sœur épouse de Tobie
| |||||
12. SIMON II (XIII, 224. Sous Séleucus Philopator) | ||||||
13. ONIAS III (XII, 225. Sous Antiochus Epiphane) | 14. JÉSUS III (Jason) (XII, 238) | 15. ONIAS IV (Ménélas) (XII, 238) | ||||
ONIAS V (XIII, 62. Sous Ptolémée Philométor) |
Le chiffre de 15 grands-prêtres depuis le retour de la captivité est également donné Ant., XX, § 234. Ce tableau, dérive en majeure partie d'une source unique, fourmille d'invraisemblances. Il faut noter en particulier ce qui est dit ici de la succession Eléazar, Manassès, Onias II. Büchler (op. cit., p. 41) a supposé avec vraisemblance qu'Eléazar, le pontife de la lettre d'Aristée, a été intercalé dans la série par Josèphe, et que, dans le document primitif, c'était Manassès qui figurait comme frère et successeur de Simon Ier, pendant la minorité d'Onias II.
[5] Quelques mss. intercalent ici la glose absurde Εὐεργέτην ὅς ἦν πατὴρ τοῦ Φιλοπάτορος.
2. Il y avait alors un certain Joseph, jeune encore, mais jouissant déjà auprès des habitants de Jérusalem de la réputation d'un homme grave, prudent et juste ; il était le fils de Tobie et d'une sœur du grand-prêtre Onias. Sa mère lui avait fait savoir la présence de l'envoyé — car il se trouvait alors en voyage à Phichola[6], village auquel il appartenait, — il revint à la ville et reprocha à Onias de ne pas se soucier du salut de ses concitoyens, et de vouloir mettre le peuple en danger, par son refus de payer les sommes en considération desquelles il avait été placé à la tête du peuple et nommé grand-prêtre[7]. S'il était attaché à l'argent, au point de supporter, par avarice, de voir sa patrie en danger et ses compatriotes exposés à n'importe quelles souffrances, il n'avait qu'à se rendre auprès du roi et lui demander la remise soit du tout, soit de partie de la somme. Onias répondit qu'il ne tenait pas au pouvoir et qu'il était prêt, si la chose était possible, à déposer la grande-prêtrise, refusant d'ailleurs de se rendre auprès du roi, car il ne se souciait nullement de cette affaire ; Joseph lui demanda alors la permission de partir en ambassade auprès de Ptolémée au nom de la nation ; Onias l'accorda. Joseph monta donc au Temple, appela le peuple à l'assemblée et pria les citoyens de ne se laisser ni troubler ni effrayer par l'indifférence de son oncle Onias à leur égard ; mais, tout au contraire, d'avoir l'esprit tranquille et de bannir leurs tristes prévisions[8] ; il promettait, en effet, de se rendre en ambassade auprès du roi et de le persuader qu'ils n'avaient rien fait de mal. La foule, à ces paroles, remercia Joseph ; celui-ci, descendant du Temple, donna chez lui l'hospitalité à l'envoyé de Ptolémée, le combla de riches présents, et après l'avoir généreusement traité pendant plusieurs jours, le renvoya au roi, ajoutant qu'il le suivrait de près lui-même. Car il était d'autant plus disposé à ce voyage auprès du roi que l'envoyé l'y poussait et l'encourageait à aller en Égypte, l'assurant qu'il obtiendrait de Ptolémée tout ce qu'il demanderait : cet homme en effet s'était épris de la droiture et de la dignité de caractère de Joseph.
[6] Localité inconnue.
[7] Le texte est probablement fautif ; nous suivons à peu près Whiston.
[8] Texte altéré.
3. L'envoyé, de retour en Égypte, raconta au roi l'entêtement d'Onias, et lui parla de la haute valeur de Joseph qui allait venir pour excuser le peuple, dont il était le patron[9], des fautes qu'on lui reprochait ; il fit du jeune homme tant d'éloges, qu'il disposa le roi et sa femme Cléopâtre à la bienveillance pour Joseph, avant même que celui-ci fût arrivé. Joseph envoya auprès de ses amis de Samarie[10] pour emprunter de l'argent, et après avoir préparé tout ce qu'il fallait pour son voyage, vêtements, vaisselle, bêtes de somme, ce qui lui coûta environ vingt mille drachmes, il se rendit à Alexandrie. Il se trouva qu'à ce même moment tous les principaux citoyens et les magistrats des villes de Syrie et de Phénicie s'y rendaient aussi pour la ferme des impôts, que chaque année le roi vendait aux plus puissants, dans chaque ville. Ceux-ci, lorsqu'ils virent Joseph sur la route, raillèrent sa pauvreté et sa simplicité. Mais Joseph, à son arrivée à Alexandrie, ayant appris que Ptolémée était à Memphis, s'avança à sa rencontre. Le roi était assis dans son char avec sa femme et son ami Athénion, celui-là même qui avait été envoyé à Jérusalem et hébergé par Joseph ; quand Athénion vit ce dernier, il le fit aussitôt connaître au roi, disant que c'était là le jeune homme dont, à son retour de Jérusalem, il lui avait vanté la bonté et la générosité. Ptolémée l'embrassa alors le premier, le fit monter dans son char, et, dès que Joseph fut assis, se répandit en reproches sur les procédés d'Onias. « Pardonne-lui, dit alors Joseph, en considération de sa vieillesse ; car tu sais certainement que vieillards et enfants ont souvent pareille intelligence. Mais nous, les jeunes, nous te donnerons pleine satisfaction, et tu n'auras aucun reproche à nous faire ». Le roi, charmé de la grâce et de l'enjouement du jeune homme, se prit pour lui d'affection comme s'il le connaissait déjà depuis longtemps ; il l'invita à s'installer dans son palais et à partager chaque jour son repas. Quand le roi fut revenu à Alexandrie, les grands de Syrie, voyant Joseph assis à ses côtés, en conçurent un vif dépit.
[9] Προστάτης. Ce mot n'a pas ici un sens officiel (malgré l'emploi de προσταττεῖν dans l’Ecclésiastique, 45, 24) et l'on ne saurait admettre avec Büchler que Joseph ait été nommé gouverneur des Juifs à la place d'Onias. Ces fonctions étaient alors inséparables de la grande-prêtrise (Hécatée ap. Diodore, XL, 3).
[10] Cette phrase est une de celles qui trahissent l'origine samaritaine du récit.
4. Lorsque le jour fut venu où l'on devait affermer aux enchères les impôts des villes, ceux qui par leurs dignités occupaient le premier rang dans leur patrie se présentèrent pour les acheter. Les offres s'élevèrent à huit mille talents pour les impôts de la Cœlé-Syrie, de la Phénicie, de la Judée avec Samarie ; Joseph s'approchant alors, reprocha aux acheteurs de s'être concertés pour offrir au roi un prix aussi faible des impôts, il déclara que lui-même se faisait fort de donner le double, et en outre de livrer au roi les biens de ceux qui auraient manqué envers sa maison ; en effet, ces biens étaient adjugés avec les impôts. Le roi l'écouta avec plaisir et se déclara prêt à lui adjuger la ferme des impôts, puisqu'il y gagnerait une augmentation de revenus, mais demanda s'il avait des garants à lui fournir. Joseph répondit avec beaucoup d'esprit : « Je vous fournirai de braves gens dont vous ne pourrez pas vous défier ». Le roi l'ayant prié de dire qui ils étaient : « Je vous donne comme garants, ô roi, toi-même et ta femme, chacun pour la part qui revient à l'autre ». Ptolémée rit, et lui permit de prendre les impôts sans caution. Cette faveur chagrina vivement ceux qui étaient venus des villes en Égypte, car ils se sentirent relégués au second rang. Et ils retournèrent chacun dans leur patrie, avec leur courte honte.
5. Joseph obtint du roi deux mille soldats d'infanterie, car il avait demandé de la force pour mettre à la raison ceux qui dans les villes mépriseraient son autorité ; et après avoir emprunté à Alexandrie, aux amis du roi, cinq cents talents, il partit pour la Syrie. Arrivé à Ascalon, il réclama le paiement de l'impôt aux habitants ; ceux-ci refusèrent de rien donner et même l'insultèrent ; alors il s'empara des principaux d'entre eux, en tua une vingtaine, saisit leurs biens, environ mille talents, et les envoya au roi en lui faisant savoir ce qui était arrivé. Ptolémée admira sa décision, loua sa conduite et lui donna carte blanche. Les Syriens, à cette nouvelle, furent épouvantés, et, ayant sous les yeux, comme un exemple bien fait pour décourager la désobéissance, le sort des victimes d'Ascalon, ils ouvrirent leurs portes, reçurent Joseph avec empressement et payèrent les tributs. Les habitants de Scythopolis cependant essayèrent de l'insulter et de lui refuser les impôts, qu'ils payaient auparavant sans difficulté ; là aussi il fit mettre à mort les principaux et envoya leurs biens au roi. Quand il eut rassemblé beaucoup d'argent et fait de gros bénéfices sur la ferme des impôts, il en usa pour affermir la puissance qu'il possédait, jugeant prudent de faire servir les biens qu'il avait acquis à conserver ce qui avait été la source et l'origine de sa présente fortune ; il envoya donc sous main de nombreux présents au roi, à Cléopâtre, à leurs amis, et à tous ceux qui étaient puissants à la cour, achetant ainsi leur bienveillance.
6. Il jouit de cette prospérité pendant vingt-deux ans, et devint père de sept fils, d'une première femme, et, de la fille de son frère Solymios, d'un fils appelé Hyrcan. Voici à quelle occasion il épousa sa nièce. Il vint un jour à Alexandrie en compagnie de son frère et de la fille de celui-ci qui était en âge d'être mariée, et que Solymios voulait faire épouser par quelque Juif occupant une haute situation. A un souper chez le roi, une danseuse entra dans la salle du banquet, si belle que Joseph s'en éprit et fit part de son amour à son frère, le priant, puisque la loi interdisait aux Juifs de s'unir à une femme étrangère, de l'aider à cacher sa faute et de se faire son complice pour lui permettre de satisfaire sa passion. Le frère accepta volontiers cette mission ; puis, ayant paré sa fille, il la conduisit la nuit venue à Joseph et lui fit partager sa couche. L'ivresse empêcha Joseph de reconnaître la vérité, il passa donc la nuit avec la fille de son frère ; et la chose s'étant renouvelée plusieurs fois, sa passion ne fit que croître. Il déclara alors à son frère que son amour pour cette danseuse risquait de lui faire perdre la vie, car peut-être le roi ne voudrait pas la lui céder. Son frère lui répondit de ne pas se mettre en peine : il pouvait posséder en toute sécurité celle qu'il aimait et la prendre pour femme ; et il lui révéla la vérité, ajoutant qu'il avait mieux aimé voir sa propre fille déshonorée que de regarder d'un œil indifférent Joseph tomber dans la honte. Joseph le loua de son amour fraternel et épousa sa nièce, dont il eut un fils appelé Hyrcan, comme nous l'avons dit plus haut. A peine âgé de treize ans, cet enfant montra un courage et une intelligence naturels tels que ses frères conçurent contre lui une violente jalousie, car il était très supérieur à eux et bien digne d'exciter l'envie. Joseph, voulant savoir lequel de ses fils était bien doué, les envoya successivement aux maîtres qui passaient alors pour les meilleurs : tous les aînés, par suite de leur paresse et de la mollesse qu'ils apportaient au travail, lui revinrent bornés et ignorants. Après cela, il envoya le plus jeune de tous, Hyrcan, avec trois cents paires de bœufs, à deux jours de marche dans le désert, pour ensemencer un terrain ; il avait auparavant caché les courroies d'attelage. Hyrcan, arrivé à l'endroit désigné et n'ayant pas les courroies, refusa de suivre l'avis des toucheurs de bœufs, qui lui conseillaient de les envoyer chercher auprès de son père : il jugea qu'il ne devait pas perdre son temps à attendre les envoyés, et imagina un coup de maître, bien au-dessus de son âge. Il tua dix paires de bœufs, distribua les chairs aux ouvriers, puis, découpant les peaux, en fit des courroies avec lesquelles il lia les jougs ; ayant ainsi ensemencé le terrain, comme l'en avait chargé son père, il revint auprès de celui-ci. A son retour, son père, charmé de sa présence d'esprit, loua son intelligence éveillée et sa hardiesse, et l'aima encore davantage, comme s'il était seul véritablement son fils, au grand dépit des frères d'Hyrcan.
7. Vers ce temps Joseph apprit qu'un fils était né au roi Ptolémée[11], et que tous les grands de Syrie et du pays soumis au roi, voulant célébrer par des fêtes le jour de la naissance de l'enfant, se rendaient en grand appareil à Alexandrie. Retenu lui-même par la vieillesse, il pressentit ses fils pour savoir si l'un d'entre eux voulait se rendre auprès du roi. Les aînés refusèrent, alléguant qu'ils se trouvaient trop sauvages pour paraître en pareille compagnie, et lui conseillèrent d'envoyer leur frère Hyrcan. Le conseil plut à Joseph ; il fit appeler Hyrcan et lui demanda s'il pouvait se rendre auprès du roi et s'il y était disposé. Hyrcan promit d'y aller et assura qu'il ne lui faudrait pas beaucoup d'argent pour le voyage : il vivrait si économiquement que deux mille drachmes lui suffiraient ; Joseph se réjouit de l'esprit de modération de son fils. Peu après le jeune homme conseilla à son père de ne pas envoyer au roi des présents de Jérusalem même, mais de lui donner seulement une lettre pour son intendant à Alexandrie, afin que celui-ci lui remit de l'argent pour acheter ce qu'il trouverait de plus beau et de plus riche. Joseph, estimant la dépense nécessaire pour les présents du roi à dix talents, et louât le sage conseil de son fils, écrivit à son intendant Arion, qui avait à Alexandrie la gestion de tous ses biens, dont le montant n'était pas moindre de trois mille talents ; car Joseph envoyait à Alexandrie l'argent qu'il gagnait en Syrie, et, quand arrivait le terme fixé pour payer au roi les impôts, il écrivait à Arion de faire le versement. Hyrcan, muni de la lettre qu'il avait demandée à son père pour Arion, se mit donc en route pour Alexandrie. Dès qu'il fut parti, ses frères écrivirent à tous les amis du roi de le tuer.
[11] Le fils aîné de Ptolémée Epiphane — Ptolémée Philométor — est né vers 186 ; son fils cadet — Ptolémée Evergète II ou Physcon — entre 185 et 181. Comment peut-on admettre que Joseph, dont les débuts se placent après 196, et qui meurt sous Séleucus IV (187-175), eût avant huit enfants en âge de voyager seuls ?
8. Arrivé à Alexandrie, Hyrcan remit à Arion sa lettre et celui-ci lui demanda combien de talents il voulait, pensant qu'il allait lui en demander dix ou un peu plus ; mais Hyrcan répondit qu'il lui en fallait mille. Arion s'emporta, lui reprocha de vouloir mener une vie de prodigue, lui remontra comment son père avait amassé cette fortune, aux prix de quelles peines et de quelle résistance à ses convoitises, et l'adjura d'imiter celui auquel il devait le jour ; il ajouta qu'il ne lui donnerait pas plus de dix talents, et encore devaient-ils être employés aux présents du roi. Le jeune homme se mit en colère et fit jeter Arion aux fers. La femme d'Arion raconta la chose à Cléopâtre, auprès de qui Arion était en grande faveur, et la pria de faire des remontrances au jeune homme ; Cléopâtre rapporta tout au roi. Ptolémée dépêcha alors un messager à Hyrcan pour lui dire qu'il s'étonnait qu'envoyé auprès de lui par son père, il ne se fût pas encore présenté devant lui, et de plus qu'il eût fait enchaîner son intendant ; il lui ordonnait de venir s'expliquer. Hyrcan répondit, assure-t-on, à l'envoyé du roi qu'il y avait dans son pays une coutume défendant à celui qui célèbre une fête de naissance[12] de goûter aux viandes avant d'être allé au Temple et d'avoir sacrifié à Dieu ; par analogie, s'il ne s'était pas encore rendu auprès du roi, c'est qu'il attendait de pouvoir porter les présents de son père à celui qui l'avait comblé de bienfaits. Quant à l'esclave, il l'avait châtié pour n'avoir pas exécuté ses ordres ; car peu importait qu'un maître fût grand ou petit : « Si nous ne châtions pas les gens de cette sorte, ajouta-t-il, prends garde toi-même de voir ton pouvoir méprisé par tes sujets ». Cette réponse fit rire Ptolémée, qui admira la fierté du jeune homme.
[12] Les mss ont τὸν γεννηθέντα. Nous lisons avec Herwerden τὸν γενεθλιάζοντα ; mais rien n'est moins certain.
9. Arion, ayant appris les dispositions du roi pour Hyrcan et comprenant qu'il n'avait plus de secours à en espérer, donna les mille talents au jeune homme et fut délivré de ses chaînes. Trois jours après Hyrcan vint saluer les souverains. Ceux-ci le virent avec plaisir et l'invitèrent gracieusement à leur table en l'honneur de son père. Mais Hyrcan, s'étant rendu secrètement chez les marchands d'esclaves, leur acheta cent jeunes hommes instruits, à la fleur de l'âge, au prix d'un talent chacun, et cent jeunes filles au même prix. Quand il fut invité à dîner chez le roi, il s'y trouva avec les premiers du pays, et fut relégué au bout de la table, traité comme un enfant sans importance par ceux qui distribuaient les places suivant le rang de chacun. Et tous ceux qui assistaient au repas se plurent à accumuler devant lui les os de leurs portions, après en avoir enlevé les chairs, au point d'en remplir sa table ; Tryphon, qui était le bouffon du roi chargé d'égayer les banquets par les rires et les facéties, s'approche alors de la table du roi, à l'instigation des convives, et lui dit : « Tu vois, ô maître, tous les os amoncelés devant Hyrcan ? Cela peut te donner une idée de ce que son père a fait de la Syrie ; il l'a dépouillée tout entière, comme celui-ci les os de leur chair ». Le roi rit de la boutade de Tryphon et demanda à Hyrcan pourquoi il avait tant d'os devant lui ? « Rien de plus naturel, seigneur, répondit Hyrcan, car les chiens mangent les os avec la chair, comme ont fait ceux-ci (et il désignait les convives qui n'avaient rien devant eux), tandis que les hommes mangent la chair et rejettent les os, ce que je viens de faire, en ma qualité d'homme ». Le roi admira l'habileté de cette réponse et voulut que tous, à son exemple, applaudissent tant d'esprit. Le lendemain, Hyrcan s'étant rendu chez tous les amis du roi et les hommes importants de la cour, les salua, et s'informa auprès de leurs serviteurs du présent que chacun d'eux avait l’intention de faire au roi pour fêter la naissance de son fils. Les serviteurs répondirent que les uns devaient donner dix talents par tête, les gens en place plus ou moins, suivant la fortune de chacun d'eux ; Hyrcan feignit d'avoir un vif chagrin de ne pouvoir apporter un présent aussi considérable : car il n'avait pas plus de cinq talents, disait-il. Les serviteurs s'empressèrent de rapporter ce propos à leurs maîtres, et ceux-ci se réjouirent à la pensée que Joseph allait être mal vu et tomber en disgrâce auprès du roi pour l'insuffisance de son présent. Au jour fixé, tous apportèrent au roi leur offrande : ceux qui croyaient faire un très beau présent n'apportèrent pas plus de vingt talents ; Hyrcan prit les cent jeunes gens et les cent jeunes filles qu'il avait achetés, leur donna à chacun à porter un talent et les conduisit, les garçons au roi, les filles à Cléopâtre. Tous furent émerveillés, et les souverains eux-mêmes, de la richesse de ce présent qui dépassait toute attente ; Hyrcan fit aussi aux amis et aux domestiques du roi des présents d'une valeur de plusieurs talents, afin d'échapper au péril qui le menaçait de leur part : car ses frères leur avaient mandé de le faire périr. Ptolémée, ayant admiré la générosité du jeune homme, l'invita à choisir la récompense qu'il voudrait. Hyrcan ne lui demanda que d'écrire à son sujet à son père et à ses frères. Après l'avoir comblé d'honneurs et de riches présents, Ptolémée écrivit donc à son père, à ses frères, à tous ses généraux et intendants, et le congédia. Quand les frères d'Hyrcan apprirent comment il avait été traité par le roi, et qu'il revenait couvert d'honneurs, ils allèrent à sa rencontre pour le tuer, à la connaissance de leur père. Car Joseph, irrité des dépenses qu'il avait faites pour les présents, ne se souciait pas de le sauver ; il cachait sa colère cependant contre son fils, par crainte du roi. Ses frères l'avant donc attaqué, Hyrcan tua plusieurs de ceux qui les accompagnaient, et deux d'entre eux ; les autres se sauvèrent à Jérusalem auprès de leur père. Mais quand il arriva à la ville, voyant que personne ne venait le recevoir, il prit peur et se retira au delà du Jourdain, où il s'établit, et vécut des taxes qu'il levait sur les barbares.
10. A cette époque régnait en Asie Séleucus, surnommé Sôter (le Sauveur), fils d'Antiochus le Grand[13]. C'est alors que le père d'Hyrcan, Joseph, mourut ; c'était un homme honnête, de grand caractère, qui avait retiré le peuple juif de la pauvreté et d'une situation précaire[14] et l'avait élevé à une plus brillante fortune, en percevant pendant vingt-deux ans les impôts de la Syrie, de la Phénicie et de Samarie. Son oncle Onias mourut aussi, laissant la grande-prêtrise à son fils Simon.
[13] Le fils d’Antiochus III, Séleucus IV (187-175), s’appelait en réalité Philopator ; Sôter est le surnom de Séleucus III (C. I. G. 4458).
[14] Ceci encore sent le rédacteur samaritain.
A la mort de ce dernier, son fils Onias hérita de sa charge ; c'est à lui que le roi des Lacédémoniens Areios envoya une ambassade et une lettre, dont voici la copie[15] : « Le roi des Lacédémoniens, Areios, à Onias, salut. Nous avons par hasard trouvé un écrit d'après lequel les Juifs et les Lacédémoniens seraient de même race et de la famille d'Abraham. Il est donc juste qu'étant nos frères vous envoyiez vers nous pour nous faire connaître vos désirs. Nous en ferons autant nous-mêmes, nous confondrons désormais vos intérêts avec les nôtres, nous considérerons nos affaires comme les nôtres. Démotelès, le courrier, vous transmettra cette lettre. L'écriture est carrée : le cachet représente un aigle enserrant un serpent[16]. »
[15] Ἄρειος est une faute pour Ἄρευς (cf. XIII, V, 8). Les deux rois Lacédémoniens de ce nom appartiennent à la première moitié du IIIe siècle, Josèphe s'est donc trompé en identifiant Onias avec Onias III ; il s'agirait plutôt d'Onias Ier (Schürer, I2, 237). Mais quoique la lettre d'Areus se retrouve en substance dans I Maccabées, 12, 20-23, on ne peut y voir qu'un faux à rapprocher du décret de Pergame (Ant. XIV, 10, 22) qui fait remonter au temps d'Abraham les relations entre Pergaméniens et Juifs.
[16] Ces derniers détails (depuis « Démotelès ») manquent dans I Maccabées et sont extrêmement bizarres. Le nom Démotelès parait emprunté à Xénophon (Hell., VII, I, 32, où il désigne précisément un héraut lacédémonien. Mais que faut-il entendre par « l'écriture carrée » ? Whiston parait avoir songé à la forme du pli.
11.[17] Tel était le contenu de la lettre envoyée par le roi des Lacédémoniens. Après la mort de Joseph, ses fils provoquèrent la discorde dans le peuple. Les aînés ayant déclaré la guerre à Hyrcan, qui était le plus jeune fils de Joseph, le peuple se divisa. Le plus grand nombre des citoyens prirent le parti des aînés, avec le grand-prêtre Simon, que décida sa parenté avec eux[18]. Hyrcan renonça à revenir jamais à Jérusalem ; il s'établit donc au delà du Jourdain et guerroya sans trêve contre les Arabes, dont il tua ou fit prisonniers un grand nombre. Il se bâtit une forteresse fort solide, tout en marbre blanc jusqu'au toit, la décora d'énormes figures sculptées et l'entoura d'un fossé large et profond. Dans la montagne située en face, il ménagea, en creusant les rochers qui faisaient saillie, des cavernes de plusieurs stades de longueur : dans ces cavernes, il disposa des chambres, les unes pour les repas, les autres pour dormir et habiter, et amena des eaux courantes qui faisaient le charme et l'ornement de cette résidence. Il fit cependant l'entrée de ces cavernes assez petite pour ne livrer passage qu'à un homme seulement à la fois, sans plus ; il prit toutes ces précautions en vue de sa propre sûreté, pour n'être pas en danger d'être pris par ses frères s'ils l'assiégeaient. Il construisit aussi des fermes de grandes dimensions, qu'il orna de vastes parcs. Ayant ainsi disposé cet endroit, il l'appela Tyr. Ce lieu se trouve entre l'Arabie et la Judée, au delà du Jourdain, non loin de l'Hesbonitide[19]. Il resta le maître de cette région pendant sept ans, tout le temps que Séleucus régna en Syrie[20]. A la mort de ce roi, son frère Antiochus, surnommé Epiphane, lui succéda sur le trône. Ptolémée, roi d'Égypte, surnommé aussi Epiphane, mourut également[21], laissant deux enfants encore en bas âge, dont l'aîné était surnommé Philométor et le plus jeune Physcon. Hyrcan, voyant la puissance d'Antiochus et craignant, s'il était fait prisonnier par lui, d'être puni pour sa conduite à l’égard des Arabes, se donna la mort de ses propres mains. Sa fortune entière fut confisquée par Antiochus[22].
[17] La section 11 parait avoir un caractère historique. La source en est inconnue.
[18] Cette indication est en contradiction avec le récit précédent, d'après lequel Simon est le cousin paternel de tous les fils de Joseph, et non pas seulement des aînés. Si, au contraire, Joseph est un personnage fictif, et que les Tobiades sont les fils de Tobie (les uns par la sœur d'Onias II, Hyrcan par une autre femme), l'observation du texte s'explique fort bien.
[19] On l'a identifié avec les ruines d'Arak el Emir, au N.-O. d'Hesbon, où se trouvent, en effet, de grandes figures de lions (Vogüé, Temple de Jérusalem, pl. 34-35 ; Schürer, II3, p. 49). M. L. Gautier y a découvert une inscription hébraïque (Au delà du Jourdain, 1896) où M. Clermont-Ganneau reconnaît de nom le Tobie (Archaeol. research in Palestine, II, 261 ; Rev. critique, 1897, II, p. 505), mais on ne saurait admettre avec ce savant que dans II Maccabées, 3, 11 Ὑρκανοῦ τοῦ Τωβίου doive s'interpréter « Hyrcan dit aussi Tobie ». Il faudrait ***.
[20] En réalité Séleucus IV a régné 12 ans (187-175).
[21] En 181 av. J.-C.
[22] La fortune « d'Hyrcan fils de Tobie » était déposée dans le Trésor du Temple (II Maccabées, 3, 11). Nous ignorons à quelle date précise elle fut confisquée par Antiochus.