Ainsi le démon, qui avait menti dès le commencement de la création pour tromper nos premiers parents dans le paradis terrestre, mentait encore lorsqu’il tentait le Christ, en lui disant : « Toutes ces choses que vous voyez sont à moi, et je puis les donner à qui je veux. » Il a menti en effet, car ce n’est point lui qui a établi les royaumes de ce monde ; c’est Dieu. « Le cœur du roi, dit Salomon, est dans la main du Seigneur. » Dieu dit encore par la bouche de Salomon : « Par moi les rois règnent, et les législateurs rendent les lois ; par moi règnent les princes et les puissants, et tous les juges de la terre. » Saint Paul dit aussi au même sujet : « Que toute âme soit soumise aux puissances supérieures ; car il n’y a point de puissance qui ne soit de Dieu, et toutes celles qui sont sur la terre sont ordonnées par Dieu ; » il dit encore : « Ce n’est pas en vain que le prince porte le glaive ; il est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance, en punissant celui qui fait le mal. » Et ces paroles de l’apôtre ne sont nullement relatives aux puissances angéliques ni aux principautés invisibles, comme quelques-uns l’avancent témérairement, mais uniquement aux puissances de ce monde. C’est ce qu’il nous assure lui-même, en disant : « Vous payez le tribut aux princes, parce qu’ils sont les ministres de Dieu, remplissant en cela une mission de Dieu. » Notre Seigneur lui-même nous a prêché cette même doctrine, en refusant de rendre hommage au démon, et quand il fit payer exactement le tribut au prince, tant pour lui que pour Pierre, son disciple, « parce que les princes sont les ministres de Dieu, ayant reçu de lui une mission. »
L’homme, en s’éloignant de Dieu par le péché, avait tellement perverti sa nature, qu’il s’était en quelque sorte fait l’allié du démon, son ennemi juré, se livrant sans remords à tous les crimes et à toutes les passions. Alors Dieu voulant lui donner un frein, mit dans son cœur la crainte de l’homme (car le genre humain avait mis en oubli la crainte de Dieu) ; ainsi, soumise à des hommes puissants et enchaînée par leurs lois, l’humanité put revenir à un commencement de justice, et l’homme devint le modérateur de l’homme par la crainte du glaive ; car « ce n’est pas en vain, dit l’apôtre, que le prince porte le glaive ; il est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance, en punissant celui qui fait mal. » Voilà pourquoi encore il y a des magistrats qui sont préposés pour rendre la justice, et auxquels il ne sera demandé aucun compte de ce qu’ils auront fait dans un sentiment de justice et d’équité ; mais qui seront sévèrement punis s’ils rendent des jugements iniques et impies, et tiennent une conduite tyrannique envers ceux qu’ils sont appelés à juger ; car Dieu fait peser sur tous également le niveau de sa justice, qui ne manque à personne. Ainsi les empires humains ont été institués par Dieu dans un but d’utilité générale, afin que les hommes, redoutant l’empire de ceux qui règnent sur eux, écoutassent la voix de la raison et ne vécussent pas comme les bêtes, et qu’en se livrant à l’accomplissement des bonnes lois, ils rétablissent peu à peu le règne de la justice. On ne peut donc supposer que le démon soit le fondateur de cet ordre matériel, lui qui est ennemi de tout ordre, qui n’est jamais en repos, et qui voudrait que toutes les nations fussent comme lui. Telles sont les raisons pour lesquelles les princes, qui exigent de nous le tribut, sont les ministres de Dieu, et remplissent une mission divine.
Les puissances qui sont sur la terre sont ordonnées par Dieu ; il est donc évident que le démon ment, quand il dit : « Tous les empires m’ont été livrés, et je les donne à qui il me plaît. » Celui qui donne l’existence aux hommes remet le sceptre aux mains des rois, qu’il fait paraître suivant les besoins des temps et des événements. Les uns sont envoyés pour la prospérité des peuples, pour les éclairer et maintenir la justice parmi eux ; les autres, pour les frapper d’effroi et pour les châtier ; d’autres encore, pour produire une fausse illusion de gloire, et pour humilier l’orgueil populaire, suivant que les peuples le méritent par leur conduite. Quant au démon, qui n’est autre qu’un ange rebelle, tout son pouvoir, comme il l’a fait voir dès le commencement de la création, se borne à séduire l’homme, à chasser de son esprit la pensée de Dieu, à le porter à désobéir à sa loi, à obscurcir l’esprit de ceux qui sont disposés à servir Dieu, et à leur faire ainsi oublier leur Créateur pour l’adorer lui-même.
Le démon en a agi à l’égard de Dieu, comme un homme ferait à l’égard de son prince contre lequel il s’insurgerait, jetant le trouble dans ses états par la trahison, et abusant de la crédulité de ses sujets pour usurper le titre du roi légitime, parce qu’il n’est qu’un apostat et un usurpateur : telle a été la conduite du démon, qui était un des anges à qui le gouvernement des régions supérieures avait été confié, comme nous le dit saint Paul dans son épître aux Éphésiens : sa jalousie contre l’homme le fit tomber dans la révolte envers Dieu ; car l’envie nous sépare de Dieu. Mais comme c’est à l’occasion de l’homme que sa rébellion s’est manifestée, et que la sentence de sa condamnation a été prononcée, le démon est devenu de plus en plus acharné contre lui, jaloux de son existence sur la terre, et il a redoublé d’efforts pour le rendre complice de sa propre révolte. Or, c’est par l’homme que le Verbe, qui fait tout, a démasqué le démon, l’a vaincu, et l’a assujetti à l’homme, en disant : « Voici que je vous donne la puissance de marcher sur les serpents et sur les scorpions, et sur toute la force de l’ennemi, et rien ne vous nuira. » Ainsi, de même que par sa rébellion le démon s’était assujetti l’homme, de même l’homme, en rentrant en grâce avec Dieu, devait triompher de sa rébellion.