- La colère cause-t-elle du plaisir ?
- Cause-t-elle plus qu'autre chose l'effervescence du cœur ?
- Empêche-t-elle plus qu'autre chose l'usage de la raison ?
- Rend-elle taciturne ?
Objections
1. Il semble que non, car la tristesse exclut le plaisir. Or la colère est toujours accompagnée de tristesse, car « quiconque agit sous l'impulsion de la colère ressent de la peine », comme dit Aristote. Donc la colère ne cause pas de plaisir.
2. « La punition, dit Aristote, calme l'emportement de la colère, faisant succéder le plaisir à la tristesse. » Ce qui veut dire que l'homme en colère tire plaisir de la punition de son adversaire, et que la punition élimine la colère. Donc lorsque survient le plaisir, la colère disparaît. Elle n'est donc pas un effet lié au plaisir.
3. Nul effet n'entrave sa cause, puisqu'il lui ressemble. Or les plaisirs empêchent la colère, dit Aristote. Donc le plaisir n'est pas un effet de la colère.
En sens contraire, le Philosophe cite ce proverbe : « La colère qui monte dans le cœur de l'homme est beaucoup plus douce que le miel qui coule goutte à goutte. »
Réponse
Selon l'enseignement d'Aristote, les plaisirs, surtout les plaisirs sensibles et corporels, remédient à la tristesse. Aussi, plus la tristesse et l'anxiété dont ils nous guérissent est profonde, plus le bienfait qu'ils apportent est ressenti : on a plus de plaisir à boire quand on a soif. Or il est évident, d'après ce que nous avons dit, que le mouvement de la colère est provoqué par un tort qu'on nous a fait et qui nous attriste. C'est à cette tristesse qu'on remédie par la vengeance. C'est pourquoi celle-ci apporte avec elle un plaisir, lui-même d'autant plus grand que la tristesse avait été plus forte. Donc, si la vengeance est présente réellement, il y a plaisir parfait, excluant complètement la tristesse et par là calmant le mouvement de la colère. Mais avant que la vengeance soit présente réellement, elle devient présente d'une double manière à celui qui est en colère. D'abord par l'espoir, car nul ne s'irrite s'il n'espère se venger, comme nous l'avons vu plus haut. Ensuite par une pensée continuelle. Il est agréable en effet à quiconque éprouve un désir, de demeurer dans la pensée de ce qu'il désire ; c'est pour cela d'ailleurs que les imaginations de nos rêves nous sont agréables. Et donc, quand l'homme irrité se repaît continuellement de la pensée de sa vengeance, il en éprouve du plaisir. Toutefois ce plaisir n'est pas parfait au point de bannir la tristesse et, par voie de conséquence, la colère.
Solutions
1. Ce n'est pas de la même chose que l'homme en colère s'attriste et se réjouit ; il s'attriste du tort qu'il a subi ; il se réjouit à la pensée de la vengeance qu'il espère. De sorte que la tristesse est comme le principe de la colère, tandis que le plaisir en est l'effet ou le terme.
2. Cette objection vaut pour le plaisir causé par la présence effective de la vengeance, qui supprime totalement la colère.
3. Les plaisirs antécédents empêchent que la tristesse ne suive, et par suite préviennent la colère. Mais le plaisir de la vengeance suit celle-ci.
Objections
1. Il ne semble pas, car la ferveur, a-t-on dit, appartient à l'amour. Or l'amour est le principe et la cause de toutes les passions. Puisque la cause est plus forte que l'effet, il semble donc que la colère ne produise pas spécialement la ferveur.
2. Ce qui, de soi, excite la ferveur, augmente avec le temps, comme l'amour se fortifie par la durée. Or la colère s'affaiblit par la durée, selon la parole du Philosophe : « Le temps apaise la colère. » Celle-ci n'est donc pas la cause propre de la ferveur.
3. La ferveur ajoutée à la ferveur cause une ferveur plus grande. Or, pour le Philosophe : « Une plus grande colère survenant calme la première colère. » La colère ne cause donc pas la ferveur.
En sens contraire, S. Jean Damascène écrit : « La colère est une chaleur du sang dans la région du cœur, provenant de l'évaporation du fiel. »
Réponse
Nous avons vu que la modification corporelle qu'impliquent les passions de l'âme est proportionnée au mouvement de l'appétit. Or il est manifeste que tout appétit, même naturel, tend plus fortement à s'opposer à ce qui lui est contraire, si cet objet lui est présent : nous voyons l'eau chauffée se congeler davantage, comme par une action plus énergique du froid contre la chaleur. Or la colère, mouvement de l'appétit suscité par le tort qu'on nous a fait, réagit sous le coup d'un contraire. Aussi l'appétit tend-il avec la plus grande force à repousser l'injure en désirant la vengeance, ce qui communique au mouvement de la colère une véhémence et une impétuosité considérables. Et parce qu'il ne s'agit pas d'un mouvement de contraction, à quoi correspond le froid, mais bien plutôt d'un bondissement, mouvement correspondant à la chaleur, la colère cause une certaine effervescence du sang et des esprits dans la région du cœur, organe des passions de l'âme. C'est ce grand trouble du cœur qui explique que les gens en colère trahissent au plus haut point leur passion par certains symptômes que montrent leurs membres extérieurs. Voici ce qu'en dit S. Grégoire : « Sous l'aiguillon de la colère, le cœur palpite, le corps tremble, la langue s'embarrasse, le visage s'enflamme, les yeux lancent des éclairs, et l'on ne reconnaît plus ses proches ; la bouche profère des cris, mais on ne sait plus ce que l'on dit. »
Solutions
1. « L'amour n'est jamais aussi fortement ressenti que lorsque la pauvreté le révèle », dit S. Augustin. Aussi, quand on fait tort à un bien que nous aimons, notre amour devient plus sensible ; et c'est pourquoi le cœur s'émeut d'une ardeur nouvelle pour repousser l'obstacle opposé à ce que nous aimons, et ainsi la ferveur de l'amour est excitée par la colère, qui la rend plus sensible.
Cependant la chaleur produit une effervescence d'un caractère différent dans l'amour et la colère. Celle de l'amour s'accompagne de douceur et de suavité ; elle se porte en effet sur le bien qu'on aime. Aussi a-t-elle les caractères de la chaleur de l'air et du sang ; c'est pourquoi les sanguins sont plus portés à l'amour : et c'est en ce sens qu'on dit que « le foie porte à aimer » car il s'y fait une certaine production de sang. Quant à l'effervescence de la colère, elle s'accompagne d'amertume et elle est dévorante ; car elle tend au châtiment de ce qui la contrarie. Aussi l'assimile-t-on à la chaleur du feu et de la bile : ce qui fait dire à S. Jean Damascène qu'elle « procède de l'évaporation du fiel, et est appelée fielleuse ».
2. Tout ce dont le temps affaiblit la cause doit s'atténuer de même avec le temps. Or il est manifeste que le temps efface le souvenir ; les choses anciennes nous sortent facilement de la mémoire. D'autre part, la colère est causée par le souvenir d'un tort qui nous a été fait. Sa cause s'amenuise donc peu à peu avec le temps, jusqu'à disparaître totalement. — Disons aussi que le tort paraît plus grand dans la première impression qu'il nous fait, et que cette appréciation se modifie peu à peu, à mesure qu'on s'éloigne du choc immédiatement ressenti. — Ajoutons qu'il en va de même dans l'amour, si l'objet qui le suscite ne demeure présent qu'à notre souvenir. « Si l'absence de l'ami se prolonge, remarque Aristote, elle semble faire oublier l'amitié. » Mais l'ami reste-t-il présent, le temps ne fait qu'accroître l'amitié en en multipliant la cause. Ce serait le cas de la colère, si sa cause, entretenue sans cesse, se trouvait ainsi renforcée.
Il reste que le fait même que la colère s'épuise rapidement atteste la violence de son bouillonnement. De même qu'un grand feu s'éteint vite, plus rien ne restant à brûler, la colère, par sa véhémence même, disparaît rapidement.
3. Toute force en se divisant et se dispersant s'amoindrit. Qu'un homme déjà en colère contre quelqu'un s'emporte contre un autre, sa première colère en est diminuée. Surtout si le second adversaire l'irrite davantage ; car en comparaison de ce nouveau tort qu'il estime plus grave, le premier lui semblera peu de chose ou rien.
Objections
1. Il semble que non. En effet, la colère ne met pas d'entrave à la raison, car celle-ci ne peut trouver obstacle en ce qui l'accompagne : « la colère est accompagnée de raison », dit Aristote.
2. Plus la raison est empêchée, moins on y voit clair. Or, dit le Philosophe, « l'homme en colère ne fait pas ses coups en dessous, mais agit au grand jour ». La colère ne semble donc pas contraire à la claire raison, comme la convoitise, qui poursuit insidieusement ses desseins, dit-il au même endroit.
3. Le jugement de la raison s'éclaire par un effet de contraste : la confrontation des contraires les met en meilleure lumière. Or cela fait aussi grandir la colère. « On s'irrite davantage, dit Aristote, quand la situation précédente fait contraste : quand par exemple des gens honorés tombent dans le déshonneur. » Ce qui augmente la colère est donc aussi ce qui nous aide à mieux juger. Donc la colère n'entrave pas le jugement de la raison.
En sens contraire, S. Grégoire écrit que « la colère retire la lumière de l'intelligence, lorsqu'elle trouble l'esprit en l'agitant ».
Réponse
L'esprit ou la raison, n'emploie pas un organe corporel pour son acte propre. Elle a cependant besoin, pour cet acte, de certaines facultés sensibles dont le fonctionnement est entravé par les perturbations du corps. Celles-ci par une conséquence nécessaire, empêchent donc également la raison d'exercer son jugement ; l'ivresse et le sommeil le prouvent. Or, nous avons dit que la colère surtout cause un tel trouble physiologique dans la région du cœur qu'il retentit jusque dans les membres extérieurs. La colère est donc, de toutes les passions, celle qui le plus manifestement trouble le jugement de la raison : « Mon œil est troublé par la colère », dit le Psalmiste (Psaumes 31.10 Vg).
Solutions
1. Le principe de la colère vient de la raison, quant au mouvement de l'appétit qui en est l'élément formel. Mais cette passion prévient le jugement complet de la raison, parce qu'elle ne l'écoute pas jusqu'au bout, à cause de l'ébranlement brutal provoqué par la chaleur, qui est l'élément matériel de la colère. C'est par là que celle-ci entrave le jugement de la raison.
2. Quand on dit de l'homme en colère qu'il agit au grand jour, cela ne veut pas dire qu'il voit clairement ce qu'il doit faire, mais qu'il ne cherche pas à cacher ce qu'il fait. Cela tient pour une part au trouble qui empêche sa raison de discerner ce qu'il faudrait dissimuler ou découvrir, ou même de trouver les moyens de dissimuler. Pour une autre part, cela tient à ce que la colère gonfle le cœur de cette même dilatation que connaît la magnanimité, et qui fait dire à Aristote que le grand cœur « montre ouvertement ses haines et ses amours, parle et agit au grand jour ». De la convoitise, au contraire, on dit qu'elle est secrète et tortueuse, parce que le plus souvent les plaisirs convoités ont quelque chose de honteux et d'amollissant, que l'on veut cacher. Tandis que dans les situations où l'énergie et la valeur sont en jeu, comme la vengeance, on cherche à se montrer.
3. Le mouvement de la colère a son point de départ, nous venons de le dire, dans la raison. C'est donc au même titre que la juxtaposition des contraires aide la raison à mieux juger, et accroît la colère. Qu'un homme riche et honoré soit atteint dans sa fortune ou son honneur, le dommage apparaît plus grand, soit par le contraste, soit par l'imprévu de la chose. C'est la cause d'une tristesse plus grande, de même qu'un grand bonheur cause plus de joie quand il survient à l'improviste. Et si la tristesse préalable augmente, la colère augmente en conséquence.
Objections
1. Il ne semble pas, car le mutisme s'oppose à la parole. Or quand la colère grandit, elle en vient aux paroles, comme on le voit par les degrés de la colère que le Seigneur distingue en S. Matthieu quand il dit (Matthieu 5.22) : « Celui qui s'irrite contre son frère », et : « Celui qui dit à son frère “Raca” », et enfin : « Celui qui dit à son frère “Fou”. » La colère ne rend donc pas taciturne.
2. C'est faute du contrôle de la raison que l'on éclate en paroles désordonnées. « Une ville ouverte et sans remparts, voilà l'homme qui ne peut se contenir quand il parle », disent les Proverbes (Proverbes 25.28 Vg). Or, plus que tout, la colère empêche le jugement de la raison, on vient de le dire. C'est donc elle surtout qui se répand en paroles désordonnées.
3. « La bouche parle de l'abondance du cœur », est-il écrit (Matthieu 12.34). Mais c'est la colère surtout qui agite le cœur, et donc, plus que tout, fait parler.
En sens contraire, S. Grégoire dit : « La colère enfermée par le silence bouillonne avec plus de véhémence au fond de l'esprit. »
Réponse
Nous savons déjà que la colère et s'accompagne de raison et entrave la raison. C'est à l'un et l'autre titre qu'elle peut rendre taciturne. Cela arrive, du côté de la raison, quand le jugement garde assez de vigueur pour maîtriser la langue et retenir les paroles désordonnées, bien qu'il ne puisse contenir l'appétit dans son désir désordonné de vengeance. « Parfois, dit S. Grégoire, la colère, dans une âme troublée, impose le silence par une sorte de jugement ». D'autre part, lorsque la colère entrave la raison, comme nous l'avons dit, son ébranlement atteint jusqu'aux membres extérieurs, principalement ceux où s'exprime plus clairement l'état du cœur, comme les yeux, le visage, la langue ; d'où ces paroles déjà citées : « La langue s'embarrasse, le visage s'enflamme, les yeux lancent des éclairs. » Le trouble de la colère peut donc être si grand qu'il empêche complètement l'usage de la parole. C'est alors le mutisme.
Solutions
1. L'accroissement de la colère va quelquefois jusqu'à empêcher la raison de retenir la langue. Parfois il va encore plus loin et empêche le mouvement de la langue et des autres membres extérieurs.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. Le trouble du cœur peut être parfois tellement désordonné que le mouvement des membres extérieurs en est empêché. Cela produit alors le mutisme, l'immobilité des membres extérieurs, et parfois même la mort. — Mais si le trouble n'est pas si grand, ce qu'il a pourtant d'excessif pousse à parler.
Après les actes et les passions, il faut étudier les principes des actes humains. D'abord de leurs principes intrinsèques. Ensuite de leurs principes extrinsèques.
Le principe intrinsèque c'est la puissance de l'habitus. Mais puisqu'il a été question des puissances dans la première Partie, il reste maintenant à traiter des habitus. En premier lieu des habitus en général (Q. 49-54) ; mais en second lieu des vertus et des vices ainsi que des autres habitus du même genre qui sont les principes des actes humains (Q. 55-89).
En ce qui concerne les habitus en général, il faut considérer : 1° la nature des habitus (Q. 49) ; 2° leur sujet (Q. 50) ; 3° la cause de leur génération, de leur croissance et de leur disparition (Q. 51-53) ; 4° leur distinction (Q. 54).