- Y a-t-il des habitus engendrés par la nature ?
- Y en a-t-il qui soient causés par des actes ?
- Un habitus peut-il être engendré par un seul acte ?
- Y a-t-il des habitus infusés dans l'homme par Dieu ?
Objections
1. Aucun, semble-t-il, car l'usage de ce qui vient de la nature n'est pas soumis à la volonté, tandis que « l'habitus est ce dont on use quand on veut », dit le Commentateur d'Aristote.
2. La nature ne réalise pas par deux moyens ce qu'elle peut réaliser par un seul. Or les puissances de l'âme viennent de la nature. Donc, si les habitus des puissances en venaient aussi, l'habitus et la puissance seraient une seule et même chose.
3. Dans ce qui est nécessaire la nature n'est jamais en défaut. Or les habitus sont nécessaires pour bien agir, on l'a vu. Par conséquent, si la nature en produisait quelques-uns, il semble qu'elle ne manquerait pas de produire tous ceux qui sont nécessaires. Or cela est évidemment faux. Donc les habitus ne viennent pas de la nature.
En sens contraire, selon Aristote, on compte parmi les habitus l'intelligence des principes ; or elle nous vient de la nature, et c'est pourquoi l'on dit que les premiers principes sont connus naturellement.
Réponse
Quelque chose peut être naturel à un être à un double titre. Ce peut être dans la nature de l'espèce, comme il est naturel à l'homme de pouvoir rire et à la flamme de s'élever. Ou bien cela peut être dans la nature de l'individu, comme il est naturel à Socrate ou à Platon d'être, par complexion personnelle, en bonne ou en mauvaise santé. — De plus, dans chacun de ces deux cas, quelque chose peut être dit naturel de deux manières, soit parce que cela vient entièrement de la nature, soit parce que cela vient en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur. Ainsi, lorsque quelqu'un guérit par lui-même, toute sa santé lui vient de la nature ; mais lorsque quelqu'un guérit à l'aide de la médecine, sa santé provient partiellement de la nature et partiellement d'un principe extérieur.
Ainsi donc, si nous parlons de l'habitus en tant qu'il est une disposition du sujet envers une forme ou nature, il lui arrive d'être naturel de toutes les façons que nous venons de dire. Il y a en effet des dispositions naturelles qui sont dues à l'espèce humaine et en dehors desquelles il ne se rencontrerait aucun être humain : ce sont là des dispositions qui sont dans la nature même de l'espèce. — Mais, comme de telles dispositions comportent une certaine latitude, il arrive qu'elles se réalisent à divers degrés chez les divers individus suivant la nature particulière de chacun. — Enfin ces sortes de dispositions peuvent provenir, soit totalement de la nature, soit en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur, comme on l'a dit de ceux qui sont guéris par l'art médical.
Mais l'habitus est une aptitude à l'action et a pour siège, ainsi que nous l'avons dit, une puissance de l'âme ; il peut encore être et dans la nature de l'espèce, et dans celle de l'individu. Dans la nature de l'espèce en tant que cet habitus se rattache à l'âme qui, puisqu'elle est la forme du corps, constitue le principe spécifique ; dans la nature de l'individu, en tant qu'elle dépend du corps qui est principe matériel. — Cependant, ni d'une manière ni de l'autre, ces habitus ne peuvent être naturels en nous au point de nous venir entièrement de la nature. Chez les anges la chose arrive, parce qu'il y a en eux des idées qui leur sont innées, ce qui n'a pas lieu pour l'âme humaine, ainsi que nous l'avons dit dans la première Partie.
Donc il existe en nous quelques habitus naturels. Ils proviennent partiellement de la nature, et partiellement d'un principe extérieur. Différemment, il est vrai, suivant qu'ils sont dans les facultés de connaissance ou dans celles d'appétit. Dans les facultés de connaissance en effet il peut y avoir à l'état d'ébauche un habitus qui soit naturel et selon l'individu et selon l'espèce. — Selon la nature de l'espèce, c'est ce qui tient à l'âme même; ainsi dit-on que l'intelligence des principes est un habitus naturel. Effectivement il convient à la nature même de l'âme intelligente que, dès que l'on connaît ce qu'est un tout et ce qu'est une partie, on sache aussitôt que le tout est plus grand que la partie ; et ainsi pour le reste. Mais savoir ce que c'est que le tout et ce que c'est que la partie, on ne peut le faire qu'au moyen des espèces intelligibles puisées dans les images. C'est pourquoi le Philosophe montre que la connaissance des principes nous vient des sens. — D'autre part, un habitus de connaissance est dans la nature de l'individu en ce sens qu'un tel, vu ses dispositions organiques, est plus apte qu'un autre à faire œuvre d'intelligence, dans la mesure où nous avons besoin pour cela de facultés sensibles.
Dans les puissances appétitives il n'y a pas d'habitus naturel à l'état d'ébauche, du côté de l'âme et quant à la substance même de l'habitus ; il n'y a que les principes de l'habitus, comme on dit que les grands axiomes du droit sont les germes des vertus. Et la raison de ce fait, c'est que l'inclination à des objets propres, qui semble être l'ébauche d'un habitus, n'est pas ici affaire d'habitus mais se rattache plutôt à l'essence même des puissances. — En revanche, à prendre la chose du côté du corps et selon la nature de l'individu, il y a des habitus appétitifs à l'état d'ébauche, qui sont naturels. Il y a en effet des gens qui, par leur complexion corporelle, sont prédisposés à la chasteté, à la douceur, etc.
Solutions
1. Cette objection se fonde sur la nature en tant qu'elle s'oppose à la raison et à la volonté, alors que ces puissances font elles-mêmes partie de la nature de l'homme.
2. Quelque chose, même naturellement, peut être surajouté à une puissance, sans cependant faire partie de la puissance même. Ainsi, chez les anges, il ne peut pas appartenir à la puissance même de leur esprit d'être par soi capable de tout connaître, parce qu'il faudrait pour cela qu'elle fût en acte toutes choses, ce qui est le fait de Dieu seul. En effet, ce qui fait connaître quelque chose doit être en acte la similitude de l'objet connu ; il suit de là que si la puissance de l'ange connaissait tout par elle-même, elle serait la similitude et l'acte de toutes choses. Il faut donc qu'à la puissance intellectuelle de l'ange soient surajoutées des espèces intelligibles qui sont la similitude des réalités pensées ; car la pensée de l'ange peut alors, par participation de la sagesse divine et non par son essence propre, être en acte ce à quoi elle pense. Il est évident par cet exemple que ce qui fait partie d'un habitus de nature peut ne pas appartenir entièrement à la puissance.
3. La nature n'a pas une force égale dans la production de toutes les variétés d'habitus. Le fait est que certains peuvent être causés par la nature, et d'autres non, comme nous venons de le dire. Voilà pourquoi, si quelques habitus sont naturels, il ne s'ensuit pas que tous le soient.
Objections
1. Aucun, semble-t-il. L'habitus est une qualité. Or une qualité est produite chez un sujet dans la mesure où il est récepteur. Donc, puisqu'un agent, du fait même qu'il agit, n'est pas récepteur mais plutôt émetteur, il ne paraît pas possible que ses propres actes engendrent chez lui un habitus.
2. Le sujet dans lequel est produite une qualité est mû vers cette qualité, comme on le voit dans les choses qu'on fait chauffer ou refroidir ; tandis que l'agent dont l'acte produit la qualité donne le mouvement, comme on le voit dans ce qui est calorifique ou frigorifique. Donc, si quelqu'un pouvait causer en soi-même, par sa propre activité, un habitus, il faudrait qu'il fût tout ensemble celui qui donne et celui qui reçoit le mouvement, l'agent et le patient. Ce qui est impossible, d'après Aristote.
3. L'effet ne peut pas être plus noble que sa cause. Mais l'habitus est évidemment plus noble que l'acte qui le précède, puisqu'il rend les actes plus nobles. Donc il ne peut pas avoir pour cause l'acte qui le précède.
En sens contraire, le Philosophe enseigne que les habitus des vertus et des vices sont causés par des actes.
Réponse
Parfois l'agent contient en lui uniquement le principe actif de ses actes; ainsi le feu est source purement active de chaleur. Chez un tel agent, sa propre activité ne peut causer en lui aucun habitus ; de là vient que les choses de la nature, selon Aristote, ne peuvent ni s'accoutumer à quelque chose ni s'en désaccoutumer. — Mais on trouve des agents qui ont en eux à la fois le principe actif et le principe passif de leurs actes. C'est ce qui se voit dans les actes humains.
En effet, les actes de la faculté appétitive procèdent de celle-ci dans la mesure où elle est mue par la faculté de connaissance qui rend l'objet présent ; et celle-ci à son tour, dans la mesure où elle raisonne sur les conclusions, a pour principe actif les propositions évidentes par elles-mêmes. Aussi des actes de telle sorte peuvent-ils engendrer chez celui qui les émet des habitus, non quant au tout premier principe actif, mais quant au principe d'activité qui meut tout en étant mû. Car tout ce qui est passif et mû par un autre reçoit une disposition par l'activité de l'agent. Aussi les actes, en se multipliant, engendrent-ils dans la puissance qui est passive et mue, une certaine qualité qu'on nomme habitus. C'est ainsi que les habitus des vertus morales sont causés dans les puissances appétitives selon qu'elles sont mues par la raison, et les habitus des sciences dans l'intellect selon qu'il est mû par les principes premiers.
Solutions
1. L'agent en tant que tel n'est pas récepteur. Mais en tant qu'il agit sous la motion d'un autre, il est récepteur, et c'est ainsi que l'habitus est causé.
2. Un même être ne peut pas être, sous le même rapport, ce qui donne et ce qui reçoit le mouvement. Mais rien n'empêche qu'un même être puisse se donner à soi-même le mouvement lorsque c'est à des titres divers, comme Aristote le prouve dans la Physique.
3. L'acte précédant l'habitus, en tant qu'il dérive du principe actif, procède de quelque chose qui est plus noble que ne sera l'habitus engendré ; ainsi la raison elle-même est-elle un principe plus noble que ne peut l'être l'habitus de la vertu morale qu'aura engendré dans la faculté appétitive l'habitude des actes ; et l'intelligence des principes est plus noble que la science des conclusions.
Objections
1. Il semble bien. Une démonstration, en effet, est un acte de la raison. Or une seule démonstration suffit à produire la science, qui est l'habitus d'une conclusion. Donc l'habitus peut être produit par un seul acte.
2. De même qu'une activité peut croître en se multipliant, elle peut croître aussi en s'intensifiant. Mais en se multipliant les actes engendrent l'habitus. Donc, même un seul acte, s'il s'intensifie beaucoup, pourra être une cause génératrice d'habitus.
3. La santé et la maladie sont des habitus. Or on peut par un seul acte tomber malade ou guérir. Un seul acte peut donc causer un habitus.
En sens contraire, « une seule hirondelle, dit le Philosophe, ne fait pas le printemps, un seul jour non plus ; ainsi, à coup sûr, ce n'est pas assez d'un jour ni d'un peu de temps pour faire la béatitude ni le bonheur ». Mais « la béatitude, dit-il encore, est l'activité commandée par l'habitus de la parfaite vertu ». C'est avouer qu'un seul acte ne fait pas l'habitus de la vertu ni, pour la même raison, aucun autre habitus.
Réponse
Comme nous l'avons dit à l'article précédent, l'habitus est engendré par l'acte en tant que la puissance passive est mue par un principe actif. Mais pour qu'une qualité soit produite dans un sujet passif, il faut que l'élément actif domine complètement l'élément passif. Ainsi voyons-nous que le feu, parce qu'il ne peut vaincre totalement la matière combustible, ne parvient pas à l'enflammer tout de suite, mais peu à peu en rejette les dispositions contraires afin de vaincre complètement cette matière pour y imprimer sa forme.
Or il est évident que ce principe actif qu'est la raison ne peut dans un seul acte vaincre complètement la puissance appétitive, parce que celle-ci se prête de bien des manières à beaucoup de choses ; mais en un seul acte la raison juge qu'une chose est à rechercher pour des raisons et dans des circonstances déterminées. Par conséquent ce seul acte n'est pas suffisant pour que la puissance appétitive soit complètement dominée au point de se porter vers un même objet, au moins le plus souvent, comme par nature, ce qui appartient à l'habitus vertueux. Et voilà pourquoi celui-ci ne peut être causé par un seul acte, mais par beaucoup.
Dans les facultés de connaissance il faut considérer qu'il y a une double passivité, celle de l'intellect passif lui-même, et une autre dans cette puissance qu'Aristote nomme encore intellect passif et qui est la raison particulière, c'est-à-dire la faculté cogitative avec mémoire et imagination. — À l'égard de la première passivité, il peut y avoir un élément actif qui par un seul acte soit complètement maître de tout ce qu'il y a de puissance dans son élément passif ; ainsi une seule proposition évidente par soi arrive à convaincre l'intelligence de donner avec fermeté son assentiment à la conclusion ; ce que ne fait assurément pas une proposition probable. Par conséquent, même du point de vue de l'intellect passif, il faut beaucoup d'actes de la raison pour engendrer un habitus en matière d'opinion ; mais il est possible qu'un habitus de science se produise, pour ce qui regarde au moins l'intellect, à la suite d'un seul acte de la raison. — Mais, pour ce qui est des facultés inférieures de connaissance, il est nécessaire de répéter plusieurs fois les mêmes actes, si l'on veut imprimer fermement une chose dans la mémoire. De là ce mot du Philosophe « La méditation affermit la mémoire. »
Quant aux habitus corporels, il est possible qu'ils soient causés par un seul acte, lorsque l'élément actif aura été d'une grande énergie. Ainsi une forte médecine ramène parfois instantanément la santé.
Solutions
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections
1. Aucun, à ce qu'il semble. Car Dieu se conduit envers nous tous d'une manière égale. Donc, s'il versait, dans l'âme de certains, quelques habitus, il le ferait pour tous. Ce qui évidemment est faux.
2. Dieu agit dans tous les êtres de la manière convenable à leur nature. Car Denys affirme : « Il appartient à la Providence divine de maintenir la nature. » Or, chez l'homme, il est conforme à la nature que les habitus soient causés par les actes, nous l'avons dit. Dieu ne produit donc pas d'habitus en nous sans nos actes.
3. Si Dieu infuse un habitus, l'homme peut produire beaucoup d'actes grâce à lui. Mais « ces actes font naître un habitus qui leur ressemble », dit Aristote. Il suit de là qu'il y a dans le même sujet deux habitus de même espèce, l'un acquis, et l'autre infus. Ce qui semble impossible, car deux formes d'une même espèce ne peuvent pas exister dans le même sujet. Donc aucun habitus n'est infusé en l'homme par Dieu.
En sens contraire, il est écrit dans l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 15.5 Vg) : « Le Seigneur l'a rempli de l'esprit de sagesse et d'intelligence. » Mais la sagesse et l'intelligence sont des habitus. Il y a donc des habitus infusés à l'homme par Dieu.
Réponse
C'est pour deux raisons que des habitus sont infusés à l'homme par Dieu. La première, c'est qu'il y a des habitus par lesquels nous sommes adaptés à une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine et qui est cependant l'ultime et parfaite béatitude de l'homme, comme nous l'avons dit précédemment. Et, parce qu'il faut que les habitus soient proportionnés à l'objet même auquel ils nous adaptent, il est nécessaire que les habitus qui nous préparent à cette fin dépassent, eux aussi, la capacité de la nature humaine. Voilà pourquoi de tels habitus ne peuvent jamais être dans l'homme que par infusion divine. C'est le cas de toutes les vertus données par grâce.
L'autre raison, c'est que Dieu peut produire les effets des causes secondes en se passant d'elles, nous l'avons vu dans la première Partie. Donc, de même que parfois, pour montrer sa force, il donne la santé en dehors des causes naturelles, alors que la nature eût pu y suffire, de même aussi parfois, pour montrer sa force, il infuse dans l'âme même des habitus qui peuvent être causés par la nature. Ainsi a-t-il donné aux Apôtres la science des Écritures et celle de toutes les langues, connaissance que les hommes peuvent acquérir par l'étude ou par l'usage, mais sans parvenir à la même perfection.
Solutions
1. Dieu se comporte d'une manière égale envers tous pour ce qui est de leur nature. Mais, suivant en cela l'ordre de sa sagesse, selon un plan déterminé, il donne à quelques-uns des choses qu'il n'accorde pas à d'autres.
2. Le fait que Dieu agit dans tous les êtres selon leurs modalités n'empêche pas qu'il fasse certaines choses impossibles à la nature. Cela prouve seulement qu'il ne fait rien contre ce qui convient à la nature.
3. Les actes produits par habitus infus ne causent pas un habitus mais confirment un habitus préexistant. C'est ainsi que des remèdes appliqués à celui qui a déjà la santé par nature ne produisent pas de la santé, mais renforcent celle qu'il possédait auparavant.