Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XIII

CHAPITRE X
Guerre entre Antiochus et son frère appelé Antiochus Cyzicène ; prospérité des Juifs sous Hyrcan ; Hyrcan assiège Samarie ; les Samaritains appellent à leur secours Antiochus Cyzicène ; les fils d'Hyrcan, Antigone et Aristobule, sont vainqueurs ; au bout d'un an de siège, Hyrcan s'empare de Samarie et la dévaste ; Hyrcan est mal vu des Pharisiens qui lui demandent de renoncer à la grande-prêtrise ; Hyrcan passe à la secte des Sadducéens, il abroge les pratiques imposées au peuple par les Pharisiens et punit ceux qui les observent ; Hyrcan meurt heureux après trente et un an de règne.

Rivalité d'Antiochus Grypos et d'Antiochus Cyzicène.

1. Antiochus, devenu ainsi roi de Syrie, s'apprêtait à marcher vers la Judée, quand il apprit que son frère utérin, qui s'appelait aussi Antiochus, rassemblait contre lui une armée[1]. Il resta donc sur son propre territoire, et résolut de se préparer à soutenir l'invasion de son frère, qui avait été surnommé Antiochus Cyzicène parce qu’il avait été élevé à Cyzique, et qui avait pour père Antiochus, surnommé Sôter[2], mort chez les Parthes, et frère lui-même de Démétrius, père de Grypos. Les deux frères avaient épousé successivement la même femme, Cléopâtre, comme nous l’avons raconté ailleurs[3]. Antiochus de Cyzique, arrivé en Syrie, fit pendant plusieurs années la guerre à son frère. Hyrcan passa tout ce temps en paix[4]. Après la mort d'Antiochus[5], il s'était, en effet, lui aussi détaché des Macédoniens, ne se conduisant avec eux ni en sujet, ni en ami. Sous Alexandre Zébinas et surtout sous les deux frères, ses affaires progressèrent et prospérèrent de plus en plus : la guerre qu'ils se faisaient entre eux lui donna le loisir d'exploiter la Judée en toute sécurité et d'amasser d'énormes sommes d'argent. Cependant quand Antiochus Cyzicène dévasta ouvertement son territoire[6], Hyrcan montra lui aussi ses intentions[7] ; et comme il voyait Antiochus privé de ses alliés d'Égypte, et l'un et l'autre frère souffrir beaucoup dans les combats qu'ils se livraient, il les méprisait également tous deux.

[1] Les mots ἀπὸ Κυζίκου me paraissent interpolés.

[2] Voir plus haut la note de la section VI, 1.

[3] Cela a été indiqué vaguement à la section VI, 1, mais très probablement Josèphe, ici encore, copie étourdiment son guide.

[4] L'invasion d'Antiochus Cyzicène se place en 114 ou 113 av. J.-C. (On croirait à lire Josèphe qu'elle eut lieu immédiatement après l'avènement de Grypos). La lutte des deux frères aboutit à une sorte de partage en 111/110, Cyzicène obtenant la Cœlé-Syrie.

[5] Antiochus Sidétès.

[6] Cette phrase vague paraît désigner par anticipation les faits qui seront racontés en détail plus bas dans le la section 2.

[7] Je ne comprends pas bien le sens de cette phrase.

Conquête de Samarie et de Scythopolis.

2. Il fit une expédition contre Samarie, ville extrêmement forte ; nous dirons ailleurs comment elle porte maintenant le nom de Sébasté, ayant été rebâtie par Hérode. Il l'attaqua et l'assiégea avec vigueur, plein de ressentiment contre les Samaritains, pour tout le mal qu’ils avaient fait, à l'instigation des rois de Syrie, aux gens de Marissa, colons et alliés des Juifs[8]. Il entoura donc de tous côtés la ville d'un fossé et d'un double mur, d'un développement d'environ quatre-vingts stades, et confia les opérations à ses fils Antigone et Aristobule. Pressés par ceux-ci, les Samaritains furent réduits par la famine à une telle extrémité, qu'ils durent se nourrir des aliments les plus insolites et appeler à leur secours Antiochus Cyzicène[9]. Antiochus se porta volontiers à leur aide, mais vaincu par Aristobule, il dut s'enfuir, poursuivi jusqu'à Scythopolis par les deux frères. Ceux-ci, revenant contre les Samaritains, les bloquèrent de nouveau dans leurs murailles, et les réduisirent à appeler une seconde fois à leur secours ce même Antiochus. Antiochus fit demander environ six mille hommes à Ptolémée Lathouros[10] : celui-ci les lui envoya malgré sa mère, qui faillit le détrôner. Avec ces troupes égyptiennes, Antiochus envahit d'abord le territoire d'Hyrcan et se mit à le ravager comme un brigand, n'osant pas, à cause de l'insuffisance de ses forces, attaquer Hyrcan en face, mais dans l'espoir qu'en dévastant le pays, il le forcerait à lever le siège de Samarie. Cependant, quand il eut perdu beaucoup d’hommes dans les embuscades, il se retira à Tripolis, après avoir confié à Callimandros et à Epicratès la conduite de la guerre contre les Juifs.

[8] On a peine à comprendre comment les Samaritains pouvaient molester les gens de Marissa, en pleine Idumée.

[9] D'après la Guerre, I, § 65, c'est Antiochus d'Aspendos (c’est-à-dire Grypos) que les Samaritains appellent à leur secours. Si cette version est exacte l'événement doit être placé avant 113.

[10] Ou Sôter II. Il avait succédé en titre à son père Evergète II : sa mère Cléopâtre était associée au trône et vraiment régente.

3. Callimandros, s'étant porté avec trop de hardiesse contre les ennemis, fut mis en déroute et périt aussitôt. Epicratès, par avidité, livra ouvertement aux Juifs Scythopolis et d'autres places[11], mais ne put faire lever le siège de Samarie. Hyrcan, au bout d'un an de siège s'empara de la ville, et non content de ce succès la détruisit entièrement en l'inondant à l'aide des torrents : par des affouillements il la fit ébouler dans des ravines et disparaître toutes traces indiquant qu'une ville s'élevait jadis en cet endroit. — On raconte aussi du grand-prêtre Hyrcan un fait extraordinaire, comment Dieu eut un entretien avec lui. On dit que le jour où ses fils livrèrent bataille à Antiochus Cyzicène, comme il faisait lui-même seul brûler de l'encens dans le sanctuaire, le grand-prêtre entendit une voix lui disant que ses enfants venaient de vaincre Antiochus. Sortant du Temple, il annonça à tout le peuple la nouvelle, que l'événement confirma[12]. Telles étaient les affaires d'Hyrcan.

[11] D'après Guerre, I, § 66, les Juifs auraient pris Scythopolis de vive force après la chute de Samarie et occupé tout le pays en deçà du Carmel.

[12] Ce récit se lit aussi dans le Talmud, Sota, Jér. 24 b = Bab. 32 a, et dans Midrash Rabba sur Cantique, VIII, 7.

Cheikias et Ananias généraux de Cléopâtre.

4. En ce temps là, la fortune ne souriait pas seulement aux Juifs de Jérusalem et de son territoire, mais encore à ceux qui habitaient Alexandrie, l'Égypte et Chypre. En effet la reine Cléopâtre étant en lutte avec son fils Ptolémée, surnommé Lathouros, prit pour généraux Chelkias et Ananias, fils de cet Onias qui avait construit dans le nome d'Héliopolis un temple semblable à celui de Jérusalem, comme nous l'avons raconté plus haut[13]. Cléopâtre leur confia le commandement de son armée et ne fit rien sans prendre leur avis, comme en témoigne le passage suivant de Strabon de Cappadoce : « La plupart de ceux qui vinrent alors et de ceux qui furent ensuite envoyés à Chypre par Cléopâtre faisaient aussitôt défection pour se rallier à Ptolémée ; seuls les Juifs du pays dit d'Onias restèrent fidèles, à cause de la grande faveur dont jouissaient auprès de la reine leurs compatriotes Chelkias et Ananias. » Voilà ce que dit Strabon[14].

[13] Voir III, 1.

[14] Ptolémée Lathyre, détrôné par sa nièce Cléopâtre, s'était réfugié dans le royaume de Chypre en 107 av. J.-C. Cléopâtre l'y relança. Un fils de Chelkias parait être mentionné en qualité de stratège (?) dans l’inscription que j'ai essayé de restituer Rev. ét. juives, XL (1900), p. 50 suiv.

Brouille d'Hyrcan avec les Pharisiens.

5. Les succès d'Hyrcan et de ses fils excitèrent l'envie chez les Juifs ; il était surtout mal vu des Pharisiens, l'une des sectes des Juifs, comme nous l'avons dit plus haut[15]. Ces hommes ont une telle influence sur le peuple, que même s'ils parlent contre le roi ou le grand-prêtre, ils trouvent aussitôt créance[16]. Hyrcan avait cependant été leur disciple et était très aimé d'eux. Un jour il les invita à un banquet et les festoya magnifiquement ; quand il les vit dans de bonnes dispositions, il se mit à leur parler, disant qu'ils connaissaient sa volonté d'être juste et ses efforts pour être agréable à Dieu et à eux-mêmes : les Pharisiens, en effet, se piquent de philosophie. Il les priait donc, s'ils voyaient quelque chose à reprendre dans sa conduite et qui fût hors de la bonne voie, de l'y ramener et de le redresser. L'assemblée le proclama vertueux en tout point, et il se réjouit de leurs louanges ; mais l'un des convives, nommé Éléazar, homme d'un naturel méchant et séditieux, prit la parole en ces termes : « Puisque tu désires connaître la vérité, renonce, si tu veux être juste, à la grande-prêtrise et contente-toi de gouverner le peuple. » Hyrcan lui demanda pourquoi il devait déposer la grande-prêtrise. « Parce que, dit l'autre, nous avons appris de nos anciens que ta mère fut esclave sous le règne d'Antiochus Epiphane. » C'était un mensonge, Hyrcan fut vivement irrité contre lui, et tous les Pharisiens fort indignés.

[15] Voir V, 9.

[16] La distinction faite ici entre le roi et le grand-prêtre indique une source contemporaine d'Hérode (Nicolas).

6. Mais un homme de la secte des Sadducéens — qui ont des idées opposées à celles des Pharisiens, — un certain Jonathas, qui était des meilleurs amis d'Hyrcan, prétendit qu'Eléazar n'avait insulté celui-ci que de l'assentiment général des Pharisiens : Hyrcan s’en convaincrait facilement s'il leur demandait quel châtiment Eléazar avait mérité par ses paroles. Hyrcan invita donc les Pharisiens à lui dire quelle punition avait méritée Eléazar ; il reconnaîtrait que cette injure ne lui avait pas été faite de leur aveu, s'ils fixaient la peine à la mesure de l'offense. Ceux-ci répondirent : « les coups et les chaînes », car une insulte ne leur paraissait pas mériter la mort ; et d'ailleurs les Pharisiens sont par caractère indulgents dans l'application des peines. Hyrcan fut très irrité de leur sentence et conclut que le coupable l'avait insulté d'accord avec eux. Jonathas surtout l'excita vivement et l'amena à passer à la secte des Sadducéens, abandonnant celle des Pharisiens ; il abrogea les pratiques imposées au peuple par ceux-ci et punit ceux qui les observaient. De là vint la haine du peuple contre lui et ses fils. Mais nous reviendrons sur ce point[17]. Je veux maintenant dire simplement que les Pharisiens avaient introduit dans le peuple beaucoup de coutumes qu'ils tenaient des anciens, mais qui n'étaient pas inscrites dans les lois de Moïse, et que, pour cette raison, la secte des Sadducéens rejetait, soutenant qu'on devait ne considérer comme lois que ce qui était écrit, et ne pas observer ce qui était seulement transmis par la tradition. Sur cette question s'élevèrent des controverses et de grandes disputes, les Sadducéens ne parvenant à convaincre que les riches et n'étant pas suivis par le peuple, les Pharisiens, au contraire, ayant la multitude avec eux. Mais de ces deux sectes et de celle des Esséniens il a été longuement parlé dans le second livre de mes Judaica[18].

[17] L'anecdote rapportée par Josèphe se lit également dans une baraïta du Talmud de Babylone, Kiddouschin, 66 a ; seulement le prince est appelé Jannée et non Hyrcan, et l'insulte est proférée par Juda ben Guadidiah : Eléazar (fils de Poéra) joue le rôle du Jonathas de Josèphe. Sur ce texte, qui semble extrait d'une Chronique pharisienne, voir Derenbourg, Essai, p. 79 ; Israël Lévi, Rev. ét. juives, XXXV, 1897, p. 218 suiv.

[18] Guerre, II, VIII, 2-14.

Sa mort, son caractère.

7. Hyrcan, après avoir apaisé la sédition[19], vécut heureux ; il occupa le pouvoir avec le plus grand succès pendant trente et un an[20] et mourut, laissant cinq fils. Il avait été jugé par Dieu digne des trois plus hautes faveurs le pouvoir sur le peuple, la charge de grand-prêtre, le don de prophétie. L'esprit divin, en effet, était en lui et lui permit de connaître et d'annoncer l'avenir, si bien qu'il prédit de ses deux fils aînés qu'ils ne resteraient pas longtemps maîtres du pouvoir[21]. Il nous faut raconter leur chute, qui nous apprendra combien ils ont été loin du bonheur de leur père.

[19] Il n'a pas encore été question de « sédition » proprement dite. Guerre, I, II, est plus explicite.

[20] 135 à 105 ou 104 av. J.-C. — La Guerre, I, II, lui prête 33 ans de pontificat.

[21] On a vu plus haut (X, 3) un autre exemple du don de prophétie attribué à Hyrcan.

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