1. Alexandra, après s'être emparée de la place, suivant les recommandations de son mari, parla aux Pharisiens et leur laissa toute liberté pour disposer du cadavre et de la royauté ; elle apaisa ainsi leur colère contre Alexandre et se concilia leur bienveillance et leur amitié. Ils se répandirent dans la foule, discoururent en public, passant en revue les actes d'Alexandre, disant qu'ils avaient perdu un roi juste ; ils amenèrent ainsi par leurs éloges le peuple au deuil et aux regrets, si bien qu'on fit à Alexandre des funérailles plus somptueuses qu'à aucun des rois qui l'avaient précédé. Alexandre cependant laissa deux fils, Hyrcan et Aristobule ; mais il avait légué la couronne à Alexandra. De ces deux fils, l'un, Hyrcan, était peu capable de gouverner et préférait une vie paisible ; le plus jeune, Aristobule, était actif et entreprenant. La reine était aimée du peuple, parce qu'elle paraissait déplorer les fautes qu'avait commises son mari[1].
[1] Et aussi (Guerre, I, § 108) parce qu'elle observait scrupuleusement le code pharisien.
2. Elle nomma grand-prêtre Hyrcan, parce qu'il était l'aîné, mais surtout à cause de son indifférence pour les affaires, et elle donna tout le pouvoir aux Pharisiens ; elle ordonna au peuple de leur obéir, et rétablit toutes les coutumes que les Pharisiens avaient introduites d'après la tradition des ancêtres et qui avaient été supprimées par son beau-père Hyrcan. Elle eut en titre la royauté, mais en fait les Pharisiens en eurent l'exercice. Ils rappelaient les exilés, délivraient les prisonniers, bref, agissaient en tout comme s'ils avaient été les maîtres. La reine aussi cependant s'occupait du royaume. Elle rassembla de nombreux mercenaires, et accrut du double ses forces, en sorte qu'elle effraya les tyrans voisins et reçut d'eux des otages. Dans le pays, tout était tranquille, à l'exception des Pharisiens : ceux-ci, en effet, tourmentaient la reine pour obtenir qu'elle fît mettre à mort ceux qui avaient conseillé [à Alexandre] de tuer les huit cents. Ils commencèrent par égorger eux-mêmes un de ces conseillers, Diogène, puis d’autres et d'autres encore, tant qu'un jour les grands se rendirent au palais, en compagnie d'Aristobule, qui semblait désapprouver ce qui se passait et qui, visiblement, si l'occasion se présentait, ne laisserait pas faire sa mère. Là ils rappelèrent au prix de quels dangers ils avaient autrefois remporté des succès, montrant ainsi combien avait été inébranlable leur fidélité à leur maître, qui les avait, en retour, jugés dignes des plus hautes récompenses. Ils demandaient qu'on ne les frustrent pas à tout jamais de leurs espérances : échappés aux dangers du côté des ennemis publics, ils étaient maintenant massacrés chez eux par leurs ennemis privés, comme des bestiaux, sans aucun secours. Ils ajoutaient que si leurs adversaires se contentaient des meurtres déjà commis, eux-mêmes, par loyauté à l'égard de leurs maîtres, se résigneraient à ce qui s'était passé mais que si les mêmes faits devaient se reproduire, ils suppliaient la reine de leur rendre leur liberté, car ils n'étaient pas hommes à accepter aucun moyen de salut qui ne leur vint pas d'elle et ils mourraient volontiers aux portes du palais plutôt que de se charger la conscience d'une infidélité. Ce serait une honte pour eux-mêmes et pour la reine si, abandonnés par elle, ils trouvaient l'hospitalité chez les ennemis de son mari : car l'Arabe Arétas et les autres princes attacheraient le plus grand prix à prendre à leur service de pareils hommes, dont autrefois le seul nom prononcé leur donnait aussitôt un frisson d'effroi. Si la reine refusait, si elle était bien décidée à favoriser les Pharisiens, ils demandaient comme grâce subsidiaire qu'elle leur assignât à chacun comme séjour une forteresse : pendant que quelque mauvais génie s'acharnait ainsi sur la famille d’Alexandre, eux-mêmes, vivant dans une humble condition (pourraient lui rester fidèles)[2].
[2] Texte mutilé et obscur.
3. Ils ajoutèrent bien d'autres choses encore, implorant la pitié des mânes d'Alexandre sur leurs amis morts, sur eux-mêmes en péril ; tous les assistants fondirent en larmes, et Aristobule surtout montra clairement sa pensée par les reproches qu'il fit à sa mère : car, disait-il, ces hommes étaient bien eux-mêmes cause de leurs propres malheurs, pour avoir, contre toute raison, confié le pouvoir à une femme dévorée de l'ambition de régner, alors qu'elle avait des fils adultes. La reine, ne sachant que faire pour s'en tirer à son honneur, leur confia la garde des places fortes à l'exception de Hyrcania, Alexandreion et Machairous, où se trouvaient ses richesses les plus précieuses. Et peu après elle envoya son fils Aristobule avec une armée à Damas, contre Ptolémée, fils de Mennaios, qui était un voisin incommode pour la ville. Mais il revint sans avoir rien fait d'important.
4. Vers ce même temps on annonça que Tigrane, roi d’Arménie, à la tête d'une armée de trois cent mille hommes[3] avait envahi la Syrie et allait arriver en Judée. Cette nouvelle, comme de juste, épouvanta la reine et le peuple. Ils envoyèrent donc de nombreux et riches présents et des ambassadeurs à Tigrane qui assiégeait alors Ptolémaïs : car la reine Séléné, appelée aussi Cléopâtre[4], qui gouvernait alors la Syrie, avait persuadé les habitants de fermer leurs portes à Tigrane. Les envoyés se rendirent donc auprès de Tigrane et le prièrent d'accorder sa faveur à la reine et au peuple. Tigrane les reçut avec bienveillance, flatté d'un hommage apporté de si loin, et leur donna les meilleures espérances. Mais à peine s'était-il emparé de Ptolémaïs qu'il apprit que Lucullus, à la poursuite duquel Mithridate venait d'échapper en se réfugiant chez les Ibères[5], avait ravagé l'Arménie et assiégeait (sa capitale). Et Tigrane, aussitôt cette nouvelle connue, reprit la route de son royaume.
[3] Quelques mss. donnent 500.000 !
[4] La fille cadette de Ptolémée Physcon et de Cléopâtre, Séléné, avait épousé successivement Ptolémée Lathyre et Antiochus Grypus. On ne sait s’il faut l'identifier avec la Séléné qui fut la femme d'Antiochus Cyzicène et d'Antiochus Eusèbe (Appien, Syr., 69).
[5] Mithridate, après la déroute de Cabira (71), se réfugia, non chez les Ibères, mais en Arménie.
5. Peu après, la reine étant tombée dangereusement malade, Aristobule trouva le moment opportun pour s'emparer du pouvoir ; il quitta la ville de nuit avec un de ses serviteurs et se rendit dans les places fortes où les amis de son père avaient été relégués. Irrité, en effet, depuis longtemps de tout ce que faisait sa mère, ses craintes s'accrurent encore à ce moment dans l'appréhension que, la reine morte sous la dépendance des Pharisiens, toute sa famille ne tombât au pouvoir de ceux-ci ; car il voyait bien l'impuissance de son frère qui devait recueillir la royauté. Sa femme seule, qu'il laissa à Jérusalem avec ses enfants, fut mise dans la confidence de son départ. Il se rendit d'abord à Agaba[6], où se trouvait un des grands nommé Galaistès, par qui il fut accueilli. Le lendemain la reine eut connaissance de la fuite d'Aristobule, et pendant quelque temps elle ne pensa pas que cette absence eût pour objet une révolution ; mais quand on vint lui annoncer coup sur coup qu'il s'était emparé de la première forteresse, puis de la seconde, puis de toutes — car dès que l'une eut donné l'exemple, toutes se hâtèrent de faire leur soumission à Aristobule — alors la reine et le peuple furent profondément troublés. Ils voyaient en effet qu'Aristobule n'était pas loin de s'emparer du pouvoir, et ils craignaient surtout qu'il ne les châtiât pour tous les affronts commis contre sa maison. Ils décidèrent donc d'enfermer sa femme et ses enfants dans la forteresse qui dominait le Temple[7]. Aristobule cependant, en raison de la foule qui se pressait autour de lui, était entouré d'un véritable cortège royal ; en quinze jours environ il avait pris vingt-deux places fortes, dont il avait tiré les ressources nécessaires pour lever une armée dans le Liban, la Trachonitide, et chez les princes. Les hommes, en effet, cédant au nombre, lui obéissaient volontiers. Ils espéraient, d'ailleurs, qu'en aidant Aristobule, ils retireraient autant de profit de son règne que ses proches[8], puisqu'ils auraient été pour lui l'instrument de la victoire. Les anciens des Juifs et Hyrcan se rendirent alors auprès de la reine et lui demandèrent son avis sur les événements. Aristobule, disaient-ils, était déjà presque le maître de tout, puisqu'il s'était emparé de tant de places fortes ; il ne convenait pas que, bien qu'elle fût fort malade, ils prissent cependant à eux seuls une résolution, puisqu'elle vivait encore ; or le danger était menaçant et proche. La reine leur ordonna de faire ce qu'ils jugeraient utile ; ils avaient encore de nombreuses ressources, un peuple vaillant, le pouvoir, et l'argent des gazophylacies fortifiées ; quant à elle, ses forces l'ayant déjà abandonnée, elle ne se souciait plus guère des affaires.
[6] Agaba est inconnue. Faut-il lire Gaba, place voisine du Carmel ? La traduction latine donne Gabatha.
[7] La forteresse appelée alors Bans (plus tard Antonia). Cf. Guerre, I, § 118.
[8] Je lis τῶν προσῳκειωμένων οὐχ ἡττον. Les mss. ont τῶν μὴ προσδοκωμένων. Herwerden a proposé προσῳκειωμένων mais en conservant μὴ ce que je ne comprends pas.
6. Telle fut la réponse de la reine. Peu après elle mourut ; elle avait régné neuf ans[9] et vécu soixante-treize ans. Ce fut une femme qui ne montra en rien la faiblesse de son sexe ; ambitieuse entre toutes, elle prouva par ses actes à la fois l'énergie de son caractère et la folie coutumière des mâles dans l'exercice du pouvoir[10]. Estimant le présent plus que l'avenir, faisant passer tout après le pouvoir absolu, elle ne rechercha ni le bien ni la justice pour eux-mêmes. Aussi amena-t-elle les affaires de sa maison à ce degré de misère que ce pouvoir, acquis au prix de mille dangers et de dures épreuves, grâce à une ambition déplacée chez une femme, fut détruit au bout de peu de temps ; elle eut, en effet, le tort de se ranger au parti de ceux qui étaient mal disposés pour sa famille, et elle priva le pouvoir de l'aide de ceux qui lui étaient dévoués. Les mesures prises par elle pendant sa vie remplirent même après sa mort le palais de malheurs et de troubles. Cependant, si mal qu'elle ait ainsi régné, elle garda la nation en paix. — Telle fut la fin du règne de la reine Alexandra. Je raconterai dans le livre suivant ce qui arriva, après sa mort, à ses fils Aristobule et Hyrcan.
[9] 76 à 67 av. J.-C.
[10] Je ne comprends pas cette phrase, sûrement altérée.