La Légende dorée

CLXXVII
AGATHON, ABBÉ

Le solitaire Agathon garda, pendant trois ans, une pierre dans sa bouche, afin de s’accoutumer au silence. Un autre frère, entrant au milieu d’une assemblée, se dit : « Tu n’es qu’un âne. Fais donc comme l’âne, qui brait et ne parle pas, reçoit l’injure et ne réponds rien ! » Un autre frère, chassé de table, ne répondit rien. Plus tard, interrogé sur le motif de sa conduite, il répondit : « J’ai voulu ressembler au chien, qui, quand on le chasse, s’en va ! »

Interrogé sur la plus difficile de toutes les vertus, Agathon répondit : « C’est de prier Dieu ; car, dans les autres travaux, on peut toujours se reposer ; tandis que l’homme qui prie doit toujours lutter. » Et il disait à ses frères : « Vous devez toujours vivre entre vous comme au premier instant où vous vous rencontrez, et ne point vous faire de confidences. Car il n’y a point de pire passion que la confidence, et c’est elle qui engendre toutes les passions. Un homme irrité, même s’il ressuscitait les morts, ne plairait encore ni à Dieu ni aux hommes. Deux frères avaient vécu longtemps ensemble sans que rien pût jamais les irriter l’un contre l’autre. Un jour, l’un d’eux dit à l’autre : “Essayons de nous quereller, comme font les autres hommes !” Et l’autre : “Mais je ne sais pas comment on fait pour se quereller.” Et son frère : “Tiens, je pose là cette cruche, je dis qu’elle est à moi, tu réponds qu’elle est à toi, et voilà une querelle !” Ils mettent donc la cruche au milieu de la cellule. Et l’un dit à l’autre : “Ceci est à moi !” L’autre répond : “Mais non, c’est à moi !” Et son frère : “Eh bien oui, c’est à toi ! tu peux le prendre !” Et ainsi ils se séparèrent sans être parvenus à se quereller.

Avant de mourir, Agathon resta immobile pendant trois jours, les yeux ouverts. Ses frères lui demandèrent ce qu’il faisait. Et lui : « J’attends le jugement de Dieu ! » Et eux : « En as-tu peur ? » Et lui : « Je me suis efforcé autant que j’ai pu d’obéir aux ordres de Dieu. Mais je suis homme, et je ne sais pas si mes œuvres plairont au Seigneur ! » Et eux : « Tes œuvres ne sont-elles donc pas suivant Dieu ? » Et lui : « Je ne saurai cela que quand je comparaîtrai devant Lui. Car la justice de Dieu ne peut pas être la même que celle des hommes. » Et comme ses frères voulaient continuer à l’interroger, il leur dit : « Par pitié, ne me dites plus rien, car je suis occupé ! » Et, cela dit, il rendit l’âme joyeusement. Tout cela est extrait de la Vie des Pères.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant