- Y a-t-il des vertus théologales ?
- Sont-elles distinctes des vertus intellectuelles et des vertus morales ?
- Quel est leur nombre et leur nature ?
- Leur ordre.
Objections
1. Il ne semble pas possible qu'il y en ait, car il est dit dans les Physiques : « La vertu est dans l'être parfait la disposition au meilleur, mais j'entends par l'être parfait celui qui est dans les bonnes dispositions de sa nature. » Or ce qui est divin est au-dessus de la nature de l'homme. Les vertus théologales ne sont donc pas des vertus de l'homme.
2. Les vertus théologales sont pour ainsi dire des vertus divines. Mais les vertus divines sont celles que nous venons d'appeler exemplaires ; ce n'est pas en nous qu'elles existent, c'est en Dieu.
3. Nous appelons vertus théologales celles par lesquelles nous sommes ordonnés à Dieu principe premier et fin ultime. Mais l'homme, par la nature même de sa raison et de sa volonté, est ordonné au principe premier et à la fin ultime. Les habitus des vertus théologales ne sont donc pas nécessaires pour que la raison et la volonté soient ordonnées à Dieu.
En sens contraire, les préceptes de la loi portent sur des actes de vertus. Or il y a des préceptes donnés dans la loi divine pour les actes de foi, d'espérance et de charité. L'Ecclésiastique dit en effet (Ecclésiastique 2.8-10 Vg) : « Vous qui craignez Dieu, croyez en lui », de même « espérez en lui » ; de même « aimez-le ». Donc la foi, l'espérance et la charité sont des vertus qui nous ordonnent à Dieu. Elles sont donc théologales.
Réponse
La vertu perfectionne l'homme pour les actes par lesquels il s'achemine vers la béatitude, nous l'avons montré antérieurement. Or il y a pour l'homme, avons-nous dit, une double béatitude ou félicité. L'une est proportionnée à la nature humaine, c'est-à-dire que l'homme peut y parvenir par les principes mêmes de sa nature. L'autre est une béatitude qui dépasse la nature de l'homme; il ne peut y parvenir que par une force divine, moyennant une certaine participation de la divinité, conformément à ce qui est dit dans la deuxième épître de S. Pierre (2 Pierre 1.4), que par le Christ nous avons été faits « participants de la nature divine ». Et parce que c'est là une béatitude qui dépasse les capacités de la nature humaine, les principes naturels, à partir desquels l'homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne suffisent pas à l'ordonner à cette autre béatitude.
Aussi faut-il que Dieu surajoute à l'homme des principes par lesquels il soit ordonné à la béatitude surnaturelle, de même qu'il est ordonné vers sa fin connaturelle au moyen de principes naturels qui n'excluent pas les secours divins. Ces principes surajoutés sont appelés vertus théologales, d'abord parce qu'elles ont Dieu pour objet en ce sens que nous sommes grâce à elles bien ordonnés à lui, et aussi parce qu'elles sont infusées en nous par lui seul, et enfin parce qu'elles sont portées à notre connaissance uniquement par la révélation divine dans la Sainte Écriture.
Solutions
1. Une nature peut être attribuée à une réalité de deux manières. D'une manière essentielle, et en ce sens les vertus théologales dépassent la nature de l'homme. En vertu d'une participation, comme un morceau de bois qui a pris feu participe de la nature du feu, et c'est ainsi que l'homme devient participant en quelque sorte de la nature divine, comme on vient de le rappeler. En ce sens, ces vertus-là conviennent à l'homme suivant la nature dont il participe.
2. Ces vertus sont appelées divines, non comme si elles rendaient Dieu vertueux, mais comme nous rendant vertueux par lui et par rapport à lui. Ce ne sont donc pas des vertus exemplaires, mais des vertus tirées de l'exemplaire.
3. La raison et la volonté sont ordonnées vers Dieu par nature, en tant qu'il est principe et fin de la nature, toutefois dans les limites de la nature. Mais en tant qu'il est l'objet de la béatitude surnaturelle, la raison et la volonté, par leur propre nature, ne lui sont pas ordonnées suffisamment.
Objections
1. Il semble que non. Car, si elles sont dans l'âme humaine, il faut qu'elles la perfectionnent ou dans sa partie intellectuelle ou dans sa partie appétitive. Dans un cas ce sont des vertus intellectuelles, dans l'autre des vertus morales. Donc les vertus théologales ne se distinguent pas de ces deux sortes de vertus.
2. On appelle vertus théologales celles qui nous ordonnent à Dieu. Mais parmi les vertus intellectuelles, il en est une qui nous ordonne à lui, c'est la sagesse qui concerne le divin, puisqu'elle considère la cause suprême. Donc les vertus théologales ne se distinguent pas des vertus intellectuelles.
3. S. Augustin fait bien voir pour les quatre vertus cardinales qu'elles constituent « l'ordre de l'amour ». Mais l'amour, c'est la charité, qu'on met parmi les vertus théologales. Donc les vertus morales ne se distinguent pas des théologales.
En sens contraire, ce qui est au-dessus de la nature de l'homme est distinct de ce qui est selon cette nature. Mais les vertus théologales sont au-dessus de notre nature, tandis que les vertus intellectuelles et les vertus morales s'accordent avec elle, on l'a montré plus haut. Elles sont donc bien distinctes.
Réponse
D'après ce que nous avons dit précédemment, les habitus se distinguent spécifiquement selon la différence formelle des objets. Or l'objet des vertus théologales, c'est Dieu même, fin ultime des choses, en tant qu'il dépasse la connaissance de notre raison. Au contraire, l'objet des vertus intellectuelles et des vertus morales, c'est quelque chose que la raison humaine peut saisir. Par conséquent les vertus théologales sont spécifiquement distinctes des vertus morales et des vertus intellectuelles.
Solutions
1. Les vertus intellectuelles et les vertus morales perfectionnent l'intelligence et l'appétit de l'homme dans les limites de la nature humaine ; mais les vertus théologales, surnaturellement.
2. La sagesse, dont le Philosophe fait une vertu intellectuelle, considère les choses divines selon qu'elles se prêtent aux investigations de la raison humaine. Mais la vertu théologale les regarde selon qu'elles dépassent la raison humaine.
3. Bien que la charité soit un amour, tout amour n'est pourtant pas charité. Donc, quand on dit que toute vertu est l'ordre dans l'amour, cela peut s'entendre ou de l'amour en général ou de l'amour de charité. Si c'est de l'amour en général, alors on dira que n'importe quelle vertu est l'ordre de l'amour, dans la mesure où n'importe laquelle des vertus cardinales requiert une affection ordonnée ; or la racine et le principe de toute affection, nous l'avons dit, c'est l'amour. — Mais si cela s'entend de l'amour de charité, on ne donne pas par là à penser que n'importe quelle autre vertu soit essentiellement charité, mais que toutes les autres vertus dépendent de la charité en quelque manière, comme il apparaîtra par la suite.
Objections
1. Il semble déplacé d'admettre trois vertus théologales : la foi, l'espérance et la charité. En effet les vertus théologales ont la même relation avec la béatitude divine que l'inclination de nature avec la fin qui lui est connaturelle. Mais parmi les vertus ordonnées à la fin connaturelle, il n'y en a qu'une que nous ayons naturellement, c'est l'intelligence des principes. On ne doit donc admettre qu'une seule vertu théologale.
2. Les vertus théologales sont plus parfaites que les vertus intellectuelles et morales. Mais parmi les vertus intellectuelles on ne met pas la foi, car elle est quelque chose d'inférieur à la vertu, puisqu'elle est une connaissance imparfaite. Pareillement, parmi les vertus morales, on ne met pas non plus l'espérance ; elle est inférieure à la vertu, puisqu'elle est une passion. Foi et espérance doivent donc beaucoup moins encore être comptées comme vertus théologales.
3. Les vertus théologales ordonnent à Dieu l'âme de l'homme. Mais celle-ci ne peut être ordonnée à Dieu que dans sa partie spirituelle où se trouvent l'intelligence et la volonté. Donc il ne doit y avoir que deux vertus théologales, l'une qui perfectionne l'intelligence, l'autre qui perfectionne la volonté.
En sens contraire, l'Apôtre dit (1 Corinthiens 13.13) « Présentement demeurent la foi, l'espérance et la charité, ces trois choses. »
Réponse
Comme nous venons de le dire, les vertus théologales ordonnent l'homme à la béatitude surnaturelle de la même manière qu'une inclination naturelle l'ordonne à la fin qui lui est connaturelle. Or cela se fait d'une double façon. 1° Par le moyen de la raison ou intelligence, en tant qu'elle contient les premiers principes généraux qui nous sont connus à la lumière naturelle de l'intellect et d'où procède la raison tant en matière de spéculation qu'en matière d'action. 2° Par la rectitude de la volonté qui tend naturellement au bien de la raison.
Mais cette double adaptation est inférieure à la béatitude surnaturelle, selon le mot de l'Apôtre (1 Corinthiens 2.9) : « L'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et le cœur de l'homme n'a pas découvert ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. » Aussi a-t-il fallu que sur ces deux points quelque chose fût surnaturellement ajouté à l'homme pour l'ordonner à sa fin surnaturelle. D'abord, pour ce qui est de l'intelligence, certains principes surnaturels sont ajoutés à l'homme, qui sont saisis dans une lumière divine, et c'est la matière à croire, sur laquelle porte la foi. Ensuite, la volonté est ordonnée à la fin surnaturelle, et quant au mouvement d'intention qui tend vers cette fin comme vers une chose possible à obtenir : c'est l'affaire de l'espérance ; et quant à une certaine union spirituelle par laquelle la volonté est en quelque sorte transformée en cette fin, ce qui se fait par la charité. Car en toute chose l'appétit a par nature ce mouvement et cette tendance vers la fin qui lui est connaturelle, et ce mouvement provient lui-même d'une certaine conformité de la chose avec sa fin.
Solutions
1. L'intellect a besoin d'espèces intelligibles pour pouvoir faire œuvre d'intelligence, et c'est pourquoi il faut supposer en lui un habitus surajouté à la puissance. Mais la volonté, par sa nature même, suffit à ordonner naturellement à sa fin, soit pour l'intention de la fin, soit pour la conformité à elle. Mais, par rapport à ce qui est au-dessus de la nature, la nature de nos puissances ne suffit à rien de tout cela. Et c'est pourquoi il faut qu'il y ait sur un point comme sur l'autre le surcroît d'un habitus surnaturel.
2. La foi et l'espérance impliquent une certaine imperfection parce que la foi a pour objet ce qu'on ne voit pas, et l'espérance ce qu'on ne possède pas. C'est pourquoi, avoir la foi et l'espérance au sujet de ce qui est soumis à la puissance humaine, est inférieur à la raison de vertu. Mais les avoir pour ce qui est au-dessus de la capacité de la nature humaine, dépasse toute vertu à la mesure de l'homme, selon S. Paul (1 Corinthiens 1.25) : « La faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. »
3. Deux choses relèvent de l'appétit : le mouvement vers la fin et la conformité avec elle par l'amour. Ainsi faut-il qu'il y ait dans l'appétit humain deux vertus théologales, l'espérance et la charité.
Objections
1. Il ne semble pas qu'on puisse admettre l'ordre des vertus théologales qui place la foi avant l'espérance, et l'espérance avant la charité. En effet, la racine est antérieure à ce qui en sort. Mais la charité est la racine de toutes les vertus selon l'expression de l'Apôtre (Éphésiens 3.17) : « Enracinés et fondés dans la charité. » Donc la charité passe avant les autres.
2. S. Augustin dit : « On ne peut aimer une chose tant qu'on n'a pas cru qu'elle existe. Mais si l'on croit et si l'on aime, en agissant bien on arrive aussi à espérer. » Il semble donc que la foi précède la charité, et que celle-ci précède l'espérance.
3. L'amour, a-t-on dit, est le principe de toute affection. Mais l'espérance désigne une affection, puisque nous avons vu qu'elle est une passion. Donc la charité, qui est un amour passe avant l'espérance.
En sens contraire, il y a l'affirmation de l'Apôtre (1 Corinthiens 13.13) : « Maintenant donc demeurent la foi, l'espérance et la charité. »
Réponse
Il y a deux ordres, celui de la génération et celui de la perfection. — Par l'ordre de la génération, la matière est antérieure à la forme, et l'imparfait antérieur au parfait dans un seul et même sujet. C'est ainsi que la foi précède l'espérance ; et l'espérance, la charité ; si l'on regarde les actes, car les habitus sont infusés simultanément. Car un mouvement de l'appétit ne peut tendre à quelque chose, soit en l'espérant, soit en l'aimant, s'il ne l'a pas perçu par le sens ou par l'intelligence. Or c'est par la foi que l'esprit perçoit ce qu'il espère et ce qu'il aime. Par conséquent il faut que dans l'ordre de la génération, la foi précède l'espérance et la charité.
Pareillement, nous aimons une chose du fait que nous l'apercevons comme bonne pour nous. Or, par le fait même que noua espérons pouvoir obtenir pour nous de quelqu'un une chose bonne, nous estimons que celui en qui nous avons espoir est lui aussi un bien pour nous. C'est pourquoi de ce qu'on met de l'espoir en quelqu'un, on en vient à l'aimer. De sorte que, dans l'ordre de la génération, si l'on regarde les actes, l'espérance précède la charité.
Mais, dans l'ordre de la perfection, la charité précède la foi et l'espérance, du fait que la foi, aussi bien que l'espérance, est formée par la charité et acquiert ainsi sa perfection de vertu. C'est ainsi en effet que la charité est la mère de toutes les vertus et leur racine, en tant qu'elle est leur forme à toutes comme on le dira plus loin.
Solutions
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. S. Augustin parle de l'espérance par laquelle en raison des mérites que l'on a déjà, on espère qu'on parviendra à la béatitude : c'est là de l'espérance « formée », qui suit la charité. Mais quelqu'un peut espérer avant même d'avoir la charité : il espère non d'après les mérites qu'il a déjà, mais d'après ceux qu'il espère avoir.
3. Comme nous l'avons dit lorsqu'il s'est agi des passions, l'espérance regarde deux choses. L'une comme objet principal, c'est le bien espéré. Et à cet égard, l'amour précède toujours l'espérance ; jamais en effet un bien n'est espéré s'il n'est désiré et aimé. — L'espérance regarde aussi celui de qui on espère pouvoir obtenir le bien. Et à cet égard il est certain qu'en premier lieu l'espérance précède l'amour, bien qu'ensuite l'espérance soit accrue par la force même de l'amour. Par là même en effet qu'on estime pouvoir se procurer un bien grâce à quelqu'un, on commence à aimer ce quelqu'un lui-même, et du fait qu'on l'aime, on en vient ensuite à espérer plus fortement en lui.