Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XIV

CHAPITRE VII
Crassus pille le Temple de Jérusalem ; il met à mort Peitholaos, qui avait succédé à Aristobule comme chef de la rébellion ; Antipater épouse une Arabe (ou une Iduméenne ?) nommée Cypros, et en a quatre fils, dont Hérode, qui devint roi plus tard, et une fille nommée Salomé ; César rend la liberté à Aristobule, mais les partisans de Pompée l'empoisonnent ; Alexandre, fils d'Aristobule, est décapité à Antioche.[1]

Pillage du Temple par Crassus.

1. Crassus, sur le point de faire une expédition contre les Parthes[2], vint en Judée ; il enleva du Temple l'argent monnayé que Pompée y avait laissé — deux mille talents — et fit mine de dépouiller le sanctuaire de tout l'or qui s'y trouvait ; il y en avait pour huit mille talents[3]. Il emporta d'abord une poutre d'or forgée d'un seul bloc massif pesant trois cents mines : notre mine vaut deux livres et demie[4]. Ce fut un prêtre, nommé Éléazar, chargé de la garde des trésors, qui lui donna cette poutre, non pas d'ailleurs par méchanceté, car c'était un homme honnête et juste ; mais, préposé à la garde des voiles du sanctuaire, admirables de beauté, de richesse et de travail, et qui étaient suspendus à cette poutre, lorsqu'il vit que Crassus se disposait à faire main basse sur tous les objets d'or, il conçut des craintes pour la décoration entière du sanctuaire ; il lui donna donc, comme rançon de tout le reste, cette poutre, après lui avoir fait jurer de ne rien emporter d'autre du sanctuaire, et de se contenter du présent qu'il allait lui faire et qui valait beaucoup de myriades de drachmes[5]. Cette poutre était cachée dans une autre poutre de bois creuse ; personne ne s'aperçut donc de sa disparition, que seul Eléazar connut. Crassus donc la prit, assurant qu’il ne toucherait à rien d'autre dans le Temple : puis il viola son serment et emporta tout l'or qui se trouvait dans le sanctuaire.

[1] Guerre, I, § 179-186.

[2] 54 av. J-C.

[3] Il ne s'agit pas d'un poids d'or de 8.000 talents, mais d'un poids d'or équivalent à 8.000 talents d'argent, soit une valeur intrinsèque de 48 millions de francs.

[4] 2 ½ livres romaines, savoir 818 grammes. Cette évaluation est grossièrement approximative ; la mine hébraïque, identique (à cette époque) à la mine phénicienne, ne vaut que 728 grammes.

[5] 300 mines d'or valaient 3.000 mines d'argent ou 150.000 drachmes phéniciennes. Tout ce récit est singulièrement suspect et dérive peut-être d'une source légendaire. Cf. Destinon, p. 105.

Digression sur les Juifs d'Asie et de Cyrène.

2. Il ne faut pas s'étonner qu'il y eût autant de richesse dans notre Temple ; tous les Juifs de la terre et tous ceux qui honorent notre Dieu[6], aussi bien en Asie qu'en Europe, contribuaient depuis longtemps à l'enrichir. Et les témoins ne manquent pas pour affirmer l'importance des richesses dont j'ai parlé plus haut ; que l'on ne croie donc pas qu'en les estimant à une telle valeur, nous cédions à un désir de vantardise et de gloriole. Nous avons pour nous le témoignage de nombre d'écrivains, entre autres Strabon le Cappadocien, qui s'exprime en ces termes : « Mithridate envoya à Cos des émissaires qui s'emparèrent des richesses que la reine Cléopâtre y avait déposées, et des huit cents talents des Juifs. » Or nous n'avons d'autres richesses publiques que celles qui sont consacrées à Dieu, et il est évident que ces sommes avaient été transportées par les Juifs d'Asie à Cos par crainte de Mithridate : car il est peu vraisemblable que les Juifs de Judée, qui avaient une ville fortifiée et le sanctuaire, eussent envoyé de l'argent à Cos ; d'autre part, il est difficile de croire que la chose ait été faite par les Juifs habitant Alexandrie, lesquels n'avaient rien à craindre de Mithridate[7]. Le même Strabon, dans un autre passage, témoigne qu'au temps où Sylla passa en Grèce pour aller combattre Mithridate et envoya Lucullus réprimer la révolte de ses compatriotes à Cyrène[8], les Juifs remplissaient le monde. Voici ce qu'il dit : « Il y avait à Cyrène quatre (classes) : les citoyens, les laboureurs, les métèques et les Juifs. Ceux-ci ont déjà envahi toutes les cités, et l'on trouverait difficilement dans le monde un endroit où ce peuple n'ait été accueilli et ne soit devenu le maître[9]. La Cyrénaïque, placée sous la même domination que l'Égypte, a suivi son exemple sur bien des points et notamment en accueillant avec faveur les colonies juives, qui s'y sont multipliées en observant leurs lois nationales. En Égypte, on assigne aux Juifs une résidence à part, et tout un quartier d'Alexandrie est réservé à ce peuple. Ils ont même à leur tête un ethnarque, qui gouverne la nation, décide les contestations, et s'occupe des contrats et des ordonnances, comme s'il était le chef d'un gouvernement autonome. Si ce peuple a pris en Égypte une pareille importance, c'est que les Juifs étaient à l'origine des Égyptiens et se sont établis dans le voisinage du pays qu'ils quittaient ; et s'ils se répandirent en Cyrénaïque, c'est qu'elle aussi était limitrophe de l'Égypte, comme la Judée, ou plutôt faisait autrefois partie de ce royaume. » Voilà ce que dit Strabon.

[6] Par σεβόμενοι τὸν θεὸν Josèphe entend les païens convertis au monothéisme juif, sans être devenus complètement juifs. L'expression synonyme φουβούμενοι τὸν θεὸν se retrouve dans les Actes des Apôtres. Cf. Bernays, Gesammelte Abhandlungen, II, 74; Schürer, III, 123.

[7] Le fait rapporté par Strabon se place en 88 ou 87 av. J.-C. pendant l'occupation de l'Asie romaine par Mithridate Eupator. On a vu plus haut (XIII, 34Y) que Cléopâtre (mère de Ptolémée Lathyre et d'Alexandre), sur le point de partir en campagne contre son fils, avait déposé ses trésors à Cos. Il est fort probable que les généraux juifs Helkias et Ananias en avaient fait autant et que ce sont là « 800 talents des Juifs » mentionnés par Strabon. L'explication toute gratuite de Josèphe est sans vraisemblance, car 800 talents sont une somme beaucoup trop forte pour représenter les contributions des Juifs d'Asie Mineure au trésor du Temple. Cf. Revue ét. juives, XVI, 204.

[8] D'après le récit de Plutarque, Lucullus, c. 2, Lucullus trouva la Cyrénaïque agitée par des guerres civiles, mais il n'est pas question d'une sédition des Juifs. Aussi Niese croit-il notre texte altéré.

[9] Ces derniers mots me paraissent suspects.

Révolte de Peitholaos. Puissance d'Antipater.

3. Crassus, après avoir tout réglé à son gré, marcha contre les Parthes ; mais il fut défait et périt avec toute son armée, comme on l'a raconté ailleurs[10]. Cassius put s'enfuir en Syrie, s'en arrogea le gouvernement et tint tête aux Parthes qui voulaient l'envahir, enhardis par leur victoire sur Crassus. Ensuite, étant revenu à Tyr, il passa de là en Judée. Il attaqua aussitôt Tarichées[11], s'en empara, fit environ trente mille esclaves, et mit à mort Peitholaos, qui avait succédé à Aristobule comme chef de la rébellion ; il le fit à l'instigation d'Antipater, qui avait sur lui une très grande influence, et qui était alors en grande considération aussi auprès des Iduméens (?) ; il épousa une femme de cette nation, une Arabe d'une naissance distinguée[12], nommée Cypros, et en eut quatre fils Phasaël, Hérode, qui fut roi plus tard, Joseph et Phéroras, ainsi qu'une fille, Salomé. Antipater noua aussi des relations d'amitié et d'hospitalité avec les princes voisins, notamment celui des Arabes, auquel il confia ses enfants lorsqu'il était en guerre contre Aristobule. — Après cela Cassius leva le camp[13] et marcha en toute hâte vers l'Euphrate, pour s'opposer aux ennemis qui arrivaient de ce côté, comme d'autres historiens l'ont raconté.

[10] Dans l'Histoire copiée par Josèphe. La mort de Crassus se place en 53 av. J.-C, Cassius était son questeur.

[11] Sur le lac de Tibériade.

[12] Si Cypros était Arabe (les mots ἐξ Ἀραβίας se lisent aussi dans Guerre), on ne comprend pas qu'elle soit qualifiée d'Iduméenne ; aussi les mots me paraissent-ils suspects, d'autant plus que dans Guerre il est dit qu'Antipater se concilia le roi des Arabes (Nabatéens) διὰ τὴν ἐπιγαμίαν. Josèphe a dû mal comprendre son auteur, ou les copistes l'ont altéré.

[13] Guerre 6, 182 ajoute ce détail qu’il imposa d'abord à Alexandre (fils d’Aristobule) un traité par lequel celui-ci s'engageait à rester tranquille.

Mort d'Aristobule et d'Alexandre.

4. Quelque temps après, César, resté maître de Rome, par la fuite de Pompée et du sénat au delà de la mer Ionienne[14], rendit la liberté à Aristobule et résolut de l'envoyer en Syrie avec deux légions, pour y rétablir l'ordre, comme il en était capable. Mais Aristobule ne put réaliser aucune des espérances qu’il avait conçues en recevant le pouvoir des mains de César : les partisans de Pompée le prévinrent en l'empoisonnant. Les amis de César l'ensevelirent, et le cadavre resta longtemps conservé dans du miel[15], jusqu'au jour où Antoine le renvoya en Judée et le fit déposer dans les tombeaux royaux. Scipion[16], sur l'ordre que lui envoya Pompée de mettre à mort Alexandre, fils d'Aristobule, reprocha au jeune homme tous ses anciens torts à l'égard des Romains, et le fit décapiter à Antioche. Les autres enfants d'Aristobule[17] furent recueillis par Ptolémée, fils de Mennaios, qui régnait à Chalcis, au pied du mont Liban[18]. Ce prince envoya son fils Philippion à Ascalon auprès de la veuve d'Aristobule et l'invita à lui confier son fils Antigone et ses filles, dont l'une, Alexandra, devint la femme de Philippion, qui s'en était épris. Plus tard, Philippion fut tué par son père Ptolémée[19], qui épousa alors Alexandra, et resta le protecteur du frère et de la sœur de celle-ci.

[14] Printemps 49 av. J.-C.

[15] A rapprocher de la relation du Talmud (Baba Batra, 3 b), d'après laquelle Hérode conserva le corps de Mariamme dans du miel pendant sept années. (Note de M. Israël Lévi.)

[16] Q. Metellus Scipio, beau-père de Pompée et gouverneur de Syrie.

[17] Nous traduisons ainsi les mots τοὺς ἀδελφοὺς αὑτοῦ (d'Alexandre), faute d'un mot français équivalant à l'allemand Geschwister. Aristobule n'avait que deux fils et deux filles (supra, IV, 5). Guerre dit nettement : Ἀντίγονον καὶ τὰς ἀδελφὰς αὑτοῦ.

[18] Au sud d'Héliopolis (Baalbek).

[19] Guerre dit que ce fut par amour pour Alexandra que Ptolémée tua son fils. Quel sujet de tragédie pour le XVIIIe siècle !

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