« Lorsque Longin, célébrant par un banquet, à Athènes, l’anniversaire de Platon, nous avait invités en grand nombre, là se trouvaient Nicagoras, le sophiste ; Major ; Apollonius, le grammairien : Démétrius, le géomètre ; Prosenés, le péripatéticien et le stoïcien, Calietès, près desquels j’étais couché en septième. Le repas étant déjà avancé, et la conversation étant tombée, entre autres choses, sur l’historien Éphore : Ecoutons, dit-il, quel est ce bruit à l’occasion d’Éphore (Caystre et Maxime entamaient une dispute). Celui-ci préférait Éphore à Théopompe ; Caystre au contraire le traitait de plagiaire : Qu’est-ce qu’Éphore a réellement en propre ? n’a-t-il pas transporté dans son histoire jusqu’à trois mille lignes entières de Daïmaque, de Callisthène et d’Anaximène ? A quoi le grammairien Apollonius repartit : Eh ! ne savez-vous pas que ce Théopompe, à qui vous donnez la préférence, est atteint du même mal ? n’a-t-il pas copié jusqu’aux expressions de l’Aréopagitique d’Isocrate, dans le onzième livre des Philippiques ?
Ὅτι τῶν ἀγαθῶν καὶ τῶν κακῶν οὐδὲν αὐτὸ καθ’ αὑτὸ παραγίνεται τοῖς ἀνθρώποις (Isocr., Areop., § 2.)
Et ce qui suit (qu’aucun des biens ou des maux n’arrive jamais seul aux hommes). Et cependant, il se place au-dessus d’Isocrate, et a soin de nous dire que ce dernier a été vaincu par lui dans le concours des panégyriques de Mausole, lui, son disciple. Il fait encore disparaître la trace de ses larcins, en transportant aux uns ce qui est arrivé aux autres, en sorte qu’il se rend coupable de mensonge par cette manière. En effet, Andron, ayant relaté dans son trépied, sous le nom de Pythagore, les prédictions qui furent faites par ce philosophe, et ayant dit qu’ayant eu soif à Métaponte, il fit tirer de l’eau d’un certain puits, et qu’en ayant bu, il annonça que dans trois jours il y aurait un tremblement de terre. Il ajouta, après avoir donné plusieurs autres explications : Eh bien, tout ce qu’Andron a attribué à Pythagore, Théopompe le lui a dérobé ; car s’il l’avait raconté de Pythagore, aussitôt tout le monde s’en serait aperçu et se serait écrié : J’aurais bien pu en dire autant ; au lieu qu’il a rendu le plagiat méconnaissable en changeant le nom. Il a fait usage des mêmes faits, et substitué un autre nom : c’est Phérécyde de Syros qu’il fait intervenir comme ayant prédit ces choses ; il ne masque pas son larcin à l’aide du nom seulement, mais aussi en déplaçant les lieux. Andron avait dit que la prédiction du tremblement de terre avait eu lieu à Métaponte ; Théopompe en place la scène à Scyros. Ce n’est pas de Mégare en Sicile, mais de Samos qu’il dit qu’on a vu ce qui est relatif au vaisseau, et il a changé la prise de Sybaris en celle de Messine ; mais pour paraître dire quelque chose de nouveau, il a ajouté le nom de l’étranger qu’il dit s’appeler Périlaüs.
« Pour ma part, dit Nicagoras, en parcourant les Helléniques de cet historien et ceux de Xénophon, j’ai acquis la preuve qu’il avait interpolé un grand nombre de passages de ce dernier ; et ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’il les a changés en plus mal. J’en donnerai pour exemple la conférence entre Pharnabaze et Agésilas (livre IV, chap. 1er, § 29 des Helléniques de Xénophon), et les conversations qu’ils eurent, la foi qu’ils se donnèrent ; ce qui est écrit avec autant de grâce que de dignité dans le quatrième livre de Xénophon. Ayant transporté ces mêmes récits dans le onzième livre de ses Philippiques, Théopompe les a vendus sans mouvement, sans intérêt et d’une manière tout-à-fait aride, précisément à cause de son plagiat : roulant donner de la force et du fini à son style, il a alangui sa narration, et lui a donné l’apparente hésitation d’un temporisateur, corrompant tout ce qu’il y a d’animé et d’énergique dans le récit de Xénophon, Lorsque Nicagoras eut terminé : Comment serions-nous étonnés, dit Apollonius, que Théopompe et Éphore aient éprouvé les atteintes de la maladie du plagiat, quand nous voyons que Ménandre lui-même a été infecté de ce vice, et qu’Aristophane le grammairien, malgré l’excessive tendresse qu’il lui porte, n’a pas pu s’empêcher de lui en faire doucement le reproche, eu opposant ses larcin aux passages semblables qu’il s’est appropriés. Mais Latinus a dévoilé tous les vols qu’il a commis, dans les six livres qui portent pour titre : Des choses qui n’appartiennent pas à Ménandre. De même que Philostrate d’Alexandrie, a composé tout un livre sur les plagiats de Sophocle, Cœcilius, comme s’il avait fait une grande découverte, dit que Ménandre a transporté dans son Δεισιδαίμων (le superstitieux), toute la comédie d’Antiphane οἰωνίστη (l’augure). Puisqu’il vous a plu, je ne sais pourquoi, dit A…, de parler des plagiaires, je vous dénoncerai à mon tour le bel Hypéride qui a dérobé une foule de choses à Démosthène, dans le discours contre Diondas, et dans celui contre Euboulos pour cause de corruption ; car il est évident que l’un des deux a pris l’autre, attendu qu’ils sont contemporains. Et ce serait votre affaire, ô Apollonius, de démêler, d’après le calcul des temps, celui qui a dépouillé l’autre. Quant à moi, je suppose qu’Hypéride est le coupable. En tout cas, dans l’incertitude, j’admire Démosthène, parce qu’en prenant à Hypéride, il a su rectifier et placer convenablement ce que l’autre avait dit, ou je reproche à Hypéride d’avoir gâté Démosthène en le dépouillant. »
Puis après quelques observations, il ajoute :
« Que vous dirai-je ? que les institutions barbares (τὰ βαρβαρικὰ νόμιμα) d’Hellanicus, sont toutes puisées dans Hérodote et dans Damaste, ou bien que la plus grande partie du second livre d’Hérodote est tirée mot pour mot de la Périegèse (description) d’Hécatée de Milet. Celui-là ayant seulement raccourci ce qui concerne le phénix, l’hippopotame et la chasse aux crocodiles.
« Que dirai je encore ? Que les considérations d’Isée sur les tortures, dans le discours pour la succession de Ciron, se retrouvent reproduites dans le discours d’Isocrate, intitulé Trapeziticus et dans celui de Démosthène en revendication (ἑξβούλης), contre Onetore, à peu près dans les mêmes termes ; que Dinarque, dans son premier discours contre Cléomédon pour sévices, avait transporté beaucoup d’idées avec les mêmes expressions prises du discours de Démosthène contre Conon ; également pour Simonide, que cette maxime d’Hésiode : L’homme ne peut rien prendre de meilleur qu’une bonne femme, rien de pire qu’une méchante.
Οὐ μὲν γάρ τι γυναικὸς ἀνὴρ ληίζετ’ ἄμεινον
Τῆς ἀγαθῆς· τῆς δ’ αὖτε κακῆς οὐ ῥίγιον ἄλλο.
a été prise par Simonide qui l’a placée dans son onzième livre, ainsi qu’il suit.
Γυναικὸς οὐδὲν χρῆμ’ ἀνὴρ ληίζεται
Ἄμεινον ἐσθλής, οὐδὲ ῥίγιον κακῆς
Euripide l’a introduite dans la Ménalippe captive.
Τῆς μὲν κακῆς, κάκιον οὐδὲν γίνεται
Γυναικὸς· ἐσθλῆς δ’ οὐδὲνν ὑπερβολὴν
Πέφθκ ἄμεινον, διαφέρουσι δ’ αἱ φύσεις
« Euripide a dit : Femmes, nous sommes la créature la plus malheureuse. »
Γύναικές ἐσμεν ἀθλιώτατον´φυτόν.
Théodecte dans l’Alcméon, dit :
Σαφὴς μὲν ἐν βροτοῖσιν ὑμνεῖται λόγος·
῾Ως οὐδέν ἐστιν ἀθλιώτερον φυτὸν
Γυναικός.
« Ce dernier ne s’est pas contenté d’y puiser l’idée, mais il l’a revêtue des mêmes paroles que, par une insigne malice, il a voulu faire passer pour un proverbe, et a mieux aimé faire croire qu’il l’avait recueillie de la bouche de tout le monde, que d’avouer qu’il l’avait prise dans son auteur. Antimaque pillant Homère, le réforme en le gâtant : Homère avait dit :
Ἰδεώ θ’ ὃς κράτιστος ἐπιχθονίων γένετ’ ἀνδρῶν.
Antimaque :
Ἰδεώ θ’ ὃς κράτιστος ἐπιθονίων ἦν ἀνδρῶν.
Lycophron approuve ce changement qui, selon lui, donne plus de gravité au vers (le Spondaïque). Je ne parlerai pas du :
Τὸν δ’ ἀπαμειβόμενος προέφη κρείων Διομήδης.
« L’abus qu’Homère a fait du τὸν δ’ ἀπαμειβόμενος ayant fourni l’occasion à Cratinus de traduire ce poète sur la scène. Eh bien, malgré sa fréquente répétition, Antimaque ne craint pas de s’en emparer. Homère a dit :
Λαῶν οἶσιν ἄνασσε, πατὴρ δ’ ὡς ἤπιος ἦεν
« Il a encore dit ailleurs :
Οἱ δ’ ἐπεὶ ἀμφοτέρωθεν ἐκαρτύναντο φάλαγγας
« Antitmaque, déplaçant ces hémistiches, en a fait :
Λαῶν οἶσιν ἄνασσον ἐκαρτύναντο φάλαγγας.
Cependant, de peur qu’en faisant le procès des plagiaires, on ne m’accuse de plagiat, je vais faire connaître ceux qui ont dévoilé dans leurs écrits les larcins de ce genre. Il existe des livre de Lysimaque sur les plagiats d’Éphore. Alcée, l’auteur des Iambes satyriques et des épigrammes, a parodié les larcins d’Éphore en les faisant connaître. Il existe une lettre de Polion à Soterindas, sur les larcins de Ctésias, et un livre du même, sur ceux imputés à Hérodote. Dans l’ouvrage intitulé : Les Investigateurs, on en cite beaucoup de Théopompe. Dans la composition d’Arétadas sur la Synemptose (la Coïncidence), on peut apprendre beaucoup de traits de ce genre. »
Après d’autres remarques, Prosénès dit :
« Vous avez bien dévoilé les plagiaires ; mais le divin Platon lui-même, dont nous célébrons aujourd’hui la fête éponyme, a beaucoup fait usage de ceux qui l’ont devancé. Je n’ose me servir du terme de larcin en parlant de lui ; mais ne comprenez-vous pas ? Que dites-vous, s’écria Callietès, je ne me borne pas à le dire, je veux encore le prouver : les livres de ceux qui ont écrit avant Platon sont rares, sans quoi peut-être découvrirait-on un plus grand nombre de plagiats du philosophe. Je suis cependant, par un hasard de fortune, tombé sur quelques-uns : je lisais le traité de Protagore sur l’être, contre ceux qui veulent que l’être soit un, et j’ai trouvé qu’il usait des mêmes objections que Platon, dont je me suis étudié à me rappeler les propres expressions. Et en disant cela, il cita de nombreux exercées de ces imitations. »
Cependant, je crois que ce qui vient d’être dit suffit, entre dix mille preuves qu’on pourrait ajouter, pour faire connaître la manière d’agir des écrivains Grecs, qui ne se sont pas même ménagé les accusations mutuelles entre eux. Maintenant, pour préparer la voie à la démonstration de l’utilité, que ces mêmes Grecs ont retirée de l’instruction des Hébreux, il me paraît nécessaire de passer en revue toute cette science tant vantée, et cette philosophie grecque, et de montrer que les premiers rudiments de ces sciences et les mystères de la logique, leur ont été importés des barbares ; en sorte que l’on n’aura plus à récriminer, quand on saura pourquoi nous avons préféré les doctrines religieuses et philosophiques des barbares à celles dont les Grecs tirent vanité.