1.[1] Cependant la Syrie était en proie aux troubles, car Cléopâtre ne cessait d'exciter Antoine à entreprendre sur tous les souverains. Elle voulait, en effet, le persuader de les déposséder tous pour lui donner leurs territoires : or, elle pouvait beaucoup sur lui, grâce à la passion qu'elle lui inspirait. Elle était, d'ailleurs, par nature, âpre au gain, et il n'était violations de droits qu'elle n'eût commises. Elle avait empoisonné son frère, âgé de quinze ans, à qui elle savait que reviendrait la royauté elle avait fait tuer par Antoine sa sœur Arsinoé, réfugiée, suppliante, dans le temple d'Artémis, à Ephèse. Insatiable de richesses, sur le moindre soupçon de trésors, elle avait profané temples et tombeaux ; pas de sanctuaire qui lui parût si inviolable, qu'elle n'en ravit tous les ornements ; pas de lieu profane qui ne souffrit d'elle tous les excès, si le pillage devait contribuer à contenter l'avidité de cette reine injuste[2]. En somme, rien ne pouvait satisfaire cette femme, prodigue et esclave de ses désirs, et qui souffrait comme d'une privation si le moindre de ses souhaits ne se réalisait pas. Aussi poussait-elle toujours Antoine à enlever quelque chose aux autres pour le lui donner, et comme elle avait passé avec lui en Syrie, elle méditait de s'approprier cette province. Elle fut cause de la mort de Lysanias, fils de Ptolémée, en l'accusant d'avoir appelé les Parthes[3], et elle demanda à Antoine la Judée et l'Arabie, qu'elle voulait qu'il enlevât à leurs rois. Antoine se laissait toujours dominer par cette femme au point qu'elle semblait l'avoir assujetti non seulement par le commerce de ses charmes, mais encore par des philtres, à toutes ses volontés ; cependant ici l'injustice eût été si flagrante qu'il n'osa pas, en poussant la soumission jusqu'à ce point, s'exposer aux dernières fautes. En conséquence, ne voulant ni opposer un refus absolu à Cléopâtre, ni se déconsidérer publiquement en accomplissant tous ses ordres, il se contenta d'enlever aux deux rois quelques parcelles de leur territoire et lui en fit présent. Il lui donna également les villes situées en deçà du fleuve Eleuthère jusqu'à l'Égypte, à l'exception cependant de Tyr et de Sidon, qu'il savait libres de toute antiquité, et bien qu'elle insistât pour les obtenir[4].
[1] Guerre, I, § 359-361.
[2] Texte mutilé.
[3] Il s'agit de Lysanias, dynaste de Chalcis en Liban (Iturée), fils et successeur de Ptolémée, fils de Mennaios. Son exécution se place en 36, à la veille de l'expédition d'Antoine contre les Parthes (Porphyre, ap. Eusèbe, I, 170 Schœne). Cf. Kromayer, Zeit und Bedeutunq der ersten Schenkung Mark Antons an Kleopatra, dans l'Hermes, XXIX (1894), p. 571 suiv.
[4] Toutes ces donations se placent probablement en 36, soit avant l'expédition contre les Parthes (Plutarque), soit après (Dion) : Schürer (I, 380) les place en 34, et le langage de Josèphe (IV, 2) semble prouver que ce dernier a partagé cette opinion.
2.[5] Cléopâtre ainsi pourvue, après avoir accompagné jusqu'à l'Euphrate Antoine, qui allait faire une expédition contre l'Arménie[6], revint sur ses pas et s'arrêta à Apamée et à Damas ; puis elle passa en Judée, où Hérode vint à sa rencontre ; il lui prit à terme[7] les districts d'Arabie qu'elle tenait d'Antoine ainsi que les revenus du territoire de Jéricho : dans cette contrée pousse le baumier, — qui ne se trouve que là, et qui est le produit le plus estimé du pays — et le palmier y est abondant et magnifique. Profitant de son séjour et de ses relations quotidiennes avec Hérode, Cléopâtre essaya de faire du roi son amant ; elle était portée par son tempérament à rechercher sans retenue les plaisirs des sens ; peut-être aussi lui inspira-t-il une passion ; mais plus probablement elle désirait se ménager de nouvelles occasions d'intrigues en prenant pour prétexte la violence dont elle prétendrait avoir été victime. Quoi qu'il en soit, elle paraissait comme emportée par son désir. Mais Hérode, depuis longtemps mal disposé pour Cléopâtre, qu'il savait funeste à tous, trouva en cette circonstance qu'elle méritait son mépris, si c'était vraiment l'impudeur qui lui faisait ainsi perdre toute retenue, et que, si ces propositions cachaient un piège, il fallait prendre les devants en se vengeant d'elle. Il refusa donc de l'entendre et délibéra avec ses amis s'il devait la mettre à mort, profitant de ce qu'il l'avait en son pouvoir. Il épargnerait ainsi bien des malheurs à tous ceux qu'elle avait déjà lésés et qu'elle pourrait léser encore ; ce meurtre serait même profitable à Antoine, auquel elle ne resterait pas fidèle, le jour où quelque circonstance ou nécessité l'obligerait à compter sur elle. Tels étaient les projets d'Hérode. Ses amis l'arrêtèrent, en lui représentant tout d'abord l'imprudence qu'il y aurait à tenter une si grande entreprise et à s'exposer au plus manifeste des dangers ; ils le prièrent avec instance de ne rien faire par entraînement irréfléchi. Antoine ne supporterait pas, en effet, ce meurtre, lui mit-on même sous les yeux les avantages qu'il en retirait ; car son amour s'exaspérerait à la pensée que la violence et la ruse lui avaient enlevé sa maîtresse ; aucune justification ne paraîtrait suffisante pour un attentat commis sur la femme qui occupait la plus haute situation parmi celles de son temps ; quant aux avantages, pour se hasarder à les lui faire valoir, il y aurait à la fois présomption et condamnation implicite des sentiments d'Antoine. Il était donc évident qu'Hérode attirerait sur son trône et sur sa race des maux sans nombre et sans fin, alors qu'il pouvait, tout en écartant la faute que Cléopâtre voulait lui faire commettre, se tirer d'affaire avec honnêteté. En l'effrayant ainsi, en lui montrant le danger auquel vraisemblablement il s'exposerait, les amis d'Hérode purent l'empêcher d'exécuter son projet. Et le roi reconduisit en Égypte Cléopâtre, après l'avoir comblée de présents.
[5] Guerre, I, § 362.
[6] Printemps 34 av. J.-C.
[7] Au prix de 200 talents par an (Guerre, § 362 – cf. infra, V, 3). Mais en réalité, comme on le verra plus loin, en ce qui concerne les districts arabes Hérode ne faisait que l'avance du tribut dû par Malchos.
3.[8] Antoine, après s'être emparé de l'Arménie, envoya prisonnier en Égypte Artabaze, fils de Tigrane, avec ses fils et ses satrapes ; il les donna à Cléopâtre, avec toutes les richesses du royaume, qu'il avait enlevées. Artaxias, fils aîné d'Artabaze, qui avait pu s'échapper, monta sur le trône d'Arménie. Archélaüs et Néron César[9] le détrônèrent et ramenèrent, pour le nommer roi, Tigrane, son frère puîné ; mais ces événements ne se passèrent que dans la suite.
[8] Guerre, I, § 363.
[9] C'est-à-dire Archélaüs, roi de Cappadoce, et le futur empereur Tibère (Josèphe copie Nicolas sans savoir peut-être de qui il s'agit). Artaxias ne fut d'ailleurs pas détrôné par les Romains, mais par « ses proches » (Tacite, Ann., II, 3).
4. Pour les tributs qu'il devait sur les territoires donnés par Antoine, Hérode les paya exactement, jugeant prudent de ne pas fournir à Cléopâtre de motifs de ressentiment. Le roi d'Arabie[10], dont Hérode s'était chargé de garantir le tribut, lui paya pendant un certain temps ses deux cents talents ; mais dans la suite il montra du mauvais vouloir et mit de la lenteur à effectuer les paiements ; il soulevait toutes sortes de difficultés, ne payait qu'à grand'peine une partie de la somme, et cela même non sans chicane[11].
[10] C'était toujours Malchos ou Malichos (Guerre). Cf. livre XIV, XIV, 1.
[11] Le sens exact de ἀζημίως m'échappe.