Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XV

CHAPITRE VII
Mariamme et Alexandra mécontentes des dispositions prises par Hérode à leur égard, et révélées par Soaimos, l'un de leur gardien à Masada, lors du voyage d'Hérode auprès d'Octave ; aversion non dissimulée de Mariamme à l'égard d'Hérode à son retour ; après la mort d'Antoine et de Cléopâtre, Octave rend à Hérode le territoire que Cléopâtre lui avait fait enlever et y adjoint plusieurs villes ; Hérode met à mort Soaimos et conduit Mariamme au supplice ; grandeur de Mariamme face à la mort ; maladie d'Hérode ; après sa rébellion, Alexandra est mise à mort ; conspiration de Costobaros, le gouverneur de l'Idumée et de Gaza ; il est mis à mort.

Démêlés d'Hérode avec Mariamme.

1. A son retour dans son royaume, il trouva sa maison toute troublée et sa femme Mariamme et sa belle-mère Alexandra fort mécontentes. Persuadées, comme il y avait lieu de le soupçonner, qu'on les avait enfermées à Masada, non pour assurer leur sécurité personnelle, mais afin que, soumises à une étroite surveillance, elles ne pussent avoir la disposition de rien, même de ce qui leur appartenait, elles en étaient vivement irritées. Mariamme se persuadait, d'ailleurs, que l'amour du roi était une feinte et une duperie où il ne cherchait que son propre intérêt ; elle s'indignait à la pensée que, s'il arrivait malheur à Hérode, elle n'aurait plus, grâce à lui, aucun espoir de conserver la vie ; elle se rappelait les instructions données à Joseph[1] et ne négligeait aucune attention pour gagner ses gardiens, surtout Soaimos, dont elle savait que tout dépendait. Soaimos au commencement resta fidèle et se conforma à tous les ordres donnés par Hérode ; puis les deux femmes, par leurs discours et leurs présents, l'ayant patiemment circonvenu, il se laissa gagner peu à peu et finit par leur révéler toutes les instructions du roi, dans la persuasion où il était que celui-ci ne reviendrait pas avec la même puissance. Il pensait que, agissant ainsi, tout en échappant au danger du côté d'Hérode, il s'assurerait les bonnes grâces des deux femmes, qui bien probablement ne perdraient pas leur rang, mais gagneraient encore au change soit qu'elles régnassent elles-mêmes, soit qu'elles fussent très proches du roi. Il ne se flattait pas moins, au cas où même Hérode reviendrait toutes choses réglées à sa guise, que le roi ne pourrait rien refuser à sa femme, dont il le savait follement épris. Tels étaient les motifs qui le poussèrent à révéler les ordres reçus. Mariamme les apprit avec amertume, se demandant si jamais elle verrait le terme des dangers qu'elle avait à redouter de la part d'Hérode ; et elle se trouvait outrée envers lui, faisant des vœux pour que le roi échouât complètement dans sa mission, car elle jugeait que, s'il réussissait, la vie avec lui serait intolérable. Elle le montra, d'ailleurs, clairement dans la suite, et ne cacha rien de ses sentiments.

[1] Supra, III, 5. C'est peut-être cette phrase (de Nicolas ?) qui a fait croire à Josèphe que cette fois encore un des gardiens de Mariamme s'appelait Joseph.

2. Hérode, aussitôt débarqué, au retour de ce voyage dont le succès avait dépassé toutes ses espérances, annonça à sa femme la première, comme de juste, la nouvelle de cet heureux résultat et courut embrasser celle qui passait pour lui avant tous en raison de son amour et de leur intimité. Mais Mariamme, en l'écoutant raconter ses succès, éprouvait moins de joie que de mécontentement, et ne put dissimuler ses impressions. Enflée de sa dignité, de l'orgueil persistant de sa haute naissance, elle répondait par des soupirs aux embrassements d'Hérode et faisait à ses récits mine plus chagrine que joyeuse. Ces sentiments, non plus soupçonnés, mais ouvertement manifestés, troublèrent Hérode. Il s'inquiéta de voir l'inexplicable aversion, nullement dissimulée, de sa femme à son égard ; il s'en indignait, et, impuissant à maîtriser son amour, il ne pouvait rester longtemps irrité ou réconcilié passant constamment d'un extrême à l'autre, il était, dans les deux cas, en proie à la plus grande perplexité. Ainsi flottant entre la haine et l'amour, plusieurs fois sur le point de punir Mariamme de son dédain, l'empire qu'elle avait pris sur son âme ne lui laissait pas la force de se séparer de cette femme. Finalement, malgré la satisfaction qu'il aurait eu à se venger, il y renonça dans la crainte, s'il la faisait mourir, que le châtiment ne fût, sans qu'il le voulût, plus dur pour lui-même que pour elle[2].

[2] Texte et sens extrêmement incertains. Nous suivons le texte de Niese ([?]). Avec celui du Laurentianus (παρ' αὐτῆς) le sens pourrait être : « que le châtiment ne fût disproportionné à l'offense ».

Territoires attribués à Hérode par Auguste.

3. Quand elles le virent dans ces dispositions à l'égard de Mariamme, sa sœur et sa mère trouvèrent l'occasion excellente pour donner libre cours à leur haine contre celle-ci ; dans leurs entretiens, elles excitèrent Hérode par de graves accusations, propres à allumer chez lui l'aversion et la jalousie. Il écoutait volontiers ces propos, sans trouver le courage d'agir contre sa femme comme s'il y ajoutait foi ; cependant ses dispositions à l'égard de Mariamme devinrent toujours plus mauvaises et la discorde s'enflammait entre eux, Mariamme ne cachant nullement ses sentiments, et lui-même sentant chaque jour son amour se changer en colère. Et certainement il se serait laissé aller à quelque acte irréparable, mais à ce moment, comme on annonçait que César était vainqueur et que la mort d'Antoine et de Cléopâtre le rendait maître de l'Égypte[3], Hérode, pressé de se porter à sa rencontre, laissa en l'état ses affaires domestiques. Comme il partait, Mariamme lui amena Soaimos, déclara qu'elle lui devait une vive reconnaissance pour ses soins et demanda pour lui au roi une place de préfet ; Soaimos obtint ce poste. Cependant Hérode, arrivé en Égypte, eut avec César des entrevues pleines de cordialité, comme un ami déjà ancien, et fut comblé d'honneurs. César lui fit don de quatre cents Gaulois, choisis parmi les gardes du corps de Cléopâtre, et lui rendit le territoire que cette reine lui avait fait enlever ; il ajouta encore à son royaume Gadara, Hippos, Samarie, et, sur le littoral, Gaza, Anthédon, Jopé et la Tour de Straton.

[3] Août 30 av. J.-C.

Supplice de Soaimos et de Mariamme ; caractère de cette princesse.

4. Ces beaux succès rehaussèrent encore l'importance d'Hérode. Il accompagna César jusqu'à Antioche, puis revint chez lui. Mais autant à l'extérieur les choses tournaient à son avantage, autant ses affaires domestiques le faisaient souffrir, en particulier son mariage, qui jadis avait paru le rendre si heureux : car il éprouvait à juste titre pour Mariamme un amour qui ne le cédait en rien à celui des amants les plus célèbres. Celle-ci, d'ailleurs chaste et fidèle à son époux, avait dans le caractère un mélange de coquetterie et de hauteur ; elle se jouait volontiers d'Hérode, qu'elle savait esclave de sa passion, et, sans se rappeler, comme l'exigeaient les circonstances, qu'elle n'était qu'une sujette, à la discrétion d'un maître, elle l'offensait souvent gravement. Hérode prenait la chose en plaisanterie et supportait ses incartades avec fermeté. Mais Mariamme raillait ouvertement aussi la mère et la sœur du roi de leur humble origine et parlait d'elles en termes injurieux ; aussi ces femmes étaient-elles divisées par une discorde et une haine implacables et à ce moment s'accablaient-elles d'accusations. Les soupçons, ainsi entretenus, durèrent une année entière après le retour d'Hérode d'auprès de César. Alors la crise, préparée de longue main, éclata à l'occasion que voici. Le roi, certain après-midi, s'étant couché pour se reposer, fit appeler Mariamme qu'il adorait toujours. Elle vint, mais refusa de s'étendre auprès de lui, malgré le désir qu'il témoigna ; bien plus, elle se montra pleine de dédain, et lui reprocha d'avoir tué son père[4] et son frère. Hérode prit fort mal cette offense, et comme il était enclin à agir précipitamment, sa sœur Salomé, s'apercevant de son grand trouble, lui envoya son échanson, depuis longtemps gagné, avec ordre de lui dire qu'il avait été sollicité par Mariamme de l'aider à préparer un breuvage destiné au roi. Si Hérode s'inquiétait et s'informait de ce qu'était ce breuvage, l'échanson devait dire qu'[il l'ignorait], car c'était Mariamme qui le détenait et lui-même n'était chargé que de le présenter. Si le roi au contraire, ne témoignait à ce sujet aucune curiosité, l'échanson n'avait qu'à garder le silence ; il ne courrait ainsi aucun danger. Après lui avoir ainsi fait la leçon, Salomé choisit cette occasion pour l'envoyer la réciter. L'échanson se présenta, débitant avec zèle un récit vraisemblable, disant que Mariamme lui avait fait des présents pour le décider à donner certain breuvage au roi. Le roi s'émut et demanda quel était ce breuvage ; l'homme répondit que c'était une potion qu'elle lui avait remise et dont lui-même ignorait l'action ; et que, dès lors, il avait pensé plus sûr pour lui-même, et pour le roi de révéler le fait. Cette réponse augmenta encore l'inquiétude d'Hérode, et pour connaître la vérité sur ce breuvage, il fit mettre à la torture l'eunuque le plus fidèle de Mariamme, sachant que rien de grave ou d'insignifiant ne se faisait à l'insu de cet homme. L'eunuque, mis à la question, ne put rien dire sur le fait même, mais déclara que la haine de Mariamme pour le roi venait des rapports que lui avait faits Soaimos. Avant même qu'il eût fini de parler, le roi poussa un grand cri, disant que Soaimos, jusqu'alors si fidèle à sa personne et au royaume, n'aurait pas trahi les ordres donnés, si les relations entre lui et Mariamme n'étaient allées trop loin. Il fit aussitôt saisir et mettre à mort Soaimos. Puis il réunit ses plus intimes familiers et leur déféra en jugement sa femme ; l'accusation, qu'il poussa fort sérieusement, porta sur les philtres et breuvages dont elle aurait, selon ses calomniateurs, voulu faire usage. L'âpreté du langage d'Hérode, la colère qui troublait son jugement furent telles que les assistants, le voyant ainsi disposé, finirent par condamner Mariamme à mort. La sentence une fois portée, il vint à l'esprit d'Hérode et de quelques-uns de ceux qui étaient présents, de ne pas tuer la reine précipitamment, mais de l'enfermer dans l'une des places fortes du royaume[5]. Mais Salomé et son entourage mirent toute leur ardeur à se débarrasser d'elle et parvinrent à convaincre le roi, en lui remontrant la nécessité d'éviter les troubles qui éclateraient dans le peuple, si Mariamme restait vivante. En conséquence, elle fut conduite au supplice.

[4] Lapsus pour « grand-père ». A l'époque de l'exécution d'Alexandre, père de Mariamme (49 av. J.-C.), Hérode ne comptait pas. Deux mss. ont d'ailleurs [?] au lieu de [?].

[5] Destinon (op. cit., p. 112) suppose non sans vraisemblance que parmi ces conseillers enclins à l'indulgence se trouvait Nicolas lui-même.

5. Alexandra, considérant la situation et conservant peu d'espoir de ne pas être traitée par Hérode de la même façon, changea lâchement de visage et prit une attitude tout opposée à son ancienne arrogance. Dans son désir de paraître avoir ignoré tout ce dont avait été accusée Mariamme, elle se précipita dehors et insulta sa fille en public, lui reprochant ses mauvais procédés et son ingratitude à l'égard de son mari, criant bien haut qu'elle subissait un juste châtiment de son audace, car elle n'avait pas su reconnaître comme il le fallait les bienfaits dont Hérode avait comblé toute la famille. Ces démonstrations hypocrites et inconvenantes — elle osa même lui arracher les cheveux — n'inspirèrent à tous que du dégoût pour son indigne fausseté ; mais ce sentiment fut surtout visible chez la condamnée, Mariamme, en effet, considéra d'abord, sans prononcer une parole, sans laisser paraître aucun trouble, la bassesse d'Alexandra, et, pleine de dignité, sembla surtout affligée de voir la faute que commettait sa mère en prenant publiquement une attitude aussi misérable. Elle-même marcha à la mort impassible et sans changer de couleur, et jusque dans cette extrémité, sa noblesse éclata aux yeux des spectateurs[6].

[6] Fin 29 av. J.-C.

6. Ainsi mourut Mariamme, femme d'une vertu et d'une grandeur d'âme remarquables, mais perdue par son manque de modération et sa nature querelleuse. Par sa beauté, par la majesté de son maintien en société, elle surpassait plus qu'on ne saurait le dire les femmes de son temps ; mais ce fut là surtout l'origine de ses malentendus avec le roi et de l'impossibilité pour elle de mener avec lui une vie agréable. Choyée, en effet, par lui, à cause de son amour pour elle, assurée qu'elle n'avait rien à craindre de fâcheux de sa part, elle s'arrogea avec lui une liberté de parole illimitée. Et comme le sort de ses parents l'affligeait, elle crût pouvoir dire sans réserve à Hérode son sentiment sur ce point ; elle ne réussit qu'à se faire prendre en aversion par la mère et la sœur du roi et par le roi lui-même, le seul de qui elle crût en toute confiance n'avoir à attendre aucun ennui[7].

[7] Si l'on compare ce récit de la mort de Soaimos et de Mariamme avec l'épisode raconté plus haut (III, 6) qui amena l'exécution de Joseph, on ne peut manquer d'être frappé de l'étroite analogie de plusieurs circonstances des deux récits. Cette analogie est si grande que dans le récit abrégé de Guerre les deux épisodes paraissent être fondus en un seul, placé au moment du voyage d'Hérode auprès d'Antoine. Le gardien infidèle s'appelle Joseph, non Soaimos, et Hérode, irrité par les calomnies de Salomé, le fait mettre à mort avec Mariamme. Frappé de ces coïncidences, Destinon (op. cit., p. 113) a émis l'hypothèse que le double récit des Antiquités résulte d'une erreur : Josèphe ayant trouvé deux narrations du même fait, où le nom seul du gardien différait, en aurait fait deux épisodes différents. Pas plus que Schürer (I, 386), je ne puis admettre cette hypothèse  ; l'erreur, si erreur il y a, a sûrement été déjà commise par Nicolas ; mais il y a plus probablement simple similitude des événements eux-mêmes. Toutefois rien ne prouve qu'Hérode ait sérieusement soupçonné Mariamme d'adultère avec Soaimos ; son accusation ne porte que sur la tentative d'empoisonnement.

Douleur et maladie d'Hérode.

7.[8] Sa mort ne fit qu'aviver la passion du roi qui déjà précédemment, comme je l'ai dit, passait la mesure. Son amour, en effet, n'avait pas cette affection paisible qui naît de la vie commune. Follement épris dès le début, la liberté de satisfaire sa passion n'avait pas empêché celle-ci de croître de jour en jour. Cet amour sembla alors plus que jamais, par l'effet d'un châtiment divin pour la mort de Mariamme, s'emparer de lui souvent il appelait sa femme à grands cris, ou bien il poussait de honteux gémissements ; il essaya de toutes les distractions possibles, rechercha les festins et les compagnies, mais rien ne réussit. Il refusait donc de s'occuper des affaires du royaume, et la douleur l'égarait au point qu'il ordonnait à ses serviteurs d'appeler Mariamme, comme si elle était encore vivante et pouvait les entendre. Telles étaient les dispositions d'Hérode, quand survint une maladie contagieuse qui fit de grands ravages dans le peuple, et parmi les plus considérés des amis du roi ; tous supposèrent qu'elle avait été suscitée par Dieu en ressentiment de l'injuste supplice de Mariamme. Les idées du roi en furent encore assombries ; enfin, il se retira dans le désert, et là, sous prétexte de chasser, s'abandonnant tout entier à sa douleur, il ne put résister longtemps et tomba très gravement malade. Il était en proie à la fièvre, à de violentes douleurs dans la nuque, à des troubles cérébraux. Aucun des remèdes qu'il prit ne le soulagea ; par un effet contraire, ils le mirent dans un état désespéré. Et tous les médecins qui l'entouraient, voyant l'opiniâtreté du mal et que le roi ne supportait dans son régime d'autre contrainte que celle de la maladie, décidèrent de satisfaire tous ses caprices et s'en remirent au hasard d'une guérison dont ils désespéraient dans ces conditions. C'est ainsi que la maladie retenait Hérode à Samarie, ville qui prit le nom de Sébaste[9].

[8] Guerre, I, § 444.

[9] Cette dénomination est prématurée, car Samarie a pris ce nom nouveau au plus tôt en janvier 27 av. J.-C., époque où Octave reçut le titre d'Auguste (Σεβαστός) Cf. Schürer, I2, p. 366.

Supplice d'Alexandra.

8. Alexandra, qui se trouvait à Jérusalem, à la nouvelle de l'état du roi, fit tous ses efforts pour se rendre maîtresse des forts de la ville. Il y en avait deux, commandant l'un la ville proprement dite, l'autre le Temple, et quiconque en était le maître l'était aussi du peuple entier : car on ne pouvait, sans sa permission, offrir les sacrifices, et la pensée de ne pouvoir les offrir était insupportable pour tous les Juifs, qui préféraient la mort à l'impossibilité de rendre à Dieu le culte accoutumé. Alexandra fit donc des ouvertures aux gouverneurs, assurant qu'il était indispensable de lui livrer ces positions à elle-même et aux fils d'Hérode, de crainte que, si celui-ci venait à mourir, quelqu'autre ne pût les prévenir et s'emparer du pouvoir ; si, au contraire, il recouvrait la santé, personne ne les conserverait mieux au roi que ses plus proches parents. Mais ces raisons trouvèrent sourde oreille ; les chefs, fidèles jusqu'alors à Hérode, le demeurèrent plus encore en cette circonstance par haine d'Alexandra et parce qu'ils trouvaient impie de désespérer de l'état d’Hérode tant qu'il était encore vivant ; ils lui étaient, en effet, attachés de longue date, et l’un d'eux, Achiabos, était aussi cousin du roi. Ils lui dépêchèrent donc aussitôt un envoyé pour lui faire connaître les desseins d'Alexandra. Hérode, sans retard, donna l'ordre de la mettre à mort. Lui-même il échappa à la maladie à grand'peine et après de longues souffrances ; mais il resta ombrageux, aigri par ses douleurs d'esprit et de corps, et saisit plus volontiers tous les prétextes pour supplicier ceux qui lui tombaient sous la main. C'est ainsi qu'il mit à mort même ses plus intimes amis, Costobaros, Lysimaque, Antipater surnommé Gadias, et Dosithée[10] ; voici à quel propos.

[10] Sans doute le même personnage qui avait trahi Hyrcan en VI, 2.

Supplice de Costobaros et de ses complices.

9. Costobaros appartenait à une famille de l'Idumée : il était des premiers en dignité dans ce pays, et ses ancêtres avaient été prêtres de Cozé, que les Iduméens adoraient comme un dieu. Hyrcan (Ier) changea la forme du gouvernement des Iduméens, pour leur donner les coutumes et les lois des Juifs. Hérode, en prenant le pouvoir, nomma Costobaros gouverneur de l'Idumée et de Gaza, et lui fit épouser sa sœur Salomé, dont il avait tué, comme nous l'avons raconté, le premier mari, Joseph[11]. Costobaros accueillit avec joie ces faveurs inespérées ; mais exalté par son bonheur, il en vint petit à petit à juger indigne de lui d'obéir aux ordres qu'il recevait d’Hérode, indigne des Iduméens d'avoir changé leurs institutions contre celles des Juifs pour vivre sous la dépendance de ceux-ci. Il envoya donc un message à Cléopâtre, pour lui dire que l'Idumée avait toujours appartenu aux ancêtres de cette reine, qu'il était donc juste qu'elle demandât ce territoire à Antoine ; lui-même était prêt à reporter sur la reine tout son dévouement. S'il agissait ainsi, ce n'était pas qu'il fût plus désireux de se trouver sous la dépendance de Cléopâtre ; mais il pensait qu'une fois Hérode privé de la plus grande partie de ses ressources, il lui deviendrait facile de s'emparer lui-même du pouvoir sur les Iduméens, et d'arriver aux plus hautes destinées : il ne mettait, en effet, nulle borne à ses ambitions, ayant un soutien sérieux dans la noblesse de sa race et les richesses qu'il avait amassées avec une patiente avarice ; enfin, il ne voulait que de vastes projets. Cléopâtre demanda le territoire à Antoine, mais elle éprouva un refus. Hérode, informé de cette intrigue, fut sur le point de faire mourir Costobaros ; toutefois à la prière de sa sœur et de sa mère, il le relâcha et lui pardonna, mais sans désormais se confier à lui.

[11] Voir III, 9.

10. Quelque temps après, Salomé, ayant eu des discussions avec Costobaros, lui fit signifier par lettre la rupture de leur mariage, ce qui est contraire aux lois des Juifs : car ce droit est réservé chez nous au mari[12] ; la femme même répudiée ne peut de sa propre initiative se remarier sans le consentement de son premier mari. Salomé, au mépris de la coutume nationale et usant simplement de sa propre autorité, renonça à la vie commune et déclara à son frère Hérode que c'était par dévouement pour lui qu'elle se séparait de son mari ; car elle avait appris que celui-ci, avec Antipater, Lysimaque et Dosithée, conspirait contre lui. Elle donna comme preuve de ce qu'elle avançait l'existence des fils de Babas, que Costobaros gardait depuis douze ans. C'était la vérité et cette nouvelle inattendue fit une profonde impression sur le roi, frappé par le caractère extraordinaire du fait qu'on lui rapportait. Il avait autrefois, en effet, cherché à se venger des fils de Babas[13], qui s'étaient montrés hostiles ; mais depuis lors, tant de temps s'était écoulé, qu'ils lui étaient même sortis de la mémoire. Son animosité et sa haine à leur égard avaient l'origine suivante. Lorsque Antigone avait le pouvoir et qu'Hérode vint assiéger la ville de Jérusalem à la tête de ses troupes, pressés par toutes les calamités qui accompagnent un siège, la plupart des habitants faisaient appel à lui et inclinaient déjà vers lui leurs espérances. Mais les fils de Babas, qui occupaient une haute situation et avaient une grande influence sur le peuple, restèrent fidèles à Antigone ; ils dénigrèrent violemment Hérode et exhortèrent la multitude à conserver à ses rois un pouvoir qu'ils tenaient du droit de naissance. Telle fut l'attitude politique de cette famille, qui, d'ailleurs, suivait son intérêt. La ville prise et Hérode maître du pouvoir, Costobaros avait été chargé de barricader les issues et de surveiller la ville, pour empêcher l'évasion des citoyens obérés ou hostiles au roi ; sachant que les fils de Babas étaient tenus en haute estime et considération par le peuple tout entier et songeant que, s'il les sauvait, il pourrait jouer un rôle important dans une révolution future, il les fit enlever et les cacha dans des fermes qui lui appartenaient. A ce moment il détourna la méfiance d'Hérode — car la vérité fut soupçonnée — en l'assurant par serment qu'il ne savait rien sur leur compte. Puis, lorsque le roi, par des proclamations et promesses de récompense, mit tout en œuvre pour les découvrir, il ne voulut rien avouer ; tout au contraire, persuadé qu'après ses premières dénégations il ne pourrait échapper au châtiment si l'on retrouvait ces hommes, il s'attacha, non plus seulement par bienveillance, mais encore par nécessité, à dissimuler leur retraite. Le roi, sur les révélations que lui fit maintenant sa sœur, envoya dans l'endroit qu'on lui avait indiqué comme leur résidence et les fit mettre à mort avec leurs complices, en sorte qu'il ne resta personne de la race d'Hyrcan[14] ; Hérode eut désormais un pouvoir absolu, n'y ayant plus de personnage en crédit qui pût s'opposer à ses violences[15].

[12] Deutéronome, ch. XXIV. La répudiation du mari est également condamnée par l'Évangile (Marc, X, 12).

[13] Niese préfère la leçon Sabbas du manuscrit P, mais le nom de Babas était commun alors. D'après une tradition rabbinique, c'est un Baba ben Bouta qui aurait conseillé à Hérode de reconstruire le Temple.

[14] Les « complices » des fils de Babas sont Costobaros, Lysimaque, Antipater et Dosithée, mais on ne sait qui parmi tous ces suppliciés appartenait « à la race d'Hyrcan ». Schürer fait, d'ailleurs, observer avec raison que la fille d'Antigone vivait encore vingt ans plus tard (Ant., XVII, 5, 2, fin).

[15] 26 ou 25 avant J.-C. (12 ans après la prise de Jérusalem par Hérode).

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