« Maintenant je crois qu’il convient d’établir par preuves, que notre philosophie est plus ancienne que les institutions pareilles de la Grèce. Nous prendrons pour points de départ Moïse et Homère, parce que l’un et l’autre sont les plus anciens, Homère, des poètes et des historiens ; Moïse, de toute la philosophie barbare dont il est le chef. Mettons-nous donc en devoir de les comparer : nous découvrirons en effet que l’instruction chez nous a précédé celle des Grecs ; qu’elle a devancé même l’invention des lettres. J’en prendrai pour garant, non pas nos propres auteurs, mais je tirerai mes principaux auxiliaires des Grecs eux-mêmes. Faire autrement, serait irréfléchi, en ce que vous n’admettriez pas nos autorités ; agir ainsi, si je parviens à démontrer ce fait, aura cela de surprenant, qu’en employant vos propres armes, j’éloignerai toute suspicion sur la nature de mes preuves.
Quant aux poèmes d’Homère, son origine, le temps où il a fleuri, les plus anciens guides que nous puissions suivre, sont : Théagène de Rhegium, qui vivait sous Cambyse, Stesimbrote de Thasos, Antimaque de Colophon, Hérodote d’Halicarnasse, Denys d’Olynthe ; après ceux-ci Éphore de Cumes, Philochore l’Athénien, Megaclide et Chamaeleon, les Péripatéticiens : plus tard, les grammairiens Zenodote, Aristophane, Callimaque, Cratès, Ératosthène, Aristarque, Apollodore. De ceux-ci Cratès soutient qu’Homère a fleuri à l’époque du retour des Héraclides : 80 ans plus près de nous que la guerre de Troie. Ératosthène le place 100 ans après cette même guerre ; Aristarque le recule jusqu’à l’émigration des Ioniens, qui eut lieu 140 ans après Troie ; Philochore 40 ans plus tard que celle émigration, sous l’Archontat à Athènes, d’Archippe, 180 ans après les événements d’Ilion. Apollodore le recule jusqu’à 100 ans après l’émigration Ionienne, ce qui ferait 240 ans après Troie ; d’autres l’ont placé immédiatement avant les Olympiades, c’est-à-dire 400 ans après la prise de Troie ; d’autres enfin l’ont fait descendre beaucoup plus bas ; disant qu’il avait vécu en même temps qu’Archiloque : or Archiloque a fleuri pendant la 23e olympiade, sous Gygès le Lydien, 500 ans après Troie. Sur la fixation de l’époque du poète (c’est-à-dire d’Homère) et sur le désaccord de ceux qui en ont parlé, ce que nous avons dit suffira, quoique sommaire ; il nous eût été possible de développer longuement notre discours, sur ce qu’il y avait eu cela d’authentique : car il est donné à tout le monde de pouvoir dire que les opinions sur les doctrines sont, fausses : mais dans les calculs de temps, du moment où il y a incohérence entre plusieurs, il n’est plus possible qu’on y découvre la vérité historique. »
Après un court intervalle :
« Toutefois, admettons qu’Homère ne soit pas même postérieur au sac de Troie, mais qu’il ait vécu dans le temps de cette guerre ; je vais plus loin, qu’il ait combattu sous Agamemnon, si on le veut même qu’il ait devancé l’invention des lettres, on n’en verra pas moins que Moïse, dont nous avons parlé d’abord, est plus ancien que la prise de Troie d’un grand nombre d’années ; puisqu’il est beaucoup plus ancien que la fondation de cette ville, et que les règnes de Tros et de Dardanus. J’aurai, pour le démontrer, les témoignages des Chaldéens, des Phéniciens, des Égyptiens. Qu’est-il besoin de m’étendre plus longuement ? quiconque a annoncé avoir l’intention de persuader, doit expliquer avec le plus de concision possible ce qu’il se propose de racontera ceux qui l’écoutent. Bérose de Babylone prêtre du Dieu Bélus qu’on y adore, contemporain d’Alexandre, qui a mis en ordre l’histoire des Chaldéens, contenue dans trois livres qu’il a offerts à Antiochus troisième après Alexandre et successeur de Séleucus (Nicanor), dans lesquels il passe en revue toutes les actions des rois, raconte à l’occasion de l’un d’entre eux, qui se nommait Nabuchodonosor, qu’il fit la guerre aux Phéniciens et aux Juifs : Événements que nous savons avoir été prédits par nos prophètes, et qui sont arrivés bien postérieurement à l’âge où vécut Moïse, 70 ans avant la domination des Perses. Bérose est un auteur très capable : nous en donnerons pour garant Juba, qui dans tout ce qu’il a écrit sur les Assyriens, déclare qu’il n’a appris leur histoire que par Bérose (deux des livres de Juba sont consacrés aux Assyriens).
« Après les Chaldéens viennent les Phéniciens ; voici les documents que nous tenons d’eux : trois historiens ont existé parmi eux : Théodote, Hypsicrate et Mochus. Lœtus a traduit leurs livres en langue grecque ; c’est le même qui a composé avec beaucoup de soin et d’exactitude les biographies des philosophes : or, on trouve dans les histoires écrites par ces auteurs, la mention, sous un de leurs rois, de l’enlèvement d’Europe, l’arrivée en Phénicie de Ménélas, le règne d’Hiram, qui donna sa fille en mariage au roi des Juifs, Salomon, et lui fit présent d’une quantité de bois divers, pour la construction du temple. Ménandre de Pergame a aussi fait une histoire chronologique de ces rois : l’on y voit que le règne d’Hiram se rapproche beaucoup des événements de Troie ; or, Salomon, qui vivait du temps d’Hiram, est d’un âge bien postérieur à celui où vécut Moïse. Quant aux Égyptiens, nous avons des tableaux chroniques très exacts de leur histoire, qui ont été traduits de leur langue par Ptolémée, non le roi, mais le prêtre de Mendès. Celui-ci, en donnant les actions mémorables des rois, dit que c’est sous Amosis, roi d’Égypte, qu’eut lieu le départ de l’Égypte, des Juifs, vers les contrées où ils voulaient se fixer, sous la conduite de Moïse. Il ajoute que cet Amosis était contemporain d’Inachus. Après lui, Apion le grammairien, homme très distingué, dans le quatrième livre de ses Egyptiaques qui se composent de cinq livres (il a composé beaucoup d’autres écrits), dit qu’Amosis démantela la ville d’Abaris, qu’il vécut à l’époque d’Inachus, comme cela est relaté dans les chroniques de Ptolémée de Mendès. Or, du temps d’Inachus à la prise de Troie, nous complétons vingt générations. On le démontre de la manière suivante.
« Voici les noms des rois d’Argos dans cet intervalle : Inachus, Phoronée, Apis, Argus, Criasus, Phorbas, Triopas, Crotopus, Sthenelas, Danaüs, Lyncée, Abas, Prœtus, Acrisius, Persée, Euristhée, Atrée, Thyeste, Agamemnon, sous la dix-huitième année du règne duquel Ilion fut pris. Tout homme doué d’intelligence comprendra qu’avec toute l’application possible, on n’a pu connaître ces noms que traditionnellement, les Grecs n’ayant pas alors d’histoire écrite ; puisque Cadmus, qui leur apporta les lettres, ne vint en Béotie qu’après bien des générations.
« C’est après Inachus et à peine sous Phoronée que se place la limite de la vie sauvage et nomade, et que les hommes commencèrent à se civiliser ; c’est pourquoi, si l’existence de Moïse remonte à Inachus, il est antérieur de 400 ans à la guerre de Troie : on démontre l’exactitude de cette date par la suite des rois d’Athènes, de Macédoine, des Lagides et des Séleucides ; en sorte que si les événements les plus remarquables de la Grèce n’ont été écrits et ne sont connus qu’à dater d’Inachus, il est clair qu’ils sont d’une époque postérieure à celle de Moïse. Ainsi, sous Phoronée, successeur d’inachus, on signale, à Athènes, Ogygès, sous lequel le premier déluge a eu lieu, sous Phorbas, on nomme Actœus, qui fit donner à l’Attique le nom d’Actœa ; sous Triopas, on voit Prométhée, Epimethée et Atlas, de même que Cécrops le (διφυὴς) et Io. Sous Crotopus, on trouve l’embrasement de Phaéton et le déluge de Deucalion ; sous Sthénélas, se place le règne d’Amphictyon, l’arrivée de Danaüs dans le Péloponnèse, la fondation de Dardanie par Dardanus, la navigation d’Europe, la Phénicienne, en Crète ; sous Lyncée, l’enlèvement de Coré (Proserpine), la consécration du temple d’Éleusis, l’agriculture de Triptolème, l’arrivée de Cadmus à Thèbes, le règne de Minos ; sous Prœtus, la guerre d’Eumolpe contre les Athéniens ; sous Acrisius, le passage de Pélops, de Phrygie dans le Péloponnèse, l’arrivée d’Ion à Athènes, le second Cécrops, les aventures de Persée ; enfin, sous le règne d’Agamemnon, la prise d’ilion.
« Il est donc évident que Moïse apparut sur la scène du monde bien avant tout ce que nous venons de nommer, héros, villes, divinités : or, l’on doit plutôt avoir confiance en celui qui a devancé par l’âge, qu’en ceux qui, comme les Grecs, n’ont fait que puiser à cette source les enseignements des dogmes, sans en avoir le discernement. On découvre, en effet, parmi eux, un grand nombre de sophistes qui, usant d’adresse, ont tenté de dénaturer, par les caractères extérieurs tout ce qu’ils n’ont appris que par Moïse et les sectateurs de sa philosophie ; premièrement, dans le but de passer pour n’énoncer que leurs propres conceptions ; ensuite, afin qu’en dissimulant, sous les formes apprêtées du langage, ce qu’ils ne comprenaient pas bien, ils donnassent l’autorité et le cachet de la fable, à la vérité.
« Lorsque nous engagerons la discussion contre ceux qui ont essayé de nous dévoiler ce qu’est la divinité, nous montrerons ce que les hommes éclairés parmi les Grecs ont dit sur notre existence politique actuelle, sur notre histoire et sur nos lois, quel est leur nombre et leur caractère ; pour le présent, hâtons-nous d’éclaircir, avec tout le soin dont nous sommes capables, que non seulement Moïse est plus ancien qu’Homère, mais qu’il a précédé tous les écrivains antérieurs à celui-ci : Linus, Philammon, Thamyris, Amphion, Orphée, Musée, Démodocus, Phémius, la Sibylle, Épimenide le Crétois, qui vint à Sparte, Aristée de Proconèse, auteur du poème des Arimaspes, Asbolus le centaure, Isatide, Drymon, Euclès de Chypre, Orus de Samos et Promantide, l’Athénien.
« Linus était le précepteur d’Hercule. Hercule n’a précédé que d’une génération la guerre de Troie ; on le voit clairement par son fils Tlépolème, qui prit part à cette expédition. Orphée est du même temps qu’Hercule : d’ailleurs, on prétend que les poèmes qui portent son nom ont été composés par Onomacrite l’Athénien, qui vécut sous la domination des Pisistratides, vers la cinquantième Olympiade. Musée fut disciple d’Orphée.
« Amphion, qui n’a précédé que de deux générations la ruine de Troie, nous dispense d’accumuler île nouvelles preuves, pour convaincre les hommes instruits de son époque. Démodocus et Phemius ont vécu pendant que les Grecs étaient devant Troie : car l’un prenait part aux banquets des amants de Pénélope, l’autre était chez les Phéaciens : Thamyris et Philammon ne sont pas beaucoup plus anciens qu’eux. Je crois avoir traité avec toute l’exactitude requise, les deux questions que je m’étais proposé d’éclaircir, la doctrine de chaque peuple et la co-relation des temps. Pour acheter ma tâche, il me reste à étendre ma démonstration sur les hommes décorés du nom de sages. Minos, qui passe pour l’avoir emporté sur tous les hommes, en sagesse, en pénétration, comme législateur, vint au monde sous Lyncée, qui régna après Danaüs, lequel se place à la onzième génération après Inachus. Lycurgue, né bien après la prise de Troie, donna des lois aux Lacédémoniens, cent ans avant les Olympiades. Dracon, au moyen des recherches faites, ne remonte pas plus haut que la trente-neuvième Olympiade : Solon, pas plus que la quarante-cinquième : Pythagore descend à la soixante-deuxième. J’ai déjà fait voir que la première Olympiade est de 407 ans plus récente que la guerre de Troie. Après avoir terminé ces démonstrations, je vais fixer en peu de mots l’âge des sept sages : le plus ancien de tous, Thalès, n’ayant fleuri que vers la cinquantième Olympiade, nous avons à peu près dit, par-là, ce qu’on doit penser de tous les autres.
« Voici, ô Grecs, ce que moi Tatien, né dans la terre des Assyriens, professant, une philosophie barbare, ai rédigé. Ayant été premièrement élevé dans vos doctrines, je viens en second lieu vous annoncer celles que je professe maintenant : connaissant d’ailleurs, ce qu’est Dieu et quelles sont les choses créées par lui, je me présente devant vous, prêt à répondre aux interrogations qui me seront faites sur mes dogmes, conservant dans mon cœur les sentiments d’un membre de la cité de Dieu, que je ne renierai jamais. »
Telles sont les paroles de Tatien ; passons de suite à Clément.