Préparation évangélique

LIVRE XI

CHAPITRE VI
DE LA RECTITUDE DANS L’IMPOSITION DES NOMS CHEZ LES HÉBREUX

Moïse, le premier, bien avant qu’il fût question de philosophie chez les Grecs, dans mille endroits de ses écrits, s’est occupé de l’imposition des noms, tantôt disposant l’éponymie de la manière la plus conforme à la nature des choses, tantôt renvoyant à Dieu le jugement du surnom, servant à désigner les hommes pieux. Ayant compris que l’application des noms aux choses était une œuvre de la nature et non de l’institution humaine, il devança Platon en cela, lequel se conforma entièrement à cette doctrine. Car ce sont les Hébreux et non d’autres barbares, que Platon a eus en vue, lorsqu’il dit que les barbares conservent cette manière de voir attendu qu’il ne serait pas facile de trouver chez d’autres peuples cet usage aussi fidèlement mis en pratique. Le philosophe dit donc, dans le Cratyle, que le nom n’est pas ce qu’il plaît à chacun d’appeler, et d’après une convention réciproque de part et d’autre, pour nommer ainsi la voix qu’ils proféreront mais qu’il existe une rectitude de dénomination des choses qui est la même pour tous les hommes, soit Grecs, soit barbares. »

Et plus bas, il ajoute :

« Vous jugez donc ainsi que l’Onomatothéte (celui qui invente un nom), soit ici, soit chez les barbares, -n’est pas plus mauvais dans un lien que dans un autre, pourvu que la forme du nom rende, dans des syllabes quelconques, le sens convenable à la chose dénommée. »

Ensuite, ayant dit que l’homme doué de la science de la juste imposition des noms est à la fois dialecticien et Onomatothète, il ajoute :

« N’est-ce pas l’œuvre d’un charpentier de faire un gouvernail d’après l’ordre, du pilote, s’il veut que son gouvernail soit bien fait ?

« Cela me paraît ainsi.

« Ce sera également l’œuvre de l’Onomatothète, de créer les noms d’après les indications d’un dialecticien, s’il veut que son nom soit convenablement appelé ?

« C’est parfaitement juste.

« En ce cas, ô Hermogène, cette dénomination court le danger d’être très mauvaise, qui n’aura eu que des hommes vulgaires et sans éducation pour créateurs ; et Cratyle a raison de dire que les noms sont attribués aux choses par la nature et que tout homme n’est pas un ouvrier de noms ; mais seulement celui qui, pénétrant dans la dénomination que la nature réclame pour chaque chose, peut en caractériser l’espèce et l’exprimer en lettres et en syllabes. »

Après avoir dit cela, Platon rappelle encore, à fois répétées, la mention des barbares, et affirme hautement que la plupart des noms sont parvenus des barbares aux Grecs. Voici dans quels termes il le dit :

« Je crois que les Grecs, surtout ceux qui sont sous la domination des barbares, ont pris beaucoup de noms de ces derniers à Hermogène. Comment donc le découvrira-t-on ?

« En se livrant à des recherches sur la manière présumant dont la langue grecque s’est formée, d’après la voix grecque ; et non pas d’après celle d’où le nom lui est venu, je sais bien qu’on se jetterait dans un grand embarras.

« Hermogène : Cela est très vraisemblable. »

Tels sont les termes de Platon. Mais Moïse l’a devancé, ayant été aussi sage législateur qu’habile dialecticien. Ecoutez-le.

« Dieu a formé toutes choses de la terre, les bêtes des champs, tous les volatiles dit ciel ; il les amena devant Adam pour qu’il vît comment il les appellerait, et tout nom qu’Adam donna à toute âme vivante, devint sa dénomination. » En disant cela : devint sa dénomination, qu’a-t-il voulu indiquer, sinon nous apprendre que les noms qu’il leur donna étaient conformes à leur nature ; car cette dénomination, faite au moment, prouve que longtemps auparavant elle existait dans la nature ? Elle, existait donc et avait une antériorité d’être, à l’égard des objets dénommés, quand le premier homme, inspiré par une puissance divine, la leur attribua. Cet Adam lui-même étant un nom générique hébraïque, qui est devenu pour Moïse le nom appellatif de l’homme, né de la terre : car, chez les Hébreux, Adam, veut dire terre. C’est par cette raison que le premier homme ayant été tiré de la· terre, il a été justement nommé Adam par Moïse. Cette dénomination a encore une autre acception ; étant prise pour rouge, ce qui indique la nature de sa carnation. Moïse a signifié par ce nom d’Adam, terrestre ou né de la terre, et en même temps corporel ou charnel. Les enfants des Hébreux nomment encore l’homme d’une autre manière, lui donnant pour nom Enos, ce qui, disent-ils, répond à notre (λογικὸς), ou doué tic raison, étant distinct par sa nature de l’homme terrestre : Adam. Enos renferme encore une signification particulière, qu’on peut traduire dans la langue grecque par (ἐπιλήσμων) oublieux. La faculté de raisonner qui réside en nous, est en effet sujette à l’oubli, par son mélange avec le mortel et l’irraisonnable. Car ce qui est entièrement pur, incorporel, divin, et doué de raison, non seulement conserve la mémoire des événements précédents, mais même aura, par la vertu supérieure de sa pénétration, la prescience des choses futures. Tandis que le corps qui est noyé dans les chairs, transpercé par les os et les nerfs, chargé d’une masse pesante, donnant tous les signes d’ignorance et d’oubli, a été, par une juste appréciation du nom, appelé dans la langue hébraïque Enos, qui signifie oublieux. Nous lisons, en effet, dans un des prophètes : « Qu’est-ce que l’homme, pour que vous vous souveniez de lui, ou le fils de l’homme pour que vous le visitiez ? » Ce qui, dans l’original hébreu, offre pour le premier emploi d’homme : Enos ; comme s’il eût dit plus clairement : qu’est-ce que cet oublieux, pour que vous, ô mon Dieu, en ayez conservé la mémoire, malgré son oubli. Et ceci : Et le fils de l’homme, pour que vous le visitiez, est rendu par les mêmes, le fils d’Adam. En sorte qu’Enos et Adam sont la même chose, avec cette différence, que par Adam on entend l’homme charnel, et par Enos, l’homme doué de raison. C’est de cette manière que les livres sacrés des Hébreux donnent l’étymologie des noms.

Platon déclare, que dans la langue grecque, ἄνθτοπος est ainsi nommé du verbe ἀναθτρεῖν, parce que dès que l’homme voit il considère et raisonne sur ce qui frappe ses regards, afin d’être (ἀναθρῶν ἅ ὄποπε), contemplateur de ce qu’il a vu.

Les Hébreux appellent encore l’homme Is ; ce nom pour eux est tiré de Es, par quoi ils dénomment le feu, afin que le nom rappelle la chaleur et l’inflammation de sa nature. La femme, par la raison qu’on dit qu’elle a été tirée de l’homme, partage cette dénomination avec l’homme. Issa, en effet, est le nom qu’on donne à une femme, comme Is est celui d’un homme. Platon dit que ἀνήρ (l’homme) est ainsi nommé d’ἄνω ῥωή, qui émane d’en haut, et γυνὴ lui paraît vouloir rappeler γονή, le germe on la semence. Moïse, d’après l’étymologie de la langue Hébraïque, nomme le ciel firmament (consolidation), parce qu’après l’existence incorporelle et intellectuelle, le corps solide et sensible de l’univers a le premier pris place. Tandis que Platon dit, que le nom d’Οὐρανὸς lui a été justement donné, parce qu’il fait ἄνω ὁρᾷν, regarder en haut. Ensuite les Hébreux ont donné au Dieu suprême un nom spécial, mystérieux, qu’il est interdit de· proférer, que l’imagination même ne peut concevoir. Le nom d’après lequel ils le rappellent, se prononce Eloim, qui est formé, à ce qu’il paraît, de Ηλ, qui se rend par force et puissance : de manière, à ce que le nom de Dieu, chez eux, soit dérivé de la racine qui exprime la puissance et la force ; ce qui donne l’idée d’une puissance qui n’est limitée par rien, qui peut tout, par la raison que toutes les choses n’ont de cohésion que par lui. Platon fait dériver θεὸς et θεοί, de θέειν, qui signifie courir, disant que c’est pourquoi les astres des cieux sont ainsi nommés.

Nous croyons avoir assez fait ressortir par ces types, la justesse de l’imposition des noms, chez les Hébreux et dans Platon. Celui-ci donne ensuite des exemples de l’intention qui a présidé, chez les hommes, au choix des appellations individuelles par lesquelles ils se désignent ; et il cherche à en rendre compte. Je ne sais sur quoi il fonde qu’Hector était ainsi appelé des verbes κρατεῖν et ἔχειν, parce qu’il était roi des Troyens : Agamemnon vient d’ἄγαν μένειν, à cause de sa persistance forte et invincible dans ses résolutions contre les Troyens. Oreste doit son nom à son caractère montagnard ὀρεινὸν, sauvage et même féroce. Atrée vient de ce que son caractère était ἀτηρὸς, c’est-à-dire pervers. Pélops veut dire un homme qui ne voit pas loin, mais seulement les objets qui sont rapprochés de lui. Tantale indique un ταλάντατος, un homme excessivement malheureux, à cause de toutes les infortunes qui Pont assailli. Vous trouverez dix mille autres étymologies pareilles, rapportées par Platon, dans le but de prouver que les premiers hommes n’ont pas donné de noms par institution ; mais qu’ils sont dus à la nature. Dans Moïse, vous ne sauriez dire qu’il y ait rien de forcé, ni qui prouve l’affectation d’une invention sophistique. Ainsi, en apprenant que le nom de Caïn, chez les Hébreux, répond à celui de (Ζῆλος) envie, chez les Grecs, vous comprendrez facilement comment celui qui portait ce nom en était digne, par le sentiment dont il fut animé contre son frère Abel. Abel est interprété par affliction ; il fut, en effet, cause d’une grande affliction pour ses parents qui, par une prévoyance inspirée de Dieu, donnèrent à leur fils des noms convenables à leurs destins. Que serait-ce, si je faisais apparaître le nom d’Abraham ? C’est un astronome, déjà en possession de la science astronomique, et de celle des mouvements célestes, lorsque bornant toutes ses études aux connaissances cultivées par les Chaldéens, il se nommait Abram ; ce qui, dans la langue grecque, correspond au nom de Père sublime (πατὴρ μετέωρος). Cependant, Dieu, par son attraction au-delà des choses visibles, lui attribua aussitôt un nom qui rendait cette idée ; « tu ne t’appelleras plus, lui dit-il, du nom d’Abram ; mais Abraham sera ton nom, parce que je t’ai destiné à être père de plusieurs nations. » Quant à l’étendue de la signification de ce nom, il serait trop long de vouloir la développer ici. Il suffira, pour ce qui nous intéresse, de citer Platon en témoignage de ce qui vient d’être dit, que quelques noms sont parfois dus à une puissance plus divine. Voici ses propres paroles : « La manière dont les noms ont été donnés doit, dans ce cas, être observée avec d’autant plus de soin, que peut-être quelques-uns viennent-ils d’une puissance plus divine que celle de l’homme. » Et l’histoire sainte des Hébreux en donne la confirmation, par de nombreuses autorités : celle de Moïse, qui nous a enseigné le premier de tous, que c’est d’une puissance plus divine (θειοτέρας), qu’Abraham et son fils Isaac, puis ensuite Israël tirèrent leurs noms. Isaac se traduit par rire, voulant nous faire sentir, par ce symbole, la joie qui accompagne la pratique de la vertu, que Dieu promet d’impartir, comme un don par excellence, à ceux qui l’aiment. Le fils de celui-ci est Israël. Précédemment il avait porté le nom de Jacob. Dieu, au lieu de Jacob, lui donna le nom d’Israël, en transformant l’homme d’exercice et de pratique, en un homme de théorie ; car Jacob veut dire, qui supplante, c’est-à-dire qui livre le combat qui a pour prix, la vertu ; Israël, voyant Dieu, représente l’esprit gnostique et théorique, dans l’homme.

Mais qu’est-il besoin que j’essaie ici de développer la rectitude qui a présidé à l’imposition des noms, chez les Hébreux, en tirant mes preuves de Moïse, dont la sagesse l’emporte sur toutes les autres, puis des livres saints et de mille autres ; cette exposition demanderait beaucoup plus de loisir que le plan de cet ouvrage ne m’en concède ? Mais quoi, les Grecs ne sauraient nous donner les étymologies des premiers éléments de la grammaire, Platon même ne saurait déduire la raison qui a créé la distinction des voyelles et des consonnes ; tandis que les enfants des Hébreux seraient en état de nous montrer l’origine de l’Alpha, qui est nommé Alph par eux, et qui signifie instruction ; de Béta, qu’il leur plaît de prononcer Beth, nom d’une maison pour eux ; en sorte, que le sens attaché à ces voix est, l’instruction de la maison, ou pour parler plus clairement, la doctrine ou instruction domestique. La troisième lettre, au lieu de Gamma, ils la prononcent Gimel, c’est ainsi qu’ils appellent la plénitude. Ensuite, la quatrième lettre dont le son est Delth, signifie les tablettes (Δέλτοι) ; ils marquent donc par ces quatre lettres, que l’enseignement écrit remplit les tablettes· En continuant cet examen des autres éléments grammaticaux, avec réflexion et maturité, on se rendrait compte du nom de chacun. Quant à ce qu’on rapporte des sept voyelles, qui, réunies ensemble, possèdent un nom et un son mystérieux, que les enfants des Hébreux écrivent en quatre lettres, · et qu’ils rapportent à la suprême puissance de Dieu, c’est une tradition transmise des pères aux enfants, qu’il est interdit à la multitude de proférer, attendu que c’est un mystère. Et je ne sais d’où il est arrivé que quelqu’un des sages de la Grèce, en ayant eu connaissance, y a fait allusion dans les vers suivants : « Les sept lettres voyelles me célèbrent, moi qui suis le Dieu impérissable ; le père infatigable de tous les êtres, je suis la Cythare indestructible de l’univers ; c’est moi qui ai trouvé l’accord harmonieux du tourbillon des cieux » Si l’on voulait continuer le même examen, pour chacun des autres éléments grammaticaux des Hébreux, on leur trouverait un sens pareil. Nous nous sommes déjà livrés à ce travail, lorsque nous avons démontré que les Grecs avaient reçu des secours de tout genre, de la part des barbares. Si quelqu’un s’appliquait à l’étude spéciale de la langue hébraïque, il verrait avec quelle justesse de signification les noms ont été distribués par ces hommes. Cependant, comme le nom appellatif de toute la nation vient d’Héber, qui signifie passager (en effet, le mot Héber dans la langue Hébraïque, a la signification de trajet et passage), le raisonnement nous enseigne de nous préparer à la transition d’ici-bas à Dieu, sans nous attacher irrévocablement à la contemplation des choses visible· ; mais de songer à passer de celles-ci, à celles qui sont soustraites à nos regards, c’est-à-dire à la connaissance du Dieu créateur et ordonnateur de l’univers. C’est en ce sens qu’ils ont nommé Hébreux, ceux · qui les premiers se consacrèrent au seul être qui dirige tout, parce qu’il en est l’unique cause, et s’y attachant par une piété pure et sincère, ont mérité d’être appelés passagers. Quant à leur entendement, qu’ai-je besoin de m’étendre plus longuement sur ce sujet, en rassemblant tout ce qui prouve la rectitude et la diligence des Hébreux dans l’emploi des noms ? Une question pareille ne pourrait être bien traitée que dans un ouvrage spécial. Mais pour me résumer, je dirai qu’il me semble avoir suffisamment démontré, par ce qui précède, le zèle des Hébreux pour l’étude de la logique, si, comme Platon le déclare, ce n’est pas l’œuvre d’hommes vulgaires et sans éducation, mais celle d’un législateur sage et dialecticien, d’avoir appliqué aux choses des dénominations puisées dans la nature ; comme nous l’avons fait voir de la part de Moïse et des livres saints des Hébreux. Que vient-il, à considérer, après la logique, sinon la physique et les progrès que les enfants des Hébreux ont faits dans cette science ?

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