1.[1] En conséquence, Nicolas de Damas partit pour Rome. Cependant les affaires domestiques d’Hérode et ses rapports avec ses fils ne faisaient qu’empirer. Il était parfaitement clair, et depuis longtemps déjà, que les plus grands et les plus terribles maux menaçaient la royauté par le seul effet de la fortune, mais ils s’aggravèrent encore alors pour la raison que voici. Euryclès de Lacédémone[2], homme notable dans son pays, mais d’une âme perverse, très enclin à la débauche et à la flatterie, tout en affectant de ne pratiquer ni l’une ni l’autre, vint à séjourner chez Hérode, lui fit des radeaux et en reçut de plus grands en échange ; grâce aux facilités que lui donnaient ses entretiens, il fit en sorte de devenir un des amis les plus intimes du roi. Or, il recevait l’hospitalité d’Antipater, mais il rencontrait et fréquentait Alexandre, car il affichait un grand zèle pour Archélaüs de Cappadoce. Aussi feignait-il d’honorer grandement Glaphyra et il s’évertuait à témoigner à tous son zèle, tant en épiant les bavardages et les actes afin de répondre à l’amitié par la calomnie. Finalement, il eut la chance, d’être avec eux en des termes tels qu’il paraissait à chacun un ami qui ne fréquentait les autres que par intérêt, pour lui. Cet homme séduisit Alexandre qui était jeune et se persuadait qu’il ne pouvait confier sans crainte qu’à lui ce qu’il avait souffert. Alexandre lui révéla donc avec affliction comment son père s’était détaché de lui ; il raconta ce qui concernait sa mère et Antipater, qui les écartait des honneurs et exerçait, déjà tout le pouvoir ; il déclarait cette vie insupportable parce que son père était déjà tout près à les haïr et ne pouvait se résoudre à manger ou à converser avec eux. Tels étaient les propos qu’il tenait, comme de juste, au sujet de ses souffrances. Or, Euryclès les rapportait à Antipater en lui disant : « Ce n’est pas dans mon intérêt que j’agis, mais, chargé d’honneurs par toi, je cède à la grandeur du péril et t’invite à te méfier d’Alexandre ; car ce n’est pas avec calme qu’il dit tout cela et ses paroles mêmes respirent le meurtre ». Antipater, persuadé d’après cela de son amitié, lui donnait chaque fois des présents considérables et finit par le décider à rapporter ces propos à Hérode. Euryclès avait les moyens de faire croire à l’hostilité d’Alexandre d’après les paroles qu’il disait avoir entendues et, à force de circonvenir le roi et de l’irriter par ses discours, il provoqua en lui une haine irréconciliable. L’occasion le fit bien voir. Hérode, en effet, donna aussitôt à Euryclès une récompense de cinquante talents ; lui, ainsi gratifié, repartit chez Archélaüs, roi de Cappadoce, où il loua Alexandre et prétendit l’avoir beaucoup servi en le réconciliant avec son père. Il s’en alla, également enrichi par Archélaüs, avant que sa perversité ne fût dévoilée. Mais cet Euryclès, n’ayant cessé même à Lacédémone de faire le mal, fut exilé de sa patrie pour de multiples forfaits.
[1] Sections 1-2 = Guerre, I, 513-526, 530-1. Sections 3-4 = Guerre, 527-9.
[2] C. Julius Euryclès, crée citoyen romain par Auguste et très influent à Sparte.
2. Quant au roi des Juifs, il ne se contentait plus comme avant de prêter l’oreille aux calomnies contre Alexandre et Aristobule, mais était déjà pris d’une haine si violente que, même si personne ne les attaquait, il y forçait les gens, s’informant de tout, posant des questions et donnant à qui voulait la liberté de médire d’eux. Il apprit...[3] qu’Euaratos de Cos avait conspiré avec Alexandre, et en ressentit le plus vif plaisir.
[2] Lacune probable de quelques mots.
3. Mais il arriva aux jeunes princes un malheur encore pire, parce que la calomnie ne cessait de forger des armes contre eux et qu’il y avait, pour ainsi dire une émulation générale pour rapporter à leur sujet quelque méchant propos qui semblait importer au salut du roi. Hérode avait deux gardes du corps[3], Jucundus et Tyrarrnus, très estimés du roi pour leur force et leur taille. Le roi, mécontent d’eux, les disgracia, depuis ils montaient à cheval avec Alexandre et sa suite, et leur réputation dans les exercices gymniques leur valut de l’or et d’autres présents. Le roi s’empressa de les soupçonner et les fit mettre à la torture. Après avoir longtemps résisté, ils finirent par dire qu’Alexandre leur avait conseillé de tuer Hérode lorsqu’ils le rencontreraient dans une chasse aux fauves ; il serait facile de dire qu’il était tombé de cheval et s’était enferré sur sa propre lance, accident qui lui était déjà arrivé auparavant. Ils révélèrent aussi que de l’or avait été enfoui dans l’écurie et ils convainquirent, le grand veneur de leur avoir donné des lances du roi et d’avoir fourni des armes aux serviteurs d’Alexandre sur l’ordre de celui-ci[4].
[3] Hipparques, d’après Guerre, 527.
[4] Rien dans Guerre sur ces aveux.
4. Après eux fut arrêté le gouverneur d’Alexandreion, que l’on mit à la torture. Il était accusé d’avoir promis de recevoir dans sa place les jeunes princes et de leur livrer les trésors royaux, gardés dans cette forteresse. Personnellement il n’avoua rien, mais son fils survenant, déclara la chose véritable et remit une lettre écrite apparemment de la main d’Alexandre : « Après avoir accompli, écrivait-il, avec l’aide de Dieu, tout ce que nous avons projeté, nous viendrons vers vous ; faites alors en sorte, comme vous nous l’avez promis, de nous recevoir dans la forteresse. » A la lecture de cet écrit, Hérode ne douta plus du complot de ses fils contre lui. Mais Alexandre assura que le scribe Diophante avait contrefait son écriture et que le billet était une forgerie d’Antipater. De fait, Diophante semblait très habile en ce genre de faux et, plus tard, convaincu d’autres crimes, il fut mis à mort.
5. Le roi amena les dénonciateurs qu’il avait fait torturer en présence du peuple à Jéricho pour qu’ils accusassent ses fils, mais la foule les tua à coups de pierres. Comme elle se disposait à tuer de même Alexandre et ceux qui l’entouraient, le roi l’empêcha en faisant calmer le peuple par Ptolémée et Phéroras. Les jeunes gens furent placés sous bonne garde, personne ne les approchait plus ; on épiait tous leurs actes et toutes leurs paroles ; ils étaient, dans la situation humiliante et dans l’angoisse des véritables condamnés. L’un d’eux, Aristobule, chercha, dans son désespoir, à persuader sa tante et belle-mère de compatir à ses malheurs et de haïr celui qui s’était laissé aller à pareille cruauté. « N’es-tu pas, dit-il, toi-même en danger de mort, toi qui a été accusée d’avoir dénoncé à Syllaios tout ce qui se passait, dans l’espoir de l’épouser ? » Salomé s’empressa de rapporter immédiatement ces propos a son frère. Ce dernier, ne pouvant se maîtriser davantage, ordonna de les enchaîner, de les séparer l’un de l’autre et de leur faire confesser par écrit tous les crimes qu’ils avaient machinés contre leur père pour en faire rapport, à l’empereur. Les princes, quand on leur donna cet ordre, écrivirent qu’ils n’avaient ni imaginé ni tramé aucun complot contre leur père et que, s’ils avaient songé, à la fuite, c’était par nécessité et parce qu’ils vivaient dans la suspicion et les persécutions.
6. Vers ce temps là arriva de Cappadoce un envoyé d’Archélaüs, un certain Mélas, qui était un prince de sa famille. Hérode, dans l’intention de lui démontrer l’hostilité d’Archélaüs à son égard, fit venir Alexandre, qui était dans les fers et l’interrogea à nouveau sur sa fuite, lui demandant où et comment ils comptaient trouver un refuge. Alexandre répondit que c’était chez Archélaüs, qui avait promis de les envoyer de là à Rome, mais il déclara n’avoir rien projeté de coupable ou de fâcheux contre son père et que de tout ce que la méchanceté de ses ennemis avait forgé, il n’y avait rien de vrai ; qu’il voudrait que Tyrannus et ses amis fussent encore vivants pour que l’enquête fût plus décisive, et que, s’ils étaient morts si vite, c’était parce qu’Antipater avait mêlé à la foule ses propres amis.
7. Quand Alexandre eut ainsi parlé, Hérode ordonna de le mener avec Mêlas auprès de Glaphyra, fille d’Archélaüs, et de s’enquérir d’elle si elle savait quelque chose du complot tramé contre lui. Dès leur arrivée, Glaphyra, voyant Alexandre chargé de chaînes, se frappa la tête et, l’âme bouleversée poussa de grands et lamentables gémissements. Le jeune homme pleurait également ; pour les assistants le spectacle était si pénible que pendant longtemps ils ne purent ni dire ni faire ce pour quoi ils étaient venus. Enfin Ptolémée, à qui avait été confiée la mission d’amener Alexandre, lui ordonna de dire si sa femme avait été complice de quelqu’un de ses actes. « Comment pourrait-elle, dit-il, n’avoir pas été ma confidente, elle qui m’était plus chère que la vie et qui avait des enfants en commun avec moi ? » Elle s’écria à ces mots qu’elle n’était complice de rien de mal, mais que, s’il importait au salut de son mari qu’elle fît un mensonge même contre elle-même, elle convenait de tout. Et Alexandre : « Je n’ai moi-même imaginé et tu ne connais rien de criminel, comme m’en soupçonnent les gens qui devraient le moins le faire, mais seulement notre projet de nous retirer chez Archélaüs et d’aller de là à Rome ». Comme elle en tombait d’accord, Hérode, estimant qu’Archélaüs était, ainsi convaincu d’hostilité envers lui, confia à Olympos et à Volumnius[5] des lettres et leur ordonna de relâcher dans leur voyage à Eléoussa de Cilicie pour exposer ces faits à Archélaüs ; puis, après lui avoir reproché d’avoir aidé ses fils dans leur conspiration, de s’embarquer de là pour Rome ; au cas où ils trouveraient que Nicolas avait apaisé l’empereur à soit égard, ils devaient lui remettre les lettres et les pièces à conviction réunies contre les jeunes gens[6] qu’il lui expédiait. Archélaüs chercha à se justifier : il reconnut avoir promis un asile aux jeunes gens, mais c’était qu’il valait mieux pour leur père comme pour eux que rien de trop grave ne fût décidé dans la colère que lui causait la rébellion dont il les soupçonnait ; il ajoutait qu’il ne les aurait pas envoyés à l’empereur et n’avait fait aux jeunes princes aucune promesse témoignant de l’hostilité contre Hérode.
[5] Tribun (στρατοπεδάρχης) d'après Guerre, 535 ; cf. plus haut § 277.
[6] κατεσκευασμένους WE ; κατεσκευασμένως Niese.
8. Lorsque les deux envoyés furent arrivés à Rome, ils eurent l’occasion de remettre les lettres à l’empereur, qu’ils trouvèrent réconcilié avec Hérode. Voici en effet comment s’était accomplie la mission de Nicolas. Lorsqu’il arriva à Rome et se rendit à la cour, il décida non seulement de s’occuper de l’objet de son ambassade, mais encore, d’accuser Syllaios. Et avant même de se rencontrer, ils se firent déjà ouvertement la guerre. Les Arabes, se détachant[7] de l’autre, s’adressèrent à Nicolas et lui dénoncèrent toutes ses injustices en lui donnant des preuves évidentes du meurtre de bien des gens d’Obodas ; car ils avaient, même des lettres de Syllaios dont ils s’étaient emparés en le quittant et qui l’accablaient. Nicolas, saisissant la chance qui s’offrait ainsi à lui, l’exploita pour parvenir à ses fins de réconcilier l’empereur avec Hérode. En effet, il savait bien que, s’il voulait défendre le roi pour ses actes, il n’obtiendrait pas la liberté de s’exprimer, mais que, s’il voulait accuser Syllaios, il trouverait l’occasion de parler en faveur d’Hérode. Comme la lutte était ainsi engagée et le jour de l’audience fixé, Nicolas, appuyé par les envoyés d’Arétas, accusa Syllaios de bien des crimes et notamment d’avoir causé la mort du roi et de beaucoup d’Arabes, d’avoir emprunté de l’argent dans de mauvaises intentions ; il le convainquait même d’avoir débauché des femmes, non seulement en Arabie, mais encore à Rome et, ajoutait-il, chose plus grave encore, d’avoir trompa l’empereur en lui mentant au sujet des actes d’Hérode. Lorsqu’il en arriva à ce point, l’empereur l’arrêta en lui demandant de se borner à répondre, au sujet d’Hérode, si celui-ci avait ou non conduit une armée contre l’Arabie, tué deux mille cinq cents indigènes et ravagé le pays en emmenant des prisonniers ; à quoi Nicolas répondit qu’il était en mesure de prouver que rien ou presque rien de tout cela ne s’était passé comme l’empereur l’avait entendu dire, ni de telle sorte qu’il pût en être justement irrité. L’étonnement produit par cette déclaration fit que l’empereur lui prêta l’oreille. Nicolas parla alors de l’emprunt de cinq cents talents, du contrat stipulant qu’il était permis au roi, une fois l’échéance passée, de prendre des gages dans tout le royaume ; il dit que l’expédition n’était pas une offensive, mais la juste revendication d’une créance. Bien plus, Hérode ne l’avait pas entreprise précipitamment ni de la façon que le contrat autorisait, mais il était allé souvent consulter Saturninus et Volumnius, les légats de Syrie, et qu’enfin à Béryte, en leur présence, Syllaios lui avait juré par la fortune de l’empereur que, dans un délai de trente jours, il verserait la somme et livrerait les fugitifs du territoire d’Hérode ; comme Syllaios n’en avait rien fait, Hérode était retourné auprès de ces magistrats, et c’était seulement après avoir reçu d’eux la permission de se nantir de gages qu’il s’était décidé à grand peine à se mettre en campagne avec les siens. Voilà comment s’était passée « la guerre », comme ils l’appelaient tragiquement, ou l’expédition. « Et d’ailleurs, comment y aurait-il pu y avoir une guerre, puisque les magistrats avaient donné la permission d’agir, que le contrat l’autorisait, que ton nom, comme celui des autres dieux, ô César, était outragé ? Arrivons maintenant à la question des prisonniers : des brigands habitaient la Trachonitide, d’abord quarante, ensuite davantage ; fuyant le châtiment que leur réservait Hérode, ils avaient fait de l’Arabie leur repaire. Syllaios les accueillit et les nourrit pour faire du mal à tous les hommes, leur donna une contrée à habiter, participa lui-même aux profits de leurs brigandages. Or, il avait promis par serment de les rendre le jour même de l’échéance du prêt, et à cette heure personne ne pourrait établir qu’aucun de ces brigands eût été emmené du pays des Arabes ; encore ne le furent-ils pas tous, mais ceux-là seuls qui ne surent pas se cacher. Donc l’affaire des prisonniers de guerre apparaissant comme une infâme calomnie. Apprends maintenant, César, la plus odieuse invention et le plus grand mensonge digne d’exciter ta colère. J’affirme que c’est après que l’armée arabe nous eut attaqués, après qu’un ou deux des gens d’Hérode furent tombés, qu’alors seulement Hérode se décida à se défendre et le général des Arabes Nakeb vint à être tué avec vingt-cinq hommes en tout ; ce sont ces morts que Syllaios a multipliés par cent pour en faire deux mille cinq cents. »
[7] ὑπονοήσαντε (ὑπονοστήσαντες, ὑποτοπήσαντες) ἐξ αὐτοῦ texte corrompu. Peut-être ἀποστάντες (T. R.).
9. Ce plaidoyer frappa vivement l’empereur et, se tournant plein de colère vers Syllaios, il lui demanda combien d’Arabes étaient tombés. L’autre hésite, déclare qu’il a pu se tromper ; alors on fit les conventions de l’emprunt, et les lettres des légats, ainsi que les plaintes des villes concernant les brigandages. Finalement l’empereur fut si bien retourné qu’il condamna à mort Syllaios, se réconcilia avec Hérode, à qui il regrettait d’avoir écrit trop durement sous l’influence de la calomnie, et déclara à Syllaios qu’il l’avait amené par ses mensonges à méconnaître un ami fidèle. En définitive Syllaios fut renvoyé des fins du procès et condamné à rembourser en attendant de subir le supplice[8]. D’autre part l’empereur était mal disposé pour Arétas, parce qu’au lieu de recevoir le pouvoir de César il s’en était emparé lui-même. Il avait donc décidé de donner aussi à Hérode l’Arabie, mais il en fut empêché par les lettres que lui envoya celui-ci. En effet, Olympos et Volumnius, apprenant les bonnes dispositions de l’empereur, avaient décidé aussitôt, conformément aux ordres d’Hérode, de lui remettre la lettre et les pièces à conviction concernant les princes. L’empereur, les ayant lues, ne jugea pas raisonnable de donner encore un autre pays à gouverner à ce vieillard qui avait de telles querelles avec ses fils ; il reçut donc les envoyés d’Arétas et, après s’être borné à reprocher à ce prince sa précipitation à s’emparer de la royauté sans attendre de la tenir de lui, il accepta ses présents et le confirma dans son pouvoir.
[8] En fait Syllaios ne fut pas exécuté alors : nous le retrouverons à Rome en conflit avec Antipater, XVII, 54 suiv. Il finit par être condamné et décapité pour une trahison commise lors de l’expédition de Gallus en Arabie (Strabon, XIV, 4, 24, p. 782 ; Nicolas de Damas fr. 5 = F. H. G., III, 351).