Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE XVII

CHAPITRE VI
Maladie d’Hérode, il fait un testament en faveur d'Antipas, le plus jeune de ses fils ; révolte contre Hérode de savants Juifs, Judas et Matthias, pour des questions religieuses ; Hérode les fait brûler vifs ; la maladie d’Hérode s'aggrave, il projette d'enfermer les notables Juifs dans l'hippodrome et de les exécuter après sa mort, pour que les Juifs puissent se lamenter à sa mort.

Maladie et testament d’Hérode.

1.[1] Pendant que les ambassadeurs se hâtaient vers Rome avec les lettres et munis d’instructions sur ce qu’il fallait répondre quand on les interrogerait, le roi tomba malade et fit un testament où il donnait la royauté au plus jeune de ses fils[2], par haine contre Archélaüs et Philippe, en raison des calomnies d’Antipater ; il léguait à l’empereur une somme de mille talents et cinq cents talents à Julie, femme de l’empereur, aux enfants, aux amis et aux affranchis de celui-ci. Il partageait aussi entre ses fils et petits-fils ses trésors, ses revenus et ses terres ; il enrichissait aussi beaucoup sa sœur Salomé, qui lui était toujours restée dévouée et n’avait jamais tenté de lui faire aucun mal. Désespérant de survivre — car il avait environ soixante-dix ans — il devint féroce, se laissant aller à un excès de colère et d’amertume à l’égard de tous ; c’est qu’il se croyait méprisé et se persuadait que le peuple se réjouissait de ses malheurs, surtout lorsque certains démagogues se soulevèrent contre lui pour la raison que voici.

[1] Section 1 = Guerre, I, 647.

[2] Antipas, le fils de la Samaritaine Malthaké.

Révolte de Judas et de Matthias. Sa répression.

2.[3] C’étaient Judas, fils de Sariphaios, et Matthias, fils de Margalothos[4], les plus savants des Juifs et ceux qui interprétaient le mieux les lois des ancêtres, chers aussi au peuple parce qu’ils instruisaient la jeunesse : chaque jour, tous ceux qui se souciaient d’acquérir de la vertu passaient leur temps avec eux. Les hommes donc, ayant appris que la maladie du roi était incurable, excitèrent la jeunesse à détruire tout ce qu’il avait fait contre les coutumes des ancêtres et à mener la lutte sainte au nom des lois : c’était à cause de l’audace avec laquelle Hérode avait enfreint la loi qu’étaient arrivés au roi non seulement tant de malheurs, inconnus au commun des mortels, qui avaient rempli sa vie, mais encore sa maladie elle-même. En effet, Hérode avait commis certaines infractions à la loi, que lui reprochait le groupe de Judas et de Matthias. Ainsi, au-dessus de la grande porte du temple, le roi avait placé une offrande très coûteuse, un grand aigle d’or, alors que la loi défend d’ériger des images et de consacrer des formes d’êtres vivants à qui veut mener une vie conforme à ses prescriptions. Aussi ces sophistes ordonnèrent-ils d’abattre l’aigle : s’il y avait pour eux danger d’être mis à mort, il fallait considérer comme bien préférable à la joie de vivre la réputation de vertu acquise en mourant pour le salut et la sauvegarde de la loi de la patrie ; ils s’attireraient ainsi une renommée éternelle, seraient loués dès maintenant et légueraient à la postérité, en quittant la vie, un souvenir à jamais mémorable. D’ailleurs, même pour ceux qui vivaient loin des dangers, le malheur n’était-il pas un accident inéluctable ? Aussi faisait-on bien, lorsqu’on aspirait à la vertu, de recevoir avec louange et honneur, en quittait la vie, la sentence de la destinée. C’est encore un grand soulagement de mourir pour de telles actions dont le danger montre la voie, car en même temps on lègue à ses fils et à tous ses descendants, mâles ou féminins, le fruit d’une bonne renommée.

[3] Sections 2-4 = Guerre, I, 648-555.

[4] Dans Guerre les noms des pères sont Sepphoraios et Margalos.

3. Voilà le genre de propos avec lesquels ils excitaient la jeunesse. D’autre part, le bruit leur parvint que le roi était mort, ce qui fut d’un grand secours aux sophistes. A l’heure de midi ils montèrent au temple, abattirent et démolirent à coups de hache l’aigle, alors, qu’une grande foule s’y trouvait réunie. Le préfet du roi, à qui l’entreprise fut annoncée, supposant qu’elle avait un but plus important que ce méfait, se rend sur les lieux à la tête d’une troupe assez forte pour repousser ceux qui s’efforceraient d’abattre l’offrande ; tombé à l’improviste sur des gens qui ne l’attendaient pas et qui, selon l’habitude de la populace, portés à des coups d’audace plutôt par une impulsion irréfléchie qu’après une préparation prudente, étaient en désordre et n’avaient pris aucune précaution nécessaire. Parmi les jeunes gens, non moins de quarante qui l’attendaient de pied ferme, alors que le reste de la multitude s’était dispersé, furent arrêtés par lui, ainsi que les instigateurs de cet acte audacieux Judas et Matthias, qui avaient jugé honteux de lui céder la place ; il les amena au roi. Celui-ci, quand ils furent en sa présence, leur demanda pourquoi[5] ils avaient osé jeter à bas son ex-voto. « Nos résolutions et nos actes, dirent-ils, ont été inspirés par la vertu digne d’hommes de cœur. Car nous avons eu souci des choses consacrées à la majesté de Dieu et des enseignements que nous avons reçus de la loi. Il n’est pas étonnant que nous ayons jugé tes décrets moins respectables que les lois que Moïse nous a laissées, écrites sous la dictée et selon les instructions de Dieu. C’est avec joie que nous affronterons la mort ou tous les châtiments que tu pourras nous infliger, car ce n’est pas pour des actions injustes, mais par amour de la religion que nous allons connaître tout ce qui accompagne la mort ». Tous disaient de même, témoignant dans leurs discours d’une audace égale à celle qui les avait décidés sans hésitation à un tel acte. Le roi les ayant fait charger de chaînes, les envoya à Jéricho et y convoqua les principaux magistrats juifs. A leur arrivée, il réunit l’assemblée dans l’amphithéâtre et, couché sur une litière, parce qu’il ne pouvait se tenir debout, énuméra tous ses efforts et pendant combien de temps il avait travaillé pour eux, les grandes dépenses qu’il avait faites pour l’édification du temple, alors que jamais pendant leurs cent vingt cinq ans de règne les Asmonéens n’avaient rien fait de pareil en l’honneur de Dieu, les offrandes magnifiques dont il l’avait orné. En échange il avait espéré laisser un souvenir et un nom illustre même après sa mort. Alors il se mit à hurler que, même de son vivant, ils ne s’étaient pas abstenus de l’outrager et que, en plein jour, à la vue de la foule, ils avaient eu l’audace de porter la main sur ses offrandes et de les enlever, commettant en apparence une offense contre la majesté royale, mais en réalité, à bien examiner le fait, un sacrilège.

[5] Nous lisons avec Bekker τί (non εἰ) τολμήσειαν.

4. Voyant sa violence et de peur que dans son exaspération il ne les châtiât eux-mêmes, les notables juifs déclarèrent que ce n’était pas avec leur consentement qu’on avait agi et que certainement cet acte ne pouvait rester impuni. Hérode traita avec une douceur relative le reste, mais il déposa Matthias[6] le grand-pontife comme responsable en partie de ces événements et il le remplaça par Ioxares, frère de sa femme[7]. Sous le pontificat de ce Matthias il arriva qu’un autre grand pontife installé pour un seul jour, celui où les Juifs jeûnent. Voici pourquoi : Matthias, pendant qu’il exerçait ses fonctions, dans la nuit qui précédait le jour du jeûne, crut en rêve avoir commerce avec une femme, et comme, à cause de cela, il ne pouvait officier, on lui adjoignit comme coadjuteur Josèphe, fils d’Ellémos, son parent[8]. Ainsi Hérode destitua Matthias du grand pontificat ; quant à l’autre Matthias, le promoteur de la sédition, et certains de ses compagnons, il les fit brûler vifs. Cette même nuit il y eut éclipse de lune[9].

[6] Ne pas confondre ce Matthias, grand-prêtre et fils de Théophile (supra § 78), avec l'agitateur de même nom (§ 149), fils de Margalothos.

[7] La seconde Mariamne.

[8] Le rêve avait provoqué une pollutio nocturna, d'où l'impureté lévitique. Cet évènement est relaté dans le Talmud de Jérusalem (Megilla, 1, 12 ; Ioma, 1, 1 ; Horayot, III, 2) et dans celui de Babylone (Megilla, q. b ; Ioma, 12 b ; Horayot, 12, b) ; cf. Derenbourg, Palestine, p. 160 et Schürer, II, 217.

[9] La date de cette éclipse a été fixée du 12 au 13 mars, 4 av. J.-C. (Ginzel, Specieller Kanon etc., p. 195.

Aggravation de la maladie d’Hérode. Son suprême projet de massacre. Son caractère.

5.[10] La maladie d’Hérode s’aggravait de plus en plus, car Dieu le punissait des actes qu’il avait commis contre sa loi. Il souffrait d’une fièvre lente qui ne manifestait pas autant son ardeur au contact de la main que dans l’intérieur des tissus qu’elle ravageait. Il éprouvait aussi un violent désir de prendre de la nourriture et il était impossible de n’y pas déférer ; ajoutez l’ulcération des intestins et notamment du colon qui lui causait d’effrayantes souffrances ; aux pieds une inflammation humide et transparente, un mal analogue autour de l’abdomen, la gangrène des parties génitales engendrant des vers ; une respiration oppressée dans la station érecte, rendue désagréable par la fétidité de son haleine et la précipitation de son souffle ; enfin il éprouvait dans tous ses membres des convulsions spasmodiques d’une violence insupportable. Les devins et les gens versés dans l’art de prédire l’avenir déclaraient que Dieu tirait ainsi vengeance des nombreuses impiétés commises par le roi. Bien que tourmenté au delà de ce qui semble tolérable, il avait pourtant l’espoir de se relever encore, faisait chercher des médecins et observait scrupuleusement toutes leurs prescriptions pour son salut. Il traversa le Jourdain pour se faire traiter par les sources thermales de Callirhoé, qui, outre leurs autres vertus, sont potables ; cette eau se jette dans le lac appelé Asphaltite. Là, parce que les médecins avaient cru le réchauffer, il se plongea dans un bain plein d’huile, mais on crut qu’il allait passer ; les lamentations de ses serviteurs le ramenèrent à lui, et n’ayant plus l’espoir de guérir, il ordonna de distribuer cinquante drachmes par tête à ses soldats, et il fit aussi de grands présents à leurs officiers et à ses familiers. Il revint alors à Jéricho, où il tomba dans un tel accès atrabilaire, irrité contre tout le monde, qu’il imagina, déjà moribond, un acte terrible. Sur son ordre étaient venus auprès de lui les Juifs les plus notables de tout le peuple ; ils étaient très nombreux parce que tout le monde avait été convoqué et ils avaient tous obéi à l’ordre rendu sous peine de mort. Or le roi, également furieux contre les innocents et les coupables, les enferma tous ensemble dans l’hippodrome et, ayant mandé sa sœur Salomé et Alexas, mari de celle-ci, leur dit qu’il allait bientôt mourir puisqu’il était parvenu à ce comble de souffrances ; la mort était chose supportable et même désirable pour tout le monde, mais l’idée de se voir privé des lamentations et du deuil qui revenaient à un roi lui était très pénible ; car il n’ignorait pas les sentiments des Juifs ; il savait que sa fin était souhaitée par eux et leur serait très agréable puisque, de son vivant même, ils s’étaient d’avance révoltés et avaient outragé tout ce qu’il avait établi ; il appartenait donc à ses parents de décider quelque mesure propre à soulager un peu cette angoisse. S’ils ne s’opposaient pas à son projet, il aurait des obsèques grandioses, telles qu’aucun autre monarque n’en avait eues, le deuil serait ressenti du fond du cœur par le peuple tout entier, et ce ne seraient pas des lamentations pour rire. Donc quand ils l’auraient vu rendre le dernier soupir, ils devraient entourer l’hippodrome de soldats ignorant encore sa mort — qui ne devrait être révélée au peuple qu’après l’exécution de cet ordre — et leur enjoindre de percer de flèches ceux qui y étaient enfermés ; par ce massacre, ils ne manqueraient pas ne lui donner une double joie : ses ordres suprêmes seraient exécutés et, il serait honoré par un deuil magnifique. Il les suppliait avec des larmes et invoquait leur affection familiale et la foi divine, les conjurant de ne pas lui refuser cet honneur, et ils lui en donnèrent leur parole[11].

[10] Section 5 = Guerre, I, 656-660.

[11] Une historiette analogue dans les gloses de la chronologie Megillat Taanit § 25, mais le roi s’appelle Janée et c’est sa veuve Salminon qui s’oppose au massacre des « 70 anciens ». Cf. Derenbourg, Palestine, p. 164. Le caractère midraschique de ces anecdotes les rend suspectes.

6. Ces ordres suprêmes révèlent quel fut le caractère de cet homme, même aux yeux de ceux qui approuvèrent ses actes antérieurs et sa conduite envers ses proches en les mettant sur le compte de son amour de la vie. Ce caractère n’avait rien d’humain, puisqu’en quittant la vie il préméditait de laisser tout le peuple en deuil et privé de ceux qui lui étaient les plus chers, en ordonnant de tuer un membre de chaque famille sans que ces hommes eussent rien commis contre lui ou été l’objet d’aucune autre accusation. Et cependant tous ceux qui prétendent à la vertu ont coutume de renoncer, à un tel moment, même à leur haine contre leurs ennemis légitimes.

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