Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

111. LES DIVERSES ESPÈCES DE GRÂCE

  1. Convient-il de diviser la grâce en grâce gratuitement donnée, et grâce rendant agréable à Dieu ?
  2. La division de cette dernière en grâce opérante et grâce coopérante.
  3. La division en grâce prévenante et en grâce subséquente.
  4. Les divisions de la grâce gratuitement donnée.
  5. Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.

1. Convient-il de diviser la grâce en grâce qui rend agréable à Dieu et grâce gratuitement donnée ?

Objections

1. La grâce est un don de Dieu, nous le savons. Mais l'homme n'est pas agréable à Dieu pour cette raison que Dieu lui a donné quelque chose ; c'est bien plutôt le contraire qu'il faut dire : Dieu donne gratuitement quelque chose à l'homme parce que celui-ci lui agrée. Il n'existe donc pas de grâce qui rende l'homme agréable à Dieu.

2. Tout ce qui n'est pas donné en raison de mérites antécédents, est gratuitement donné. Or le bien de la nature lui-même est donné à l'homme sans mérite antécédent, car la nature est présupposée au mérite. La nature elle-même est donc aussi gratuitement donnée par Dieu. Cependant, la nature s'oppose à la grâce. Le fait d'être gratuitement donné ne constitue donc pas une différence dans la grâce, puisque ce caractère se retrouve en dehors de toute espèce de grâce.

3. Toute division doit s'établir sur l'opposition des termes. Or la grâce qui nous rend agréable à Dieu et qui nous justifie, nous est elle-même accordée gratuitement par Dieu. S. Paul écrit en effet (Romains 3.24) : « Nous sommes justifiés gratuitement par sa grâce. » On ne peut donc opposer la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée.

En sens contraire, l'Apôtre attribue à la grâce ces deux propriétés : de nous rendre agréables à Dieu, et d'être gratuitement donnée. Au sujet de la première propriété, il s'exprime ainsi (Éphésiens 1.16) : « Dieu nous a rendus agréables à ses yeux dans son Fils bien-aimé. » Au sujet du second (Romains 13.1) : « Si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les œuvres ; autrement la grâce ne serait plus la grâce. » On peut donc distinguer une grâce qui n'a qu'une seule de ces propriétés, et une grâce qui les possède toutes les deux.

Réponse

Comme l'écrit S. Paul (Romains 13.4) : « Ce qui vient de Dieu est établi dans l'ordre. » Or l'ordre des choses consiste en ce que certaines d'entre elles font retour à Dieu par l'intermédiaire d'autres réalités, ainsi que l'enseigne Denys. Donc, étant donné que la grâce a pour objet de ramener l'homme à Dieu, cela se fera selon un certain ordre, en ce sens que les uns seront ramenés à Dieu par d'autres. Sous ce rapport il y aura donc une double grâce. L'une unira l'homme à Dieu : c'est la grâce qui le lui rend agréable. L'autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d'un autre homme : c'est la grâce gratuitement donnée. On l'appelle ainsi parce qu'elle dépasse les possibilités de la nature et qu'elle est accordée en dehors de tout mérite personnel. Et, puisqu'elle est donnée à un homme, non pour sa propre justification, mais pour sa coopération à la justification d'un autre, on ne lui donne pas le nom de grâce rendant agréable à Dieu. C'est de cette grâce que parle l'Apôtre quand il écrit (1 Corinthiens 12.7) : « À chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité » des autres.

Solutions

1. On ne prétend pas que la grâce rend agréable par efficience, mais formellement, ce qui veut dire que, par elle, l'homme est justifié et devient digne d'être regardé comme agréable à Dieu ; selon cette parole de l'Apôtre (Colossiens 1.12) : « Il nous a rendus dignes de partager le sort des saints dans la lumière. »

2. La grâce, précisément parce qu'elle est gratuitement donnée, exclut toute idée de dette. Mais il y a deux manières de concevoir une dette. L'une se fonde sur le mérite et se rapporte à la personne ; car c'est à la personne qu'il appartient de mériter, selon cette parole de l'Apôtre (Romains 4.4) : « À qui fournit un travail, on ne compte pas le salaire comme une grâce ; c'est un dû. » L'autre se fonde sur la condition de la nature ; ainsi nous disons que c'est un dû pour l'homme de posséder la raison et tout Ce qui appartient à la nature humaine. Cependant, ni dans l'un ni dans l'autre sens, nous ne pouvons dire que Dieu se trouve obligé à l'égard de la créature ; c'est bien plutôt elle qui se trouve soumise à Dieu, du fait que l'ordre divin doit se réaliser en elle ; et cet ordre divin exige que telle nature soit placée dans telles conditions, avec telles propriétés, et qu'agissant de telle manière, elle obtienne tel résultat. Donc, si les dons naturels ne sont pas dus au premier titre, ils le sont au second. Les dons surnaturels au contraire ne sont dus à aucun titre, et c'est pourquoi l'on doit, d'une façon spéciale, leur donner le nom de grâce.

3. La grâce qui rend agréable à Dieu ajoute à l'idée de grâce gratuitement donnée quelque chose qui répond aussi à l'idée de grâce : qu'elle rend l'homme agréable à Dieu. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée, qui ne comporte pas cet agrément, conserve le nom commun de grâce, comme il arrive en beaucoup de cas. Et ainsi, il y a bien opposition entre les deux termes de la division : d'une part la grâce qui rend agréable à Dieu ; et d'autre part la grâce qui n'entraîne pas cet agrément.


2. La division de la grâce qui rend agréable à Dieu en grâce opérante et grâce coopérante

Objections

1. La grâce, nous l'avons dit, est un accident. Mais l'accident ne peut agir sur son sujet. Il n'y a donc pas de grâce qui puisse être appelée opérante.

2. Si la grâce produit quelque chose en nous, c'est principalement la justification. Mais ce n'est pas la grâce seule qui l'opère en nous, car, à propos du passage de S. Jean (Jean 14.12) : « Les œuvres que je fais, il les fera lui-même », S. Augustin écrit : « Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. » Il n'y a donc pas de grâce qui puisse être dite simplement opérante.

3. C'est à l'agent inférieur, semble-t-il, et non à l'agent principal qu'il appartient de coopérer avec quelqu'un. Mais en nous c'est la grâce plutôt que le libre arbitre qui opère comme cause principale, selon l'Apôtre (Romains 9.16) : « Ce qui compte ce n'est pas de vouloir ou de courir, mais que Dieu fasse miséricorde. » La grâce ne doit donc pas être dite coopérante.

4. Une division se fait, dans un classement, par termes opposés. Mais les termes « opérer » et « coopérer » ne sont pas opposés ; car le même individu peut faire l'un et l'autre. Il ne convient donc pas de diviser la grâce en opérante et coopérante.

En sens contraire, nous lisons dans S. Augustin : « Dieu, par sa coopération, achève en nous ce qu'il commence par son opération ; car il commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions ; il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commencés. » Or les opérations de Dieu qui nous meuvent au bien sont des grâces. On peut donc raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.

Réponse

Nous l'avons dit plus haut, la grâce peut s'entendre en deux sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don habituel divinement infusé en nous. En l'un et l'autre sens il convient de diviser la grâce en opérante et coopérante. La production d'une œuvre en effet ne s'attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès lors, quand notre esprit est mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur, l'opération doit être attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante. Mais s'il s'agit d'une œuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l'opération ne devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l'âme ; on parlera alors de grâce coopérante.

Or il y a en nous deux sortes d'actes. D'abord l'acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la volonté est à l'égard de Dieu dans la relation de ce qui est mû à celui qui le meut : surtout s'il s'agit pour la volonté de commencer à vouloir le bien alors qu'elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce par laquelle Dieu meut l'esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.

Mais il y a aussi l'acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l'impulsion de la volonté, comme il a été dit antérieurement, il en résulte que là l'opération est attribuée à la volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu nous aide, tant intérieurement, affermissant la volonté pour qu'elle le veuille jusqu'au bout, qu'extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas, est appelé grâce coopérante. De là les paroles de S. Augustin que nous avons rapportées plus haut : « Dieu opère pour que nous voulions, et quand nous voulons, Dieu coopère avec nous pour que nous achevions. » Ainsi donc, si nous entendons par grâce la motion gratuite de Dieu par laquelle il nous meut au bien méritoire, c'est avec raison qu'on la divise en grâce opérante et grâce coopérante.

Si d'autre part nous prenons la grâce au sens de don habituel, à ce point de vue encore, la grâce comporte un double effet, comme toute forme d'ailleurs : le premier de ces effets, c'est l'être ; le second, l'opération. L'effet de la chaleur est de rendre chaud un objet, puis de lui faire produire un échauffement extérieur. Ainsi donc la grâce habituelle, en tant qu'elle guérit l'âme, qu'elle la justifie et la rend agréable à Dieu, est appelée grâce opérante ; en tant qu'elle est principe de l'acte méritoire qui procède aussi du libre arbitre, on la nomme grâce coopérante.

Solutions

1. Considérée comme une qualité accidentelle, la grâce n'agit pas dans l'âme par mode d'efficience, mais formellement ; c'est ainsi que l'on dit de la blancheur qu'elle rend blanche une surface.

2. Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous consentons, par un mouvement de notre libre arbitre, à l'action divine qui nous justifie. Mais ce mouvement n'est pas cause de la grâce ; il en est l'effet. C'est pourquoi toute l'œuvre de notre justification relève de la grâce.

3. La coopération ne concerne pas seulement l'agent secondaire qui collabore avec l'agent principal, mais aussi celui qui aide à atteindre la fin préalablement fixée. Or l'homme, par la grâce opérante, est aidé par Dieu à vouloir le bien. Une fois cette fin fixée, la grâce coopère ensuite avec nous pour nous la faire atteindre.

4. La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais elle se diversifie par ses effets, comme ce que nous venons de dire le montre bien.


3. Division de cette grâce en prévenante et subséquente

Objections

1. La grâce est un effet de l'amour divin. Mais l'amour de Dieu est toujours prévenant et jamais subséquent, selon cette parole de S. Jean (Jean 4.10) : « Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a aimés le premier. » Il n'y a donc pas lieu d'admettre une grâce prévenante et une grâce subséquente.

2. La grâce qui rend un homme agréable à Dieu est unique en lui, car elle se suffit à elle-même, selon cette parole de l'Apôtre (2 Corinthiens 12.9) : « Ma grâce te suffit. » Or la même réalité ne peut être à la fois antérieure et postérieure à elle-même. On ne peut donc diviser la grâce en grâce prévenante et grâce subséquente.

3. La grâce est connue par ses effets qui sont en nombre illimité, l'un précédant l'autre. Donc, si l'on doit diviser la grâce en prévenante et subséquente, il s'ensuivra une infinité d'espèces de grâces, mais aucune technique ne s'occupe de ce qui est illimité. Donc cette division est mauvaise.

En sens contraire, la grâce de Dieu provient de sa miséricorde. Or nous lisons dans les Psaumes d'une part (Psaumes 59.11) : « Sa miséricorde me préviendra », et d'autre part (Psaumes 23.6) : « Sa miséricorde me suivra. » On peut donc avec raison diviser la grâce en prévenante et subséquente.

Réponse

De même que nous divisons la grâce en opérante et coopérante en raison de ses divers effets, de même convient-il de distinguer grâce prévenante et grâce subséquente, quel que soit d'ailleurs le sens que nous donnons au mot grâce. Or la grâce produit en nous cinq effets : elle guérit l'âme ; elle lui fait vouloir le bien ; elle le lui fait accomplir efficacement ; elle la fait persévérer dans le bien ; elle la fait parvenir à la gloire. C'est pourquoi la grâce considérée comme produisant en nous le premier effet, mérite, au regard du deuxième, d'être appelée prévenante ; et, considérée comme produisant le deuxième effet, on l'appellera, par rapport au premier, subséquente. Et comme un de ses effets peut être antérieur à l'un et postérieur à l'autre, la grâce pourra également être regardée comme prévenante ou subséquente à propos du même effet selon qu'on le compare aux autres. Et c'est ce que remarque S. Augustin : « La grâce prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans cette guérison ; elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous glorifier. »

Solutions

1. Quand on parle de l'amour de Dieu, ce qu'on désigne par là est éternel, et ne saurait dont être dit que prévenant. Par le terme « grâce » au contraire, c'est un effet temporel qu'on désigne, et cet effet peut précéder ceci, suivre cela. C'est pourquoi la grâce peut être dite prévenante et subséquente.

2. La distinction entre grâce prévenante et subséquente ne s'applique pas à l'essence même de la grâce, mais seulement à ses effets, ainsi que nous l'avons dit de la grâce opérante ou coopérante. C'est aussi parce que la grâce subséquente qui a rapport à la gloire ne diffère pas numériquement de la grâce prévenante qui nous justifie. De même en effet que la charité d'ici-bas n'est pas détruite, mais achevée dans la patrie, ainsi en est-il de la lumière de la grâce, car ni l'une ni l'autre ne comporte en soi d'imperfection.

3. Bien que les effets de la grâce soient en nombre illimité, comme les actes humains eux-mêmes, on peut cependant les ramener à un nombre limité d'espèces. Et d'ailleurs tous ont ceci de commun que l'un est antérieur à l'autre.


4. La division de la grâce gratuitement donnée

Objections

1. Il semble que la façon dont S. Paul divise la grâce gratuitement donnée soit inadéquate. En effet, tout don gratuit qui nous est fait par Dieu peut être appelé grâce gratuitement donnée. Or ces dons sont en nombre illimité, qu'ils regardent les biens de l'âme ou qu'ils concernent les biens du corps ; et pourtant ceux-ci ne nous rendent pas agréables à Dieu. On ne peut donc pas faire entrer les grâces gratuitement données dans un classement déterminé.

2. La grâce gratuitement donnée se distingue de la grâce qui rend agréable à Dieu. Mais la foi appartient à cette dernière catégorie puisque par elle nous sommes justifiés, selon la parole de l'Apôtre (Romains 5.1) : « Ayant reçu de la foi cette justification. » Il ne convient donc pas de ranger la foi parmi les grâces gratuitement données, alors surtout qu'on n'y fait pas entrer d'autres vertus comme l'espérance et la charité.

3. Opérer des guérisons, parler diverses langues, ce sont là des miracles. L'interprétation des discours relève de la sagesse ou de la science, selon cette parole du prophète Daniel (Daniel 1.17) : « À ces enfants, Dieu a donné science et intelligence en matière de lettres et de sagesse. » C'est donc à tort que, dans le classement des grâces gratuites, on oppose le don de guérir et le don des langues au pouvoir de faire des miracles ; et l'interprétation des discours, au pouvoir de parler avec sagesse et avec science.

4. La science et la sagesse sont des dons du Saint-Esprit, et il en est de même de l'intelligence et du conseil, de la piété, de la force et de la crainte ; on l'a dit plus haut. Donc on devrait les ranger parmi les grâces gratuitement données.

En sens contraire, S. Paul écrit (1 Corinthiens 12.8) : « À l'un, c'est une parole de sagesse qui est donnée par l'Esprit, à tel autre une parole de science selon le même Esprit, à un autre la foi dans ce même Esprit, à tel autre le don de guérir, à tel autre le pouvoir d'opérer des miracles, à tel autre la prophétie, à tel autre le discernement des esprits ; à un autre la diversité des langues, à tel autre le don de les interpréter. »

Réponse

Nous l'avons déjà dit, la grâce gratuitement donnée est octroyée pour aider un homme à coopérer à la progression vers Dieu d'un autre. Or l'homme ne peut apporter cette contribution sous forme d'une motion intérieure qu'il exercerait sur un autre : cela n'appartient qu'à Dieu. Il ne le peut que de l'extérieur par enseignement ou persuasion. C'est pourquoi la grâce gratuitement donnée comprend tout ce dont l'homme a besoin pour instruire les autres dans les choses divines qui dépassent la raison. Or, à cette fin, trois conditions sont requises. Premièrement, il faut que l'homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin de pouvoir en instruire les autres. Deuxièmement, il faut qu'il puisse confirmer ou prouver ce qu'il dit, sans quoi son enseignement ne sera pas efficace. Troisièmement, il faut qu'il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le contenu de sa pensée.

Pour ce qui est du premier point, trois choses sont nécessaires, comme on peut s'en rendre compte à propos de l'enseignement humain. Il faut en effet que celui qui doit instruire les autres dans une science, possède d'abord une certitude parfaite des principes de cette science. Et c'est à quoi correspond « la foi », qui est la certitude des réalités invisibles, car ces réalités sont comme les principes qui soutiennent la doctrine catholique. Il faut ensuite que le maître qui enseigne soit irréprochable en ce qui regarde les principales conclusions de la science en question. À cela correspond « le discours de sagesse » qui est la connaissance des vérités divines. Il faut enfin qu'il abonde en exemples et qu'il connaisse de multiples effets grâce auxquels il pourra mettre les causes en évidence. À cette nécessité répond « le discours de science » qui est la connaissance des choses humaines, car « ce qui est invisible en Dieu devient visible par le moyen des créatures » (Romains 1.20).

Quant à la confirmation apportée à l'enseignement, elle se fait, quand il s'agit de vérités rationnelles, par des arguments ou des preuves. S'il s'agit au contraire des vérités révélées qui dépassent la raison, elle ne peut se faire que par ce qui est propre à la puissance divine. Et cela, d'une double manière. Soit que le maître, enseignant la doctrine sacrée, opère des miracles que Dieu seul peut faire, comme rendre la santé au corps, et c'est « le don de guérir » ; ou bien fasse des œuvres qui n'ont d'autre but que de manifester la puissance divine, comme arrêter le soleil, l'obscurcir, diviser les eaux de la mer, et c'est « le pouvoir d'opérer des miracles ». Soit qu'il puisse révéler ce que Dieu seul connaît, comme les événements futurs, et c'est le don de « prophétie », ou les secrets des cœurs, et c'est le don de « discernement des esprits ».

Enfin le pouvoir de s'exprimer correctement peut avoir rapport à l'idiome employé pour se faire comprendre : nous avons alors le « don des langues ». Ou bien il s'agit de la signification à attribuer aux paroles proférées : et c'est le « don d'interprétation ».

Solutions

1. Nous l'avons dit précédemment, tous les bienfaits qui nous sont accordés par Dieu ne reçoivent pas le nom de grâces gratuitement données, mais ceux-là seulement qui dépassent le pouvoir de la nature. Ainsi, qu'un pêcheur sans instruction abonde en discours de sagesse ou de science, etc., voilà ce qui figure ici comme des grâces gratuitement données.

2. La foi, dans cette énumération, n'est pas cette vertu qui justifie l'homme antérieurement et qui, comme telle, ne rentre pas dans les grâces gratuitement données. La foi dont nous parlons comporte une certitude suréminente qui rend l'homme apte à instruire les autres des choses de la foi. Quant à l'espérance et à la charité, elles appartiennent à la puissance appétitive en tant qu'elles ont pour rôle d'ordonner l'homme à Dieu.

3. On distingue le don de guérir du pouvoir général de faire des miracles, parce que ce don a une efficacité spéciale pour amener à la foi : on y incline plus facilement si l'on bénéficie de la santé corporelle obtenue par la puissance de la foi. De même, le don des langues et l'interprétation des discours ont, pour conduire à la foi, une efficacité particulière, et c'est la raison pour laquelle on en fait des grâces spéciales.

4. Ce n'est pas au même titre que la sagesse et la science sont classées parmi les grâces gratuitement données, et qu'elles font partie de la liste des dons du Saint-Esprit. Dans ce dernier cas, elles donnent à l'esprit de l'homme cette souplesse qui le rend apte à être mû par l'Esprit Saint dans les choses qui ont trait à la sagesse et à la science ; car, nous l'avons dit. c'est ainsi qu'il faut comprendre les dons du Saint-Esprit. Mais on les range parmi les grâces gratuitement données quand elles comportent une certaine abondance de sagesse et de science, qui va permettre à l'homme, non seulement de juger pour lui-même correctement des choses divines, mais encore d'instruire les autres et de réfuter les contradicteurs. C'est pourquoi, parmi les grâces gratuitement données, on donne une place de choix au « discours de sagesse » et au « discours de science », car, selon S. Augustin : « Autre chose pour l'homme est de savoir ce qu'il doit croire pour obtenir la vie éternelle, et autre chose de savoir comment, à ce sujet, venir en aide aux âmes pieuses et défendre la foi contre les impies. »


5. Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée

Objections

1. Il semble que la grâce gratuitement donnée soit plus noble que la grâce qui rend agréable à Dieu. En effet, d'après Aristote : « Le bien de la nation l'emporte sur le bien de l'individu. » Or la grâce qui rend agréable à Dieu est ordonnée au bien d'un seul homme, tandis que la grâce donnée gratuitement est ordonnée au bien commun de toute l'Église, nous venons de le dire. Donc cette dernière est plus noble que l'autre.

2. Il faut plus de vertu pour faire du bien à autrui que pour se perfectionner soi-même seulement, de même que la luminosité d'un corps est plus vive quand il peut en éclairer d'autres au lieu de n'être lumineux qu'en lui-même. C'est pour cette raison qu'Aristote déclare que « la plus éclatante des vertus est la justice » qui règle les rapports de l'homme avec ses semblables. Or, par la grâce qui rend agréable à Dieu, l’homme n'acquiert que sa perfection personnelle, tandis que, par la grâce gratuitement donnée, il œuvre en vue de la perfection d'autrui. Donc cette grâce gratuitement donnée a plus de valeur que la grâce qui rend agréable à Dieu.

3. Ce qui appartient en propre aux individus les meilleurs a plus de valeur que ce qui est commun à tous ; ainsi la faculté de raisonner qui est propre à l'homme l'emporte sur la faculté de sentir commune à tous les animaux. Mais la grâce qui rend agréable à Dieu est commune à tous les membres de l'Église ; au contraire la grâce gratuitement donnée n'est accordée qu'aux membres les plus dignes. C'est donc que celle-ci a plus de valeur que celle-là.

En sens contraire, après avoir énuméré les diverses grâces gratuitement données, l'Apôtre ajoute (1 Corinthiens 12.31) : « je vous ferai connaître une voie plus excellente », et, comme la suite du texte le montre, il entend parler de la charité, laquelle se rattache à la grâce qui rend agréable à Dieu. C'est donc que cette grâce est plus noble que la grâce gratuitement donnée.

Réponse

Une vertu est d'autant plus excellente qu'elle est ordonnée à un bien plus élevé ; et la fin est toujours plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à Dieu ordonne immédiatement l'homme à l'union avec la fin ultime. Les grâces gratuitement données au contraire ne sont pour l'homme que des préparations à atteindre la fin ultime ; en effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour les hommes comme des invites à rejoindre la fin ultime. Voilà pourquoi la grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée.

Solutions

1. Selon le Philosophe, le bien de la multitude, d'une armée par exemple, est double. Il y a un bien qui se trouve dans la multitude elle-même : ainsi l'ordre de l'armée. Et il y a un autre bien, distinct de la multitude, qui est le bien du chef. Ce dernier bien est supérieur à l'autre, car c'est à lui que l'autre est ordonné. Or la grâce gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l'Église, qui est l'ordre ecclésial ; la grâce qui rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct de l'ensemble, qui est Dieu lui-même. C'est ce qui fait que cette grâce est plus noble.

2. Si la grâce gratuitement donnée pouvait réaliser dans un autre ce que l'homme acquiert par la grâce qui rend agréable à Dieu, la grâce gratuite aurait plus de valeur ; ainsi la luminosité du soleil qui répand sa lumière l'emporte sur celle du corps simplement éclairé. Mais, par la grâce gratuitement donnée, l'homme ne peut produire dans un autre l'union à Dieu, c'est l'œuvre de la grâce qui rend agréable à Dieu. L'homme, par la grâce gratuite, ne peut réaliser que certaines dispositions à l'union. Et c'est pourquoi il ne faut pas dire que la grâce gratuite est meilleure ; ainsi, dans le feu, la chaleur extérieure qui révèle sa nature et qu'il répand sur les corps environnants, n'est pas plus noble que sa propre forme substantielle de feu.

3. La faculté de sentir est ordonnée à la faculté de raisonner comme à sa fin, et c'est pourquoi cette dernière faculté est plus noble. Mais, dans le cas présent, c'est le contraire qui se produit : ce qui est particulier à quelques-uns est ordonné à ce qui est possédé communément. La comparaison ne vaut donc pas.

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