« Ecoutez donc, disaient-ils, ce qu’on rapporte. C’est un beau récit que vous prendrez pour une fable, à ce que je suppose ; mais que je tiens pour véridique. C’est donc comme tel que je vais dire ce que vous allez entendre. »
Puis, après quelques autres choses, il continue : « Celui qui a passé justement et saintement sa vie, après sa mort, s’en allait dans les îles fortunées, pour y habiter dans une complète félicité, exempt de tous maux. Celui, au contraire, qui avait vécu dans l’injustice et le mépris des dieux, allait dans la prison de la vengeance et de la justice, que l’on nomme Tartare. »
Puis encore, après un intervalle : « Ensuite, on doit les juger dépouillés de toutes ces choses, car les morts doivent être jugés, et le juge est nu lui-même étant mort ; en sorte que c’est par l’âme qu’il considère l’âme même de chaque mort, aussitôt qu’il a quitté la vie, dans l’éloignement de tous ses parents, et ayant laissé sur la terre tout ce qui servait à l’orner, de manière à ce que la sentence soit équitable. » Il ajoute à la suite : « Voilà, ô Calliclès, les choses que j’ai entendues et que je crois véritables ; et je tire cette conséquence de ce récit, que la mort n’étant, comme je me le figure, que la dissolution de l’union des deux substances, l’âme et le corps, lorsqu’elles se sont séparées, chacune conserve néanmoins son caractère distinctif tel qu’elle le possédait du vivant de l’homme : le corps, avec sa stature, son maintien, ses infirmités évidentes ; en sorte que si le corps d’un sujet quelconque était grand pendant sa vie soit par nature, soit par l’effet de l’éducation, ou par ces deux causes réunies, son cadavre sera grand ; s’il était gros, comme mort il sera gros, et ainsi du reste ; s’il était soigneux de sa chevelure, ce mort sera également chevelu ; s’il était battu de verges et qu’il eût contracté des traces et des cicatrices de ces coups, ou provenant d’autres blessures lorsqu’il vivait, son corps, après la mort, en reproduira les marques ; s’il a eu les membres fracturés ou luxés de son vivant, il sera de même après sa mort. Enfin tel qu’était son corps, tels après sa mort se représenteront, totalement ou partiellement, les signes particuliers de cette existence antécédente, pendant un certain temps. Eh bien ! la même chose me paraît devoir s’appliquer à l’âme, ô Calliclès. Après qu’elle a été dépouillée du corps qui l’enveloppait, elle doit montrer tous les signes distinctifs de sa nature, et les passions qui, dans l’homme vivant, agitaient son âme, à raison des soins qu’il apportait à chacune des deux substances qui le constituaient. Après être arrivée devant le juge, les habitants de l’Asie comparaissent devant Rhadamanthe : Rhadamanthe les ayant placés en sa présence, examine l’âme de chacun sans savoir à qui elle appartient, et souvent ayant pris celle du grand roi, ou d’un autre roi ou souverain quelconque, il découvre qu’il n’a rien de sain dans l’âme, mais qu’elle est toute meurtrie, cicatrisée par les parjures, les injustices dont chaque acte répété a laissé son empreinte en elle : tout y est contourné par le mensonge et l’arrogance ; la rectitude en est exclue, n’ayant jamais été nourrie de vérités. Il voit cette âme écrasée sous le poids de la licence, du luxe, de l’insolence, de l’intempérance, du désordre, et de la bassesse dans la conduite ; l’ayant vue, il la renvoie honteusement et directement à la prison, où elle doit subir les tourments qu’elle a méritée. De même qu’un condamné justement châtié par un autre homme, a la possibilité de s’amender et d’en tirer avantage, ou bien il sert d’exemple, de manière que ceux qui le voient endurer les souffrances qui lui sont infligées, deviennent meilleurs par crainte ; ainsi, parmi ceux qui sont punis par les dieux, comme parmi ceux qui sont punis par les hommes, il en est qui peuvent tirer avantage de leurs souffrances ; ce sont ceux dont les fautes ne sont pas incurables. Et l’avantage qu’ils recueillent de leurs tortures et de leurs douleurs est égal ici et dans l’enfer ; car il n’existe pas un autre mode de se délivrer de l’injustice. Mais pour ceux qui ont commis les crimes les plus révoltants et qui, par leur perpétration, sont devenus incurables, ceux-là servent d’exemples, et si, pour leur compte, ils ne tirent aucun profit de leurs peines, étant incurables, au moins les autres, en les voyant, en profitent par le spectacle des tourments cruels et terribles qu’ils doivent supporter éternellement à cause de leurs forfaits. Ce sont évidemment des exemples présentés là dans la prison des enfers pour tous les coupables qui y arrivent, afin de leur servir d’enseignement et je soutiens qu’Archélaüs doit en faire partie, si ce que Polus en dit est réel, aussi bien que tout autre tyran de son espèce. J’ai l’opinion, que la plupart de ceux qui sont donnés ainsi en exemples sont pris des tyrans, des rois, des souverains, et de tous ceux, qui gèrent les affaires publiques des empires· ; car, par la licence sans borne dont ils jouissent ils se portent aux excès les plus révoltants ; et Homère confirme ma pensée lorsqu’il célèbre dans ses poèmes des coupables atteints dans l’enfer de peines éternelles ; ce sont des rois et des souverains tels que Tantale, Sisyphe et Tityus quant à Thersite, et s’il y a quelque autre misérable sorti des classes inférieurs, aucun poète ne les a chantés comme incurables et soumis aux plus grands châtiments. La raison m’en semble venir de ce qu’il ne pouvait pas tout oser : ce en quoi il était plus heureux que ceux à qui tout était permis.
« Mais, ô mon cher Calliclès, si les hommes les plus pervers sortent de ceux qui ont la puissance, rien n’empêche cependant qu’on ne trouve parmi ceux-ci des hommes vertueux, qui méritent par leur conduite que nous les admirions davantage. Il est difficile, en effet, ô Calliclès, et c’est un grand sujet d’éloges de vivre suivant les règles de l’équité lorsqu’on jouit d’une liberté illimitée pour commettre l’injustice et il est peu d’hommes qui se soient montrés tels ; tandis que, si en Grèce et ailleurs de pareils hommes ont existé (et je crois qu’il y aura encore d’autres administrateurs qui auront la vertu de manier avec intégrité les trésors qui leur seront confiés), un seul entre tous les Grecs, Aristide, fils de Lysimaque, jouit à cet égard d’une estime universelle, et la plus grande partie des hommes d’état ont été vicieux.
« J’en reviens à ce que je disais des juges. Lorsque Rhadamanthe a pris quelqu’un, il ne sait rien d’autre de lui, ni qui il est, ni de quels parents il sort, il sait seulement qu’il est méchant et lorsqu’il a acquis cette certitude, il l’envoie dans le Tartare en lui appliquant une marque qui indique s’il est capable de guérir ou s’il est incurable : étant arrivé où il doit aller, il y subit la peine appropriée à sa faute. Quelquefois voyant qu’une autre âme a vécu saintement et dans la vérité, soit l’âme d’un homme du peuple ou tout autre, surtout comme je vous l’ai dit, ô Calliclès, l’âme d’un philosophe, qui se borne à régler ses propres affaires et qui prend peu de souci des choses de la vie, il l’admire et l’envoie dans les îles fortunées. Æaque, qui est le second juge, en agit de même ; il tient un sceptre en main en jugeant. Puis Minos est assis au-dessus d’eux, surveillant ce qui se passe ; il a seul un sceptre d’or, tel qu’Ulysse, dans Homère, déclare l’avoir vu, tenant un sceptre d’or et jugeant les morts.
« Quant à moi, ô Calliclès, je suis persuadé de l’exactitude de ces récits, et je m’étudie à comparaître devant le juge, ayant l’âme la plus saine qu’il soit possible. Ayant donc dit un éternel adieu aux honneurs que les hommes recherchent, unique ment adonné à la pratique de la vérité, je m’efforce, de mon mieux, à vivre, et lorsque je devrai mourir, à mourir le plus vertueusement que je pourrai. J’exhorte donc tous les autres hommes, autant que je le puis, et vous nommément, je vous engage, par représailles, à vous exercer pendant que vous vivez à ce combat que je mets au-dessus de toutes les luttes, quelles qu’elles soient, et je vous blâme d’être obligé de vous dire que vous serez incapable de vous aider vous-même, lorsque la justice et le jugement dont je viens de parler vous atteindront ; mais venant devant ce juge, qui est fils d’Æaque, lorsqu’il vous saisira et vous fera marcher, vous éprouverez des tiraillements et des vertiges étant là-bas, tout aussi bien que je le fais ici. Qui sait s’il ne vous frappera pas ignominieusement sur la face en y joignant l’invective ? Il se peut que tout cela vous apparaisse comme le récit d’une fable que vous ferait une vieille femme, et que vous n’en marquiez que du mépris ; et certes, je ne trouverais pas étonnant qu’on écoutât ces récits avec mépris, si nous pouvions découvrir quelque chose de meilleur et de plus véritable à y substituer ; mais maintenant, vous voyez que vous trois, ici présents, qui êtes les plus sages de tous les Grecs, vous Polus, et vous Gorgias, vous ne pouvez pas me prouver qu’il faille mener une autre vie que celle que j’indique, pour qu’elle vous soit utile, quand vous serez là-bas. Mais parmi tant de discours, après avoir réfuté tous les autres, il n’y a que cette proposition qui soit restée inébranlable ; qu’on doit plutôt se préserver de commettre l’injustice que d’en être victime ; et que ce qu’un homme doit, sur toutes choses, se proposer pour étude, c’est non pas de paraître, mais d’être réellement honnête, dans la vie privée comme dans la vie publique. »
Platon supposait qu’Æaque, Minos, et Rhadamanthe seraient les juges des morts ; mais le Verbe divin est le garant de la nécessité où seront tous les hommes de comparaître devant le tribunal de Dieu, afin que chacun y reçoive soit le bien soit le mal, en raison de ce qu’il a fait, étant dans le corps. » Puis encore : « Dans le jour, dit-il, quand Dieu jugera les choses cachées des hommes ; lui qui rendra à chacun suivant ses œuvres, accordant aux uns, qui ont suivi persévéramment la gloire, l’honneur et l’indestructibilité ; la vie éternelle aux autres, qui par esprit de contention, ont refusé d’ajouter foi à la vérité, qui se sont laissés entraîner à l’injustice ; l’indignation, la colère, la tribulation, l’angoisse, sur toute âme d’homme ayant fait le mal ; le Juif d’abord, puis, le Grec, car il n’y a pas en Dieu d’acception de personne. »