- La charité siège-t-elle dans la volonté ?
- Est-elle causée dans l'homme par les actes le qui la précèdent ou par infusion divine ?
- Est-elle infusée en nous en proportion de nos capacités naturelles ?
- S'accroît-elle chez celui qui la possède ?
- S'accroît-elle par addition ?
- S'accroît-elle par chacun de ses actes ?
- S'accroît-elle à l'infini ?
- La charité peut-elle être parfaite ?
- Les différents degrés de la charité.
- La charité peut-elle diminuer ?
- Peut-on la perdre une fois qu'on la possède ?
- La perd-on par un seul acte de péché mortel ?
Objections
1. Non, semble-t-il, car la charité est un certain amour, mais pour Aristote l'amour siège dans le concupiscible, non dans la volonté.
2. La charité est la plus fondamentale des vertus, nous l'avons dit précédemment. Mais le siège de la vertu est la raison. Il semble donc que la charité siège dans la raison, non dans la volonté.
3. La charité s'étend à toutes les actions humaines, selon l'Apôtre (1 Corinthiens 16.14) : « Que toutes vos œuvres soient faites dans la charité. » Or le principe des actes humains est le libre arbitre. Il paraît donc que la charité siège surtout dans le libre arbitre, non dans la volonté.
En sens contraire, l'objet de la charité est le bien, qui est aussi l'objet de la volonté. Donc la charité siège dans la volonté.
Réponse
Nous avons vu dans la première Partie qu'il y a deux appétits : l'appétit sensible, et l’appétit intellectuel nommé volonté ; l'un et l’autre ont pour objet le bien, mais de façon différente. Car l'objet de l'appétit sensible est le bien appréhendé par les sens, tandis que l’objet de l'appétit intellectuel ou volonté est le bien sous la raison commune de bien, tel que l'intellect peut le saisir. Or la charité n'a pas pour objet un bien sensible, mais le bien divin, que seule l'intelligence peut connaître. Et c'est pourquoi le siège de la charité n'est pas l'appétit sensible, mais l'appétit intellectuel, c'est-à-dire la volonté.
Solutions
Le concupiscible fait partie de l'appétit sensible et non de l'appétit intellectuel, comme nous l'avons montré dans la première Partie. Aussi l'amour qui est dans le concupiscible est-il l'amour d'un bien sensible. Mais le concupiscible ne peut s'étendre au bien divin, qui est d'ordre intelligible ; seule la volonté le peut, C'est pourquoi le concupiscible ne peut être le siège de la charité.
2. Avec Aristote, on peut dire que la volonté est, elle aussi, dans la raison. Et c'est pourquoi la charité, puisqu'elle est dans la volonté, n'est pas étrangère à la raison. Toutefois, la raison n'est pas la règle de la charité comme elle l'est des vertus humaines ; elle est réglée par la sagesse de Dieu, et elle dépasse la norme de la raison humaine, selon la parole de S. Paul (Ephésiens 3.19) : « Vous connaîtrez la charité du Christ, qui surpasse toute science. » Ainsi la charité n'est pas dans la raison celle-ci n'est pas son siège comme elle l'est de la prudence, ni son principe régulateur comme elle l'est pour la justice et le tempérance ; on note seulement une certaine affinité de la volonté avec la raison.
3. Le libre arbitre n'est pas une puissance distincte de la volonté, nous l'avons dit dans la première Partie. Et cependant la charité n'est pas dans la volonté, en tant que faculté du libre arbitre, dont l'acte propre consiste à choisir. En effet, selon Aristote « le choix concerne les moyens, tandis que la volonté comme telle porte sur la fin ». C'est pourquoi l'on doit dire que la charité, qui a pour objet la fin ultime, est dans la volonté plutôt que dans le libre arbitre.
Objections
1. Il ne paraît pas qu'elle soit causée en nous par infusion. Car ce qui est commun à tous les êtres créés doit, par nature, appartenir à l'homme. Mais, selon Denys « le bien divin est digne de dilection et aimable pour tous », ce qui est l'objet de la charité. Donc la charité existe en nous par nature, et non par infusion.
2. Plus un être est aimable, plus il est facile de l'aimer. Or Dieu est souverainement aimable, puisqu'il est souverainement bon. Il est donc plus facile de l'aimer que d'aimer les autres êtres. Mais pour aimer ceux-ci nous n'avons pas besoin d'un habitus infus. Il n'en fait donc pas non plus pour aimer Dieu.
3. « La fin du précepte, écrit S. Paul (1 Timothée 1.5), est la charité qui procède d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans détours. » Or ces trois dispositions concernent les actes humains. Donc la charité est causée en nous par des actes antérieurs et non par infusion.
En sens contraire, l'Apôtre dit (Romains 5.5) « La charité de Dieu a été diffusée dans nos cœurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné. »
Réponse
La charité, on l'a vu plus haut, est une amitié de l'homme pour Dieu, fondée sur la communication de la béatitude éternelle. Or cette communication n'est pas de l'ordre des biens naturels, mais des dons gratuits, puisque selon la parole de S. Paul (Romains 6.23), « le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle ». Aussi la charité elle-même excède-t-elle le pouvoir de la nature. Mais ce qui dépasse le pouvoir de la nature ne peut ni exister naturellement, ni être acquis par des puissances naturelles, car un effet naturel ne dépasse pas sa cause.
C'est pourquoi la charité ne peut venir en nous naturellement, ni être acquise par nos forces naturelles. Elle ne peut venir que d'une infusion de l'Esprit Saint, qui est l'amour du Père et du Fils, dont la participation en nous est la charité elle-même, produite de la façon que nous avons dite plus haut.
Solutions
1. Denys parle ici de l'amour de Dieu qui est fondé sur la communication des biens naturels, et qui, de ce fait, existe par nature en toutes choses. Mais la charité est fondée sur une communication surnaturelle. Aussi la comparaison ne vaut-elle pas.
2. Dieu est éminemment connaissable en lui-même, mais non point pour nous, à cause de la déficience de notre connaissance, qui dépend des réalités sensibles ; de même, Dieu est en lui-même souverainement aimable en tant qu'il est l'objet de la béatitude, mais sous cet aspect, il ne se présente pas à nous comme ce qu'il faut aimer le plus, car l'inclination de notre cœur nous porte à aimer les biens visibles. Il faut donc, pour que nous aimions ainsi Dieu par-dessus tout, que la charité soit infusée dans nos cœurs.
3. Quand il est dit que la charité procède en nous « d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sans détours », cela doit s'entendre de l'acte de la charité, lorsqu'il est avivé par de telles dispositions. Ou bien l'on pourrait encore dire que des attitudes de ce genre disposent l'homme à recevoir l'infusion de la charité. C'est également le sens qu'il faut donner à ces paroles de S. Augustin : « La crainte introduit en nous la charité », et à ces paroles de la Glose sur S. Matthieu (Matthieu 1.2) : « La foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité. »
Objections
1. Oui, semble-t-il, car il est dit en S. Matthieu (Matthieu 25.15) : « Il a donné à chacun selon ses capacités. » Mais dans l'homme il n'y a pas de vertu autre que la vertu naturelle qui puisse précéder la charité, puisque, avons-nous dit précédemment. sans la charité il n'y a aucune vertu. Dieu infuse donc la charité en l'homme selon l'importance de sa vertu naturelle.
2. Dans toute série de réalités ordonnées entre elles, la seconde est proportionnée à la première ; ainsi, dans les choses matérielles, la forme est proportionnée à la matière, et, dans les dons gratuits, la gloire est proportionnée à la grâce. Mais la charité, étant une perfection de la nature, peut être envisagée comme venant en second par rapport aux capacités naturelles. Il semble donc qu'elle soit infusée en proportion des capacités naturelles.
3. Les hommes et les anges participent de la charité pour le même motif : parce que le motif de la béatitude est le même chez les uns et chez les autres, comme on le voit en S. Matthieu (Matthieu 22.30) et en S. Luc (Luc 20.36). Or, la charité et les dons gratuits sont accordés aux anges en proportion de la capacité de leur nature, ainsi que l'enseigne le Maître des Sentences. Il semble donc qu'il en soit de même chez les hommes.
En sens contraire, S. Jean nous dit (Jean 3.8) : « L'esprit souffle où il veut », et S. Paul (1 Corinthiens 12.11) : « Le même et unique Esprit opère tout cela en distribuant à chacun ses dons comme il veut. » La charité n'est donc pas donnée en proportion des capacités naturelles, mais selon la volonté de l'Esprit, qui distribue ses dons.
Réponse
La quantité de chaque chose pend de sa cause propre, car une cause plus universelle produit un effet plus grand. Or la charité est hors de proportion avec la nature humaine, on vient de le dire ; elle ne peut donc provenir d'une cause naturelle, mais seulement de la grâce du Saint-Esprit, qui l'infuse en nous. Et c'est pourquoi la mesure de la charité ne dépend pas des conditions de la nature, ni de la capacité de la vertu naturelle, mais seulement de la volonté du Saint-Esprit distribuant ses dons comme il veut. D'où cette parole de l'Apôtre (Éphésiens 4.7) : « À chacun de nous la grâce est accordée selon la mesure du don du Christ. »
Solutions
1. La vertu en proportion de laquelle Dieu octroie ses dons à chacun est une disposition et une préparation antécédente, ou comme un élan de celui qui reçoit la grâce. Mais cette disposition ou élan est prévenue par le Saint-Esprit, qui meut plus ou moins l'esprit de l'homme, selon qu’il le veut. C'est pourquoi l'Apôtre dit (Colossiens 1.12) : « Il nous a rendus capables de partager le sort des saints dans la lumière. »
2. La forme n'est pas hors de proportion avec la matière, mais elles sont du même genre. Semblablement, la grâce et la gloire se réfèrent au même genre, parce que la grâce n'est pas autre chose qu'un commencement de la gloire en nous. Mais la charité et la nature n'appartiennent pas au même genre. Le cas est donc différent.
3. L'ange est une nature intellectuelle et, par sa condition même, il lui appartient, lorsqu’il se porte vers quelque chose, de s'y porter tout entier, comme on l'a vu dans la première Partie. C’est pourquoi, chez les anges supérieurs, l’élan de l'esprit fut plus grand : vers le bien chez ceux qui persévérèrent, et vers le mal chez ceux qui tombèrent ; aussi les premiers devinrent-ils meilleurs que les autres anges, et les seconds pires. Mais l'homme est une créature raisonnable, à laquelle il convient d'être tantôt en puissance et tantôt en acte. C'est pourquoi lorsqu'il se porte vers quelque chose, il ne s'y porte pas forcément de façon totale ; il peut ainsi n'y avoir, chez celui qui est naturellement mieux doué, qu'un élan plus faible, et inversement. La raison alléguée pour l'ange ne vaut donc pas pour l'homme.
Objections
1. Non, semble-t-il, car seul peut augmenter ce qui est de l'ordre de la quantité. Or il y a deux sortes de quantité : la quantité dimensive, et la quantité virtuelle. La première ne saurait convenir à la charité, puisque celle-ci est une perfection spirituelle. La quantité virtuelle, pour sa part, est appréciée par rapport aux objets. mais la charité ne peut s'accroître de cette manière, puisqu'en son degré le plus minime elle aime déjà tout ce qui doit être aimé de charité. Donc la charité ne s'accroît pas.
2. Ce qui est au terme n'augmente plus. Or, la charité est au terme, puisqu'elle est la plus grande des vertus, et l'amour souverain du bien le meilleur. Donc la charité ne peut s'accroître.
3. L'accroissement est un mouvement. Par conséquent ce qui s'accroît se meut, et ce qui s'accroît essentiellement se meut essentiellement. Mais seul l'être qui est engendré ou corrompu se meut essentiellement. Donc la charité ne peut augmenter essentiellement, à moins qu'elle ne soit engendrée de nouveau, ou corrompue, ce qui n'est pas ce que l'on veut dire.
En sens contraire, S. Augustin dit : « La charité mérite d'augmenter, afin que, une fois augmentée, elle mérite de devenir parfaite. »
Réponse
La charité de la route (via) peut être augmentée. En effet, si nous sommes appelés voyageurs (viatores), c'est parce que nous sommes en marche vers Dieu, qui est le terme final de notre béatitude. Sur ce chemin nous progressons d'autant plus que nous nous rapprochons davantage de Dieu, dont on ne s'approche pas par une marche du corps mais par les affections de l'âme. Or c'est la charité qui produit ce rapprochement, du fait que par elle notre âme est unie à Dieu. Et c'est pourquoi il est de la nature de la charité du voyage de pouvoir s'accroître, car, s'il n'en était pas ainsi, le cheminement lui-même prendrait fin. Aussi l'Apôtre appelle-t-il la charité une « voie » lorsqu'il dit d'elle (1 Corinthiens 12.31) : « je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. »
Solutions
1. La quantité dimensive ne saurait convenir à la charité, mais seulement la quantité virtuelle. Celle-ci ne s'apprécie pas seulement d'après le nombre des objets, c'est-à-dire selon que l'on aime plus ou moins de choses, mais aussi d'après l'intensité de l'acte, selon qu'un objet est plus ou moins aimé. Et c'est de cette manière que s'accroît la quantité virtuelle de la charité.
2. La charité est au maximum quant à son objet, en tant que son objet est le souverain bien, ce qui fait qu'elle est elle-même la plus excellente des vertus. Mais, du point de vue de l'intensité de l'acte, toute charité n'est pas à son maximum.
3. Certains ont prétendu que la charité n'augmente pas selon son essence, mais seulement selon son enracinement dans le sujet, ou encore selon son degré de ferveur. C'est ignorer le sens des mots. En effet, puisque la charité est un accident, son être consiste précisément à exister dans un sujet ; par conséquent, s'accroître selon son essence n'est autre chose pour elle qu'exister davantage dans son sujet, ce qui revient à s'y enraciner davantage. De même également, la charité est une vertu essentiellement ordonnée à l'acte ; ainsi, dire qu'elle s'accroît selon son essence, ou dire qu'elle a le pouvoir de produire un acte plus fervent de dilection, revient au même. Il faut donc conclure que la charité s'accroît essentiellement non en ce sens qu'elle commence d'exister ou qu'elle cesse d'exister dans un sujet, comme le voulait l'objection, mais en ce sens qu'elle se met à y exister de plus en plus.
Objections
1. Il semble bien qu'il en soit ainsi, car l'accroissement dans la quantité virtuelle a lieu de la même manière que dans la quantité corporelle. Or, dans la quantité corporelle, l'accroissement se fait par addition. Aristote dit en effet : « L'accroissement résulte d'une addition à une grandeur préexistante. » L'accroissement de la charité, qui relève de la quantité virtuelle, se fera donc par addition.
2. La charité est dans l'âme une certaine lumière spirituelle, selon cette parole (1 Jean 2.10) : « Celui qui aime son frère demeure dans la lumière. » Mais la lumière augmente dans l'air par addition ; ainsi augmente-t-elle dans une maison si l'on y allume un autre flambeau. Donc la charité, elle aussi, s'accroît dans l'âme par addition.
3. Il appartient à Dieu d'augmenter la charité comme il lui appartient de la produire initialement selon S. Paul (2 Corinthiens 9.10) : « Il fera croître les fruits de votre justice. » Mais Dieu, en infusant pour la première fois la charité dans l'âme, y produit quelque chose qui n'y était pas auparavant. De même, en augmentant la charité, il produit dans l'âme quelque chose qui n'y était pas encore. La charité s'accroît donc par addition.
En sens contraire, la charité est une forme simple ; or ce qui est simple s'ajoutant à ce qui est simple ne produit pas un être plus grand, comme le prouve Aristote. Par conséquent, la charité ne s'accroît pas par addition.
Réponse
Dans toute addition, une chose est ajoutée à une autre. C'est pourquoi, avant toute addition, les choses à additionner devront au moins être saisies par la pensée comme distinctes. Donc, si de la charité est ajoutée à de la charité, il faut que l'on ait reconnu que la charité ajoutée est distincte de celle à laquelle elle est adjointe ; distincte non pas nécessairement dans la réalité, mais au moins pour la pensée. Dieu pourrait en effet augmenter une quantité corporelle en lui ajoutant une grandeur qui n'aurait pas existé auparavant, mais qu'il créerait alors ; cette grandeur, bien qu'elle n'ait pas existé dans la nature, a du moins en elle-même de quoi être saisie comme distincte de la quantité à laquelle elle est ajoutée. Donc, si de la charité est ajoutée à la charité, il est nécessaire de présupposer, au moins en pensée, que ces deux charités sont distinctes de l'autre.
Or, dans les formes, il y a deux sortes de distinctions : la distinction spécifique et la distinction numérique. La distinction spécifique, dans le cas des habitus, se prend de la diversité des objets, et la distinction numérique de la diversité des sujets. Il peut donc arriver qu'un habitus s'accroisse par addition, du fait qu'il vient à s'étendre à des objets qu'il n'atteignait pas jusqu'alors ; ainsi s'accroît la science de la géométrie chez celui qui découvre des conclusions dont il n'avait pas encore connaissance. Mais on ne peut pas dire cela de la charité, puisque la moindre charité s'étend déjà à tout ce qui doit être aimé de charité. On ne peut donc pas concevoir, dans l'accroissement de la charité, qu'il y ait une addition de ce genre, où serait présupposée une distinction spécifique de la charité ajoutée à celle qui reçoit cette addition.
Il reste donc, si de la charité s'additionne à de la charité, que cela se fasse en supposant une distinction numérique, laquelle tient à la diversité des sujets ; ainsi la blancheur augmente parce que du blanc s'ajoute à côté du blanc, quoique, par cette augmentation, une chose ne devienne pas plus blanche. Mais on ne peut pas le dire dans le cas présent ; car la charité n'a pour sujet que l'âme raisonnable, de sorte qu'un accroissement de ce genre, pour la charité, ne pourrait avoir lieu que si une âme raisonnable était ajoutée à une autre âme raisonnable, ce qui est impossible. D'ailleurs, même si c'était possible, un tel accroissement agrandirait l'être aimant, mais ne ferait pas qu'il aime davantage. Il reste donc que d'aucune façon l'accroissement de la charité ne peut se faire par addition de charité à charité, comme certains le prétendent.
La charité ne s'accroît donc que parce que son sujet en est de plus en plus participant, c'est-à-dire qu'il est davantage actué par elle, et lui est plus soumis.
C'est là, en effet, le mode d'accroissement propre à toute forme dont l'intensité grandit, car l'être d'une forme de ce genre consiste totalement à inhérer au sujet qui la reçoit. C'est pourquoi, puisque la grandeur d'une chose correspond à son être, devenir plus grand, pour une forme, c'est inhérer davantage à son sujet ; et non pas qu'une autre forme survienne. C'est ce qui se passerait si une forme avait une certaine quantité par elle-même, et non par rapport à son sujet. Ainsi donc la charité s'accroît du fait qu'elle s'intensifie dans son sujet ; et en cela elle s'accroît essentiellement ; mais cela n'a pas lieu par addition de charité à charité.
Solutions
1. La quantité corporelle a certaines propriétés en tant qu'elle est quantité, et certaines autres en tant qu'elle est une forme accidentelle.
En tant qu'elle est quantité, elle est susceptible d'être distinguée, soit selon la dimension, soit selon le nombre ; sous cet aspect, l'augmentation de grandeur est à prendre par addition, comme on le voit à propos des animaux.
En tant que forme accidentelle, la quantité corporelle n'est susceptible d'être distinguée que par rapport à son sujet. De ce point de vue, elle a un accroissement propre, comme les autres formes accidentelles, par mode d'intensification dans son sujet, comme on le voit dans les corps qui se raréfient, Aristote le montre. Semblablement, la science aussi a une quantité en tant qu'elle est un habitus, du côté des objets, et, sous ce rapport, elle s'accroît par addition du fait que l'on connaît davantage de choses. Et elle a également une quantité, en tant qu'elle est une forme accidentelle, du fait qu'elle inhère à un sujet. De ce point de vue, la science s'accroît chez celui qui acquiert une certitude plus grande de ce qu'il connaissait déjà. De même la charité a aussi une double quantité ; mais, ainsi qu'on vient de le dire, elle ne s'accroît pas selon la quantité qui est relative aux objets. Il reste donc qu'elle augmente seulement par intensité.
2. Une addition de lumière à lumière peut se comprendre dans l'air, à cause de la diversité des luminaires. Mais une telle distinction ne s'applique pas dans notre cas, parce qu'il n'y a qu'un seul luminaire à répandre la lumière de la charité.
3. L'infusion de la charité implique une mutation dans la possession et la non-possession de celle-ci ; il faut que quelque chose survienne dans le sujet qui n'y était pas auparavant. Mais l'accroissement de la charité implique une mutation dans l'ordre d'une possession plus ou moins grande. Il n'est pas nécessaire alors que quelque chose se mette à exister dans le sujet, qui antérieurement n'y existait pas, mais qu'y existe davantage ce qu'auparavant y existait moins. Et voilà ce que Dieu fait lorsqu'il augmente la charité : quelle existe davantage en celui qui la possède, et que la ressemblance de l'Esprit Saint soit participée plus parfaitement dans l'âme.
Objections
1. Il semble bien que la charité s'accroît par chaque acte de charité. Qui peut le plus peut le moins. Or chaque acte de la charité peut mériter la vie éternelle, ce qui est davantage qu’un simple accroissement de la charité, parce que la vie éternelle inclut la perfection de la charité. Donc, à plus forte raison, chaque acte de la charité accroît-il cette vertu.
2. De même que les habitus des vertus acquises sont engendrés par leurs actes, de même aussi l'accroissement de la charité est produit par les actes de la charité. Or, chaque acte vertueux contribue à engendrer la vertu. Donc, chaque acte de charité contribue à engendrer la charité.
3. « S'arrêter sur le chemin qui conduit à Dieu, dit S. Grégoire, c'est reculer. » Mais aucun de ceux qui sont mus par un acte de charité ne recule. Donc, tout homme qui est mû par un tel acte progresse dans la voie de Dieu. Donc tout acte de charité contribue à l'accroissement de la charité.
En sens contraire, l'effet ne dépasse pas la puissance de sa cause. Or il arrive qu'un acte de charité soit fait avec tiédeur ou relâchement ; il ne saurait donc aboutir à une charité plus excellente, et il dispose plutôt à une charité moindre.
Réponse
L'accroissement spirituel de la charité est semblable d'une certaine façon à la croissance corporelle. Or, la croissance corporelle, chez les animaux et les plantes, n'est pas un mouvement continu, c'est-à-dire un mouvement tel que si une chose s'accroît de telle quantité dans un temps donné, il est nécessaire que, dans chaque partie de ce temps, elle s'accroisse proportionnellement, comme c'est le cas dans le mouvement local. Mais dans la croissance corporelle, pendant un certain temps, la nature travaille à préparer l'accroissement, sans toutefois en produire aucune de façon actuelle ; ensuite, elle réalise effectivement ce qu’elle avait préparé, faisant ainsi grandir en acte l'animal ou la plante. De même aussi, la charité ne s'accroît pas de façon actuelle par n'importe quel acte de charité ; mais chaque acte dispose à l'accroissement de la charité en tant que, par un acte de charité, un homme est rendu plus prompt à agir de nouveau selon la charité ; puis la facilité de produire cet acte venant à s'accentuer, l'homme s'élance vers un acte d'amour plus fervent, qui marque son effort vers le progrès de la charité. C'est alors que celle-ci est effectivement accrue en lui.
Solutions
1. Tout acte de charité mérite la vie éternelle, pour que celle-ci soit donnée non aussitôt, mais en son temps. Semblablement aussi, tout acte de charité mérite Il l'accroissement de la charité, non que cet accroissement ait lieu aussitôt, mais seulement si l'on a fait effort pour cet accroissement.
2. Dans la génération d'une vertu acquise, chaque acte n'aboutit pas au complet achèvement de cette vertu, mais il y contribue en le préparant. Vient enfin le dernier acte, plus parfait, qui, agissant en vertu des actes précédents, réalise l'achèvement de la vertu ; ainsi en est-il de la multitude des gouttes d'eau qui creusent une pierre.
3. On progresse dans les voies de Dieu non seulement quand la charité s'accroît effectivement, mais encore lorsqu'on se dispose à son accroissement.
Objections
1. Il ne semble pas, car tout mouvement, dit Aristote, tend à une fin et à un terme. Or la croissance de la charité est assimilable à un mouvement. Donc elle tend à une fin et à un terme. Par conséquent, la charité ne s’accroît pas indéfiniment.
2. Aucune forme n'excède la capacité de son sujet. Or la créature raisonnable, qui est le sujet de la charité, n'a qu'une capacité finie. La charité ne peut donc croître indéfiniment.
3. Toute réalité finie peut, par accroissement continu, atteindre à la quantité d'une autre réalité finie, quelle que soit la grandeur dont celle-ci la surpasse, à moins que ce qui s'ajoute par addition soit toujours de moins en moins grand. C’est ainsi, remarque Aristote, que si à une ligne donnée on ajoute par additions infinies ce que l'on retranche à une autre ligne qu'on divise à l'infini, jamais on ne parviendra à cette quantité déterminée qui est composée des deux lignes : celle que l'on divise, et celle à laquelle on ajoute ce qui est pris à l’autre.
Mais cela n'a pas lieu dans notre cas, car il n’est pas nécessaire que le second accroissement de la charité soit moindre que celui qui le précède ; il est plus probable qu'il est égal ou plus grand. Ainsi donc, comme la charité de la patrie représente quelque chose de fini, il s'ensuivrait, si la charité du voyage pouvait croître à l'infini, que cette charité du voyage pourrait devenir égale à la charité de la patrie ; ce qui est contradictoire. La charité de la terre ne peut donc pas croître indéfiniment.
En sens contraire, l'Apôtre dit (Philippiens 3.12) : « Ce n'est pas que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait : mais je poursuis ma course pour tâcher de saisir. » Et à ce propos la Glose dit : « Aucun fidèle, même après avoir beaucoup progressé, ne peut dire : cela me suffit ; celui qui parle ainsi sort de la route avant la fin. » La charité peut donc, sur le chemin du ciel, s'accroître de plus en plus.
Réponse
L'accroissement d'une forme peut avoir une limite pour trois raisons : soit à cause de la forme elle-même, car une forme a une mesure limitée ; une fois cette mesure atteinte, on ne saurait aller au-delà sans passer à une autre forme ; ainsi en est-il d'une couleur grise : une altération continue fait passer de la blancheur à la noirceur. Soit à cause de l'agent, si sa vertu active n'est pas suffisante pour accroître davantage la forme dans le sujet ; soit en raison du sujet, s'il n'est pas lui-même susceptible d'une perfection ultérieure.
Or, pour aucun de ces motifs, on ne peut assigner de terme à l'accroissement de la charité ici-bas. En effet, la charité, considérée dans sa nature spécifique propre, n'a rien qui limite son accroissement, car elle est une participation de la charité infinie qui est l'Esprit Saint. De même, la cause qui accroît la charité est d'une vertu infinie, puisque c'est Dieu. Enfin, du côté du sujet, on ne saurait non plus fixer de terme à l'accroissement de la charité ; car, toujours, la charité augmentant, l'aptitude à augmenter encore s'accroît d'autant plus ; il reste donc qu'ici-bas l'on ne peut assigner aucune limite à l'accroissement de la charité.
Solutions
1. Sans doute, l'accroissement de la charité tend vers une fin ; mais cette fin n'est pas dans la vie présente ; elle est dans la vie future.
2. La capacité de la créature spirituelle est augmentée par la charité, car celle-ci dilate notre cœur, selon la parole de S. Paul (2 Corinthiens 6.11) : « Notre cœur s'est grand ouvert. » C'est pourquoi, après chaque accroissement, demeure toujours l'aptitude à un plus grand.
3. Cet argument vaut pour des choses qui ont une quantité de même nature, et non pour celles dont les quantités sont de nature différente ; ainsi une ligne aura beau croître, elle n'atteindra jamais les dimensions d'une surface. Or la charité d'ici-bas, qui suit la connaissance de foi, et la charité du ciel, qui suit la vision face à face, n'ont pas des quantités de même nature. L'argument n'est donc pas valable.
Objections
1. Non, semble-t-il, car c'est surtout chez les Apôtres que cette perfection aurait dû se rencontrer. Or elle n'a pas existé chez eux, puisque S. Paul (Philippiens 3.12) écrit : « Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait. » Donc la charité ne peut pas être parfaite en cette vie.
2. « Ce qui nourrit la charité, affirme S. Augustin, diminue la convoitise ; là où se trouve la perfection, il n'y a aucune convoitise. » Or cela n'est pas possible en cette vie, où nous ne pouvons être exempts de péché, selon la parole de S. Jean (1 Jean 1.8) : « Si nous disons — nous n'avons pas de péché, nous nous abusons. » Or tout péché procède d'une convoitise désordonnée. Par conséquent la charité ne peut pas être parfaite en cette vie.
3. Ce qui est déjà parfait ne peut croître ultérieurement. Or la charité, en cette vie, peut toujours croître, on vient de le dire.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « La charité, en se renforçant, se perfectionne ; quand elle atteint la perfection, elle dit : je désire mourir et être avec le Christ. » Or cela est possible en cette vie, puisqu'il en fut ainsi chez S. Paul (Philippiens 1.23). La charité peut donc être parfaite en cette vie.
Réponse
La perfection de la charité peut être envisagée à deux points de vue : 1° par rapport à l'objet aimé ; 2° par rapport à celui qui aime. Par rapport à l'objet aimé, la charité est parfaite quand une chose est aimée autant qu'elle est aimable. Or Dieu est aussi aimable qu'il est bon ; et comme sa bonté est infinie, il est infiniment aimable. Mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque toute vertu créée est limitée. Par conséquent, de ce point de vue, la charité ne peut être parfaite en aucune créature, mais seulement la charité par laquelle Dieu s'aime lui-même.
Du côté de celui qui aime, on dit que la charité est parfaite quand on aime autant qu'il est possible d'aimer. Et cela arrive de trois manières. D'abord parce que tout le cœur de l'homme se porte de façon actuelle et continue vers Dieu, et telle est la perfection de la charité du ciel ; elle n'est pas possible en cette vie où, en raison de la faiblesse humaine, on ne peut être continuellement en acte de penser à Dieu et de se porter affectueusement vers lui. En deuxième lieu, parce que l'homme s'applique tout entier à vaquer à Dieu et aux choses divines en laissant tout le reste, sauf ce que requièrent les nécessités de la vie présente. Telle est la perfection de la charité qui est possible ici-bas ; elle n'est toutefois pas le partage de tous ceux qui possèdent la charité. Enfin lorsqu'on donne habituellement tout son cœur à Dieu, au point de ne rien penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l'amour de Dieu. Et telle est la perfection qui est commune à tous ceux qui ont la charité.
Solutions
1. L'Apôtre ici ne reconnaît pas en lui la charité de la patrie : « Il était parfait voyageur, dit la Glose, mais il n'avait pas encore atteint le terme du voyage. »
2. L'affirmation de S. Jean concerne les péchés véniels, qui sont contraires non à l'habitus de la charité, mais à son acte ; aussi ne s'opposent-ils pas à la perfection du voyage, mais à la perfection de la patrie.
3. La perfection de la charité, telle qu'elle peut être réalisée en cette vie, n'est pas une perfection absolue ; elle est donc toujours capable de croître.
Objections
1. Il semble qu'on ne puisse accepter la distinction entre trois degrés de charité : commençante, progressante, et parfaite. Car, entre le commencement de la charité et son ultime perfection, il y a de multiples degrés. Ce n'est donc pas un seul degré intermédiaire qu'il faudrait poser.
2. Dès que la charité commence à exister, elle commence aussi à progresser. On ne doit dorc pas distinguer la charité qui progresse de la charité commençante.
3. Quelque parfaite charité que l'on puisse avoir en ce monde, cette charité, nous l'avons vu, pourra toujours augmenter. Or, pour la charité, s'accroître c'est progresser, et ainsi n'y a-t-il pas lieu de distinguer la charité parfaite de la charité progressante. En fin de compte, il ne convient donc pas d'assigner trois degrés à la charité.
En sens contraire, S. Augustin dit « Quand la charité est née, elle est nourrie », ce qui a trait aux commençants ; « quand elle a été nourrie, elle se fortifie », ce qui se rapporte aux progressants ; « quand elle a été fortifiée, elle est rendue parfaite », ce qui s'applique aux parfaits. Il y a donc trois degrés de charité.
Réponse
Sous certains rapports, l'accroissement spirituel de la charité peut être comparé à la croissance corporelle de l'homme. Or, bien que l'on puisse distinguer en celle-ci un grand nombre d'étapes différentes, elle offre cependant certaines divisions bien déterminées, caractérisées par les activités ou les préoccupations auxquelles l'homme est amené au long de sa croissance. Ainsi appelle-t-on enfance l'âge de la vie qui précède l'usage de la raison. On distingue ensuite un autre état de l'homme, qui correspond au moment où il commence à parler et à user de la raison. Un troisième état est celui de la puberté. quand l'homme devient capable d'engendrer. Et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ait atteint son développement parfait.
De même, on distingue divers degrés de charité, d'après les soucis divers auxquels l'homme est amené par le progrès de sa charité. D'abord son souci premier doit être de s'écarter du péché et de résister aux convoitises qui le poussent en sens contraire de la charité. Et cela concerne les débutants, chez qui la charité doit être nourrie et entretenue de peur qu'elle ne se perde. Un deuxième souci vient ensuite, celui de tendre principalement à avancer dans le bien ; un tel souci est celui des progressants, qui visent surtout à ce que leur charité, par sa croissance, se fortifie. Enfin le troisième souci est que l'homme cherche principalement à s'unir à Dieu et à jouir de lui ; et cela s'applique aux parfaits qui « désirent mourir et être avec le Christ ». Ainsi, dans le mouvement corporel, distinguons-nous pareillement ces trois moments : l'éloignement du point de départ, le rapprochement du terme, enfin le repos en celui-ci.
Solutions
1. Toutes les distinctions intermédiaires dans l'accroissement de la charité sont comprises dans les trois distinctions dont nous venons de parler, comme toutes les divisions des réalités continues sont comprises, selon Aristote, sous ces trois chefs : le commencement le milieu et la fin.
2. Ceux qui débutent dans la charité, bien qu'ils y progressent, ont pour principal souci de résister aux péchés dont les assauts les tourmentent. Dans la suite, ils ressentent moins ces assauts et déjà ils travaillent d'une certaine façon avec plus de sécurité à leur avancement ; cependant « tout en construisant d'une main, ils gardent l'épée dans l'autre », comme Esdras le dit de ceux qui reconstruisaient Jérusalem (Néhémie 4.17).
3. Les parfaits eux aussi progressent dans la charité, mais ce n'est pas là pour eux la recherche fondamentale ; ce qui les préoccupe par-dessus tout, c'est de s'unir à Dieu. Et bien que les commençants et les progressants le recherchent également, ils sont pris davantage par d'autres soucis : celui d'éviter les péchés, chez les commençants, et celui d'avancer dans la vertu, chez les progressants.
Objections
1. Oui, semble-t-il, car les contraires doivent naturellement se produire à propos d'une même réalité ; or la diminution et l'accroissement sont des contraires. Donc, puisque la charité s'accroît, comme on vient de le voir, il semble qu'elle puisse aussi diminuer.
2. S. Augustin dit, en s'adressant à Dieu : « Il t'aime moins, celui qui aime quelque chose avec toi. » Et il dit encore : « Ce qui nourrit la charité diminue la convoitise. » D’où il apparaît qu'à l'inverse l'accroissement de la convoitise entraîne une diminution de la charité. Or la convoitise, par laquelle on aime quelque chose d'autre que Dieu, peut croître chez l'homme. Donc la charité peut diminuer.
3. « Dieu, dit S. Augustin n'opère pas, en justifiant l'homme, de telle façon que son œuvre demeure en celui-ci, s'il vient à s'éloigner. » On peut en conclure que Dieu, en conservant la charité dans l'homme, opère de la même manière que lorsqu'il l'infuse en lui pour la première fois. Or, lorsque Dieu infuse la charité pour la première fois, il l'infuse moins grande chez celui qui s'y dispose moins. De même, lorsqu'il la conserve, devra-t-il la conserver moins grande chez celui dont les dispositions sont moins bonnes. Donc la charité peut diminuer.
En sens contraire, dans le Cantique des cantiques (Cantique 8.6), la charité est comparée au feu : « Ses traits ». c'est-à-dire ceux de la charité, « sont des traits de feu, une flamme du Seigneur ». Or le feu, tant qu'il dure, monte toujours. Donc la charité, tant qu'elle subsiste, peut monter ; mais elle ne peut pas descendre, c'est-à-dire diminuer.
Réponse
La quantité de la charité qui est relative à son objet propre ne peut pas diminuer, pas plus qu'elle ne peut s'accroître, on l'a vu plus haut.
Mais, puisque la charité s'accroît selon la quantité qu'elle possède par rapport à son sujet, on peut se demander si, de ce point de vue, elle peut aussi diminuer. Si elle diminue, il faut qu'elle diminue par un acte, ou seulement par cessation d'acte. Par cessation d'acte sont diminuées les vertus acquises par des actes ; parfois même elles sont détruites, comme on l'a vu antérieurement. C'est pourquoi Aristote dit à propos de l’amitié : « Bien des amitiés sont détruites parce que l'ami n'est plus appelé », c'est-à-dire du fait qu'on ne l'appelle plus, ou qu'on ne lui parle plus. Et il en est ainsi parce que la conservation d'une chose dépend de sa cause ; or la cause d'une vertu acquise, c'est l'acte humain ; donc, si les actes humains cessent, cette vertu acquise s'affaiblit et finit par disparaître totalement. Mais cela n'a pas lieu pour la charité, qui est produite par Dieu seul et non par des actes humains, comme on l'a dit précédemment. Il s'ensuit que, même si son acte vient à cesser, la charité n'est pas pour autant diminuée ni détruite, si du moins le péché n'est pour rien dans cette cessation.
De ce qui précède on doit conclure que la diminution de la charité ne peut avoir d'autre cause que Dieu ou quelque péché. Mais aucune déficience ne nous est infligée par Dieu, sinon par mode de châtiment, en ceci qu'il nous retire sa grâce en châtiment du péché. Il ne lui convient donc pas de diminuer en nous la charité sinon par mode de châtiment, celui-ci étant dû au péché. Il reste donc, si la charité diminue, que le péché seul en est la cause, soit que le péché produise cette diminution soit qu'il la mérite. Or, ni d'une façon ni de l'autre, le péché mortel ne diminue la charité, car il la détruit totalement ; et par cause effective parce que tout péché mortel est contraire à la charité, nous le verrons plus loin ; et par démérite, car celui qui en péchant mortellement agit contre la charité est digne que Dieu la lui retire.
Pareillement, même par le péché véniel la charité ne peut être diminuée, pas plus par mode d'efficience que par démérite. Par efficience, car le péché véniel n'atteint pas la charité elle-même. Celle-ci, en effet, porte sur la fin dernière, tandis que le péché véniel est un désordre relatif aux moyens. Or l'amour d'une fin ne se trouve pas diminué du fait que l'on tombe dans quelque dérèglement à l'égard des moyens. Ainsi arrive-t-il à certains malades, qui tiennent beaucoup à leur santé, de faire certains accrocs à leur régime. De même, dans les sciences spéculatives, les opinions fausses qui concernent les conclusions ne diminuent pas la certitude des principes.
Pareillement, le péché véniel ne mérite pas que la charité soit diminuée. Si quelqu'un, en effet, est fautif en de petites choses, il ne mérite pas de subir un détriment dans un domaine plus important. Dieu ne se détourne pas davantage de l'homme que celui-ci ne se détourne de lui. Par conséquent, celui dont le dérèglement ne porte que sur les moyens ne mérite pas de subir un détriment dans sa charité, par laquelle il est ordonné à sa fin ultime.
La conséquence de tout cela est que la charité ne peut d'aucune manière subir de diminution, si l'on prend ce mot dans sa signification Cependant, on peut indirectement appeler de la charité ce qui est disposition à disposition qui vient des péchés véniels, du fait que la charité n'exerce plus ses actions.
Solutions
1. Les contraires se produisent à l'égard d'une même réalité quand le sujet de ces contraires se rapporte de la même manière à tous deux. Or, la charité ne se prête pas de la même manière à l'augmentation et à la diminution ; elle peut avoir une cause qui l'accroît, mais elle ne peut avoir de cause qui la diminue. Aussi l'objection ne porte pas.
2. Il y a deux convoitises. La première met sa fin dans la créature, et elle tue totalement la charité, étant, selon le mot de S. Augustin, « son poison ». Elle aboutit à ce que Dieu soit moins aimé qu’il ne doit l'être lorsqu'il est aimé de charité, non en diminuant celle-ci, mais en la détruisant totalement ; et c'est ainsi qu'il faut comprendre la parole citée par l'objection « »Il t'aime moins, celui qui aime quelque chose avec toi. S. Augustin précise en effet : « Quelque chose qu'il n'aime pas pour toi. » Cela n'arrive pas dans le péché véniel, mais seulement dans le péché mortel ; car ce que l’on aime dans le péché véniel, on l'aime encore pour Dieu, en vertu de l'habitus, quoique ce ne soit plus en acte. La seconde sorte de convoitise est celle du péché véniel, qui est toujours diminuée par la charité ; mais elle ne peut diminuer la charité, pour la raison qu'on vient de donner.
3. Un mouvement du libre arbitre est nécessaire pour l'infusion de la charité, nous l'avons dit. Et c'est pourquoi ce qui diminue l'intensité du libre arbitre contribue, comme disposition, à ce qu'une charité moindre soit infusée. Mais, pour conserver la charité, il n'est pas besoin d'un mouvement du libre arbitre ; autrement, la charité ne demeurerait pas chez ceux qui dorment. Par conséquent, le défaut d'intensité du mouvement du libre arbitre ne diminue pas la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il, car si l'on perd la charité, ce ne peut être que par le péché. Or, celui qui a la charité ne peut pécher. S. Jean dit en effet (1 Jean 3.9) : « Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché, parce que le germe divin demeure en lui, et il ne peut pécher, puisqu'il est né de Dieu. » Or, il n'y a que les fils de Dieu qui possèdent la charité, car selon S. Augustin « c'est elle qui distingue entre les fils du Royaume et les fils de perdition ». Donc celui qui possède la charité ne peut la perdre.
2. S. Augustin dit : « La dilection qui n'est pas vraie ne mérite pas son nom. » Or, comme il le dit encore : « La charité qui peut défaillir n'a jamais été vraie. » Donc, il n'y avait pas de charité. Donc, quand on possède la charité, on ne peut plus la perdre.
3. S. Grégoire dit : « L'amour de Dieu, quand il existe, opère de grandes choses ; s'il cesse d'agir, la charité n'existe plus. » Mais nul, en accomplissant de grandes choses, ne perd la charité. Donc, quand la charité existe, elle ne peut être perdue.
4. Le libre arbitre ne peut être incliné au péché que par un motif qui l'entraîne. Mais la charité exclut tous les entraînements au péché : amour de soi, convoitise, etc. La charité ne peut donc être perdue.
En sens contraire, il est dit dans l'Apocalypse (Apocalypse 2.4) : « J'ai contre toi que tu as perdu ton amour d'antan. »
Réponse
Par la charité, l'Esprit Saint habite en nous, comme nous l'avons montré. Donc nous pouvons considérer la charité de trois façons. Tout d'abord du côté de l'Esprit Saint mouvant l'âme à aimer Dieu. De ce côté, la charité ne peut pas pécher à cause de la vertu de l'Esprit Saint qui opère infailliblement tout ce qu'il veut. C'est pourquoi il ne saurait être vrai simultanément que le Saint-Esprit veuille mouvoir quelqu'un à faire un acte de charité, et que cet homme perde la charité en péchant : le don de persévérance doit être compté parmi les « bienfaits de Dieu grâce auxquels ceux qui sont délivrés le sont très certainement », selon S. Augustin.
On peut, en deuxième lieu, envisager la charité selon sa raison propre. Et, sous ce rapport, la charité ne peut faire que ce qui convient à la raison même de charité. C'est pourquoi elle ne peut en aucune façon pécher « pas plus que la chaleur ne peut refroidir, ni l'injustice produire quelque chose de bon », dit S. Augustin.
On peut enfin considérer la charité par rapport au sujet, lequel est changeant au gré du libre arbitre. Mais ce rapport de la charité au sujet peut lui-même être envisagé de deux façons : soit du point de vue général des relations de la forme avec la matière, soit du point de vue particulier des relations de l'habitus avec la puissance.
Il appartient à une forme d'exister dans un sujet de façon telle qu'elle puisse se perdre lorsqu'elle ne comble pas toute la potentialité de la matière, comme on le voit pour les formes des êtres soumis à la génération et à la corruption. Cela vient de ce que la matière de ces êtres reçoit une forme de manière à rester encore en puissance à une autre forme, comme si la potentialité de la matière n'était pas totalement remplie par une seule forme ; c'est pourquoi une forme peut se perdre par réception d'une autre forme. Au contraire, la forme d'un corps céleste demeure en lui de façon permanente, parce qu’elle comble si bien toute la potentialité de la matière qu'il ne reste plus en celle-ci de puissance à une autre forme. Ainsi en est-il de la charité : celle de la patrie est permanente parce qu'elle emplit toute la potentialité de l'esprit, en ce sens que tout mouvement actuel de celui-ci se porte vers Dieu ; la charité du voyage ne comble pas ainsi toute la potentialité de son sujet, parce qu'elle ne se porte pas toujours en acte vers Dieu. Aussi, quand elle ne s'y porte pas, quelque chose peut survenir qui fasse perdre la charité.
Quant à l'habitus, il lui est propre d'incliner la puissance à agir selon ce qui convient à l'habitus, en tant qu'il fait juger bon ce qui lui convient, et mauvais ce qui lui est contraire. En effet, de même que le goût apprécie les saveurs selon sa disposition propre, de même l'esprit humain juge de ce qu'il doit faire d'après sa disposition créée par les habitus, ce qui fait dire à Aristote : « La fin apparaît à chacun selon ce qu'il est en lui-même. » À ce point de vue donc, la charité ne peut se perdre là où ce qui convient à la charité ne peut paraître autrement que bon. Ce sera le cas de la patrie, où Dieu sera vu par son essence, qui est l'essence même de la bonté. Et c'est pourquoi la charité de la patrie ne peut se perdre. Mais la charité du voyage en l'état de laquelle on ne voit pas l'essence même de Dieu, qui est l'essence de la bonté, peut se perdre.
Solutions
1. S. Jean, dans le texte cité, veut parler de la puissance de l'Esprit Saint qui, par sa protection, rend exempts du péché ceux qu'il meut autant qu'il le veut.
2. La charité qui comprendrait dans sa raison même la possibilité de tomber ne serait pas une vraie charité. Car si son amour impliquait de n'aimer que pour un temps, et ensuite de cesser d'aimer, ce ne serait pas de la dilection véritable. Mais si la charité vient à se perdre du fait de la mutabilité du sujet, contre l'intention même de la charité qui est incluse en son acte, cela n'est pas contraire à la vérité de la charité.
3. L'amour de Dieu se propose toujours d'accomplir de grandes choses, car cela ressortit à la raison de charité. Cependant, en acte, il n'accomplit pas toujours de grandes choses à cause de la condition du sujet.
4. La charité, par la nature même de son acte, exclut tout motif de pécher. Mais il arrive que la charité n'agit pas actuellement. C'est alors que peut se produire un motif poussant à pécher ; si l'on y consent, on perd la charité.
Objections
1. Non, semble-t-il. Origène dit en effet : « Que le dégoût vienne à envahir quelqu'un de ceux qui sont établis au plus haut degré de perfection, je ne pense pas qu'il abandonne ou qu'il tombe d'un seul coup, mais il est nécessaire que sa chute ait lieu peu à peu et par degrés. » Or l'homme tombe lorsqu'il perd la charité. Donc celle-ci ne se perd pas par un seul acte de péché mortel.
2. Le pape S. Léon, dans un sermon sur la Passion, interpelle ainsi S. Pierre : « Le Seigneur a vu en toi, non pas une foi défaillante, ni un amour infidèle, mais une constance ébranlée. Les larmes abondèrent là où n'avait pas défailli l'affection, et les eaux de la charité lavèrent les paroles échappées à la peur. » Et S. Bernard dit à partir de ces paroles : « En S. Pierre, la charité n'était pas éteinte, mais endormie. » Or, en reniant le Christ, Pierre a péché mortellement. Donc, la charité n'est point perdue par un seul acte de péché mortel.
3. La charité est plus forte qu'une vertu acquise. Mais l'habitus d'une vertu acquise n'est pas supprimé par un acte de péché mortel. A plus forte raison la charité ne se perd-elle point par un seul acte contraire de péché mortel.
4. La charité comprend l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Mais il peut se faire, semble-t-il, que quelqu'un commette certains péchés mortels tout en conservant ces deux amours. Car l'amour déréglé des moyens n’enlève pas l'amour de la fin, nous l'avons dit. La charité pour Dieu peut donc subsister malgré l'existence d'un péché mortel provenant d'un attachement désordonné à quelque bien temporel.
5. Les vertus théologales ont pour objet la fin ultime. Mais les vertus théologales autres que la charité, c'est-à-dire la foi et l'espérance, ne se perdent point par un seul acte de péché mortel, mais subsistent à l'état informe. Donc la charité, elle aussi, peut demeurer à l'état informe même lorsqu'on a commis un péché mortel.
En sens contraire, par le péché l'homme devient digne de la mort éternelle, selon la parole de l'Apôtre (Romains 6.23) : « Le salaire du péché, c'est la mort. » Mais quiconque a la charité possède le mérite de la vie éternelle ; il est dit, en effet, en S. Jean (Jean 14.21) : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me manifesterai à lui. » Et la vie éternelle consiste précisément dans cette manifestation, selon cette autre parole du même évangile (Jean 17.3) : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, jésus Christ. » Mais personne ne peut être digne en même temps de la vie éternelle et de la mort éternelle. Il est donc impossible que quelqu'un ait la charité avec le péché mortel. Donc la charité est enlevée par un seul acte de péché mortel.
Réponse
Un contraire est exclu quand survient un autre contraire. Or tout acte de péché mortel est contraire à la raison propre de la charité, qui consiste pour l'homme à aimer Dieu par-dessus tout, et à se soumettre à lui totalement, et lui rapportant tout ce que l'on a. Il appartient donc à la raison de la charité d'aimer Dieu de telle sorte qu'on veuille se soumettre à lui en toute chose, et qu'en toute chose on suive la règle de ses commandements. Car tout ce qui est contraire aux préceptes divins est manifestement contraire à la charité et peut donc par soi-même l'exclure.
Sans doute, si la charité était un habitus acquis dépendant de l'activité du sujet, sa perte ne résulterait pas nécessairement d'un seul acte contraire. Car un acte n'est pas directement contraire à l'habitus, mais à l'acte de celui-ci ; or il ne s'impose pas, pour la continuation d'un habitue dans un sujet, qu'il y ait une continuité d'actes ; par conséquent, s'il survient un acte contraire, l'habitus acquis n'est pas aussitôt supprimé.
Mais la charité, parce qu'elle est un habitus infus, dépend de l'action de Dieu. Celui-ci la communique à l'âme, et agit dans l'infusion et la conservation de la charité à la manière du soleil dans l'illumination de l'air, comme nous l'avons dit récemment. C'est pourquoi, de même que la lumière cesserait aussitôt dans l'air si l'on faisait obstacle au rayonnement du soleil, de même la charité cesse d'exister dans l'âme, dès que l'on fait obstacle à son infusion par Dieu dans l'âme. Or, manifestement, tout péché mortel, allant à l'encontre des préceptes divins, fait obstacle à cette infusion ; du fait que, par choix, l'homme préfère le péché à cette amitié avec Dieu qui exige l'accomplissement de sa volonté, il s'ensuit qu'aussitôt, par un seul acte de péché mortel, l'habitus de charité est perdu. C'est pourquoi S. Augustin dit : « Dieu lui étant présent, l'homme est illuminé ; mais Dieu étant absent, il tombe aussitôt dans les ténèbres ; il s'éloigne de lui non par la distance des lieux mais par l'aversion de sa volonté. »
Solutions
1. Les paroles d'Origène peuvent s'entendre d'abord en ce sens : l'homme parvenu à la perfection ne tombe pas tout d'un coup dans le péché mortel, mais il y est disposé par quelque négligence antérieure. Nous l'avons vu plus haut en effet, les péchés véniels sont considérés comme une disposition au péché mortel. Cependant, celui qui commet un seul péché mortel tombe, ayant perdu la charité.
Mais comme Origène ajoute : « Si quelqu'un, après une chute de courte durée, se repent aussitôt, il ne paraît pas être tombé tout à fait », on peut dire aussi que, dans la pensée de cet auteur, la ruine et la chute complètes sont celles de l'homme qui pèche par malice. Et il est certain que celui qui est parfait n'en vient pas là instantanément et d'emblée.
2. La charité se perd de deux manières directement, par mépris actuel, et ce n'est pas ainsi que Pierre la perdit. Indirectement, quand on commet un acte contraire à la charité, sous l'influence d'une passion de convoitise ou de crainte ; c'est en agissant ainsi contre la charité, que Pierre la perdit ; mais il la recouvra bientôt.
3. Notre Réponse a résolu cette objection.
4. Le péché mortel n'est pas constitué par n'importe quel dérèglement de l'affectivité à l'égard des moyens, c'est-à-dire des biens créés, mais seulement par un dérèglement tel qu'il s'oppose à la volonté divine ; et c'est cela même qui est directement contraire à la charité, nous venons de le dire dans la Réponse.
5. La charité implique une certaine union à Dieu que ne supposent ni la foi ni l'espérance. Or, on l'a vu, tout péché mortel consiste à se détourner de Dieu, et s'oppose ainsi à la charité. Mais tout péché mortel n'est pas contraire à la foi et à l'espérance, sauf certains péchés déterminés, par lesquels les habitue de foi et d'espérance sont détruits, comme l'habitus de charité l'est par tout péché mortel. D'où il suit évidemment que la charité ne peut rester à l'état informe, puisque, du fait qu'elle se rapporte à Dieu comme à la fin dernière, elle est la forme ultime des vertus, nous l'avons dit.
À ce sujet nous nous demanderons : I. Ce que l'on doit aimer de charité (Q. 25). II. Dans quel ordre il convient de le faire (Q. 26).