- Le propre de la charité est-il plutôt d'être aimé, ou d'aimer ?
- L'amour, en tant qu'il est un acte de la charité, est-il identique à la bienveillance ?
- Dieu doit-il être aimé de dilection pour lui-même ?
- Peut-il être aimé en cette vie sans intermédiaire ?
- Peut-il être aimé totalement ?
- Notre dilection de Dieu a-t-elle une mesure ?
- Lequel vaut mieux : aimer son ami, ou son ennemi ?
- Lequel vaut mieux : aimer Dieu, ou le prochain ?
Objections
1. Il semble que ce soit plutôt d'être aimé. On trouve en effet une charité meilleure chez ceux qui sont les meilleurs. Or les meilleurs doivent être plus aimés. Donc il convient davantage à la charité que l'on soit aimé plutôt que l'on aime.
2. Ce qui se rencontre dans le plus grand nombre semble plus conforme à la nature et par conséquent meilleur. Or, comme le remarque Aristote, « beaucoup aiment mieux être aimés qu'aimer. C'est pourquoi ceux qui aiment la flatterie sont nombreux; ». Il est donc meilleur d'être aimé que d'aimer, et par conséquent cela convient mieux à la charité.
3. Ce qui fait que quelque chose est tel l'est lui-même encore davantage. Or c'est parce qu'on est aimé qu'on aime : « Rien ne provoque plus à aimer, dit en effet S. Augustin, que de commencer par être aimé. » Donc la charité consiste davantage à être aimé qu'à aimer.
En sens contraire, Aristote affirme que « l'amitié consiste plus à aimer qu'à être aimé ». Donc la charité elle aussi, puisqu'elle est une espèce d'amitié.
Réponse
Aimer convient à la charité en tant qu'elle est charité. En effet, puisqu'elle est une vertu, elle a dans sa nature une inclination à son acte propre. Or ce n'est pas être aimé qui est l'acte de la charité de celui qui est aimé ; l'acte de charité est l'acte de celui qui aime ; être aimé ne lui convient qu'au titre commun de bien, c'est-à-dire pour autant qu'un autre est porté vers son bien par un acte de charité. Il est donc évident qu'il convient davantage à la charité d'aimer que d'être aimé, car ce qui convient à une chose par elle-même et par ce qu'elle est, lui convient plus que ce qui lui convient par un autre.
Deux faits significatifs viennent ici en confirmation. On loue les amis parce qu'ils aiment plutôt que parce qu'ils sont aimés ; bien plus, s'ils sont aimés et n'aiment pas, on les blâme. Et les mères, chez qui se rencontre le « plus grand amour, cherchent plus à aimer qu'à être aimées. « Il y en a, remarque Aristote, qui, bien que confiant leurs enfants à une nourrice, très certainement les aiment, mais ne s'inquiètent pas de la réciprocité, si elle n'a pas lieu. »
Solutions
1. Les meilleurs, du fait même qu'ils sont meilleurs, sont plus dignes d'être aimés ; mais, possédant une charité plus parfaite, ils aiment aussi davantage, en proportion toutefois de celui qu'ils aiment. En effet, celui qui est meilleur n'aime pas son inférieur moins qu'il n'est digne d'être aimé ; mais celui qui est moins bon ne parvient pas à aimer celui qui est meilleur autant qu'il est aimable.
2. Comme Aristote le dit au même endroit, les hommes désirent être aimés parce qu'ils désirent être honorés. De même en effet qu'un honneur rendu à quelqu'un témoigne d'un bien qui est en lui, ainsi, lorsqu'on aime quelqu'un, on manifeste qu'il y a en lui un certain bien, car le bien seul est aimable. Être aimé et être honoré sont donc recherchés pour autre chose, qui est la manifestation d'un bien existant chez celui qui est aimé. Au contraire, ceux qui ont la charité veulent aimer pour aimer, comme si c'était le seul bien de la charité, de même que tout acte d'une vertu est le bien de cette vertu. Il appartient donc davantage à la charité de vouloir aimer que de vouloir être aimé.
3. Que certains aiment parce qu'ils sont aimés ne veut pas dire qu'être aimé soit la fin qu'on poursuit en aimant, mais que ce peut être une voie qui conduit à aimer.
Objections
1. Il semble bien que ce ne soit pas autre chose. Aristote dit en effet : « Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. » Mais la bienveillance, c'est cela. L'acte de la charité se confond donc avec la bienveillance.
2. L'acte appartient à la même puissance que l'habitus correspondant. Or l'habitus de charité réside dans la volonté, ainsi que nous l'avons dit précédemment. Donc l'acte de charité est aussi un acte de la volonté. Mais il n'y a pas d'acte de volonté qui ne soit tendance au bien, ce qui est bienveillance. Par conséquent l'acte de la charité n'est rien d'autre que la bienveillance.
3. Aristote mentionne cinq propriétés de l'amitié : « vouloir le bien de son ami, désirer qu'il existe et vive, vouloir vivre avec lui, avoir les mêmes préférences, partager ses joies et ses peines ». Or les deux premières propriétés appartiennent à la bienveillance ; celle-ci est donc bien le premier acte de la charité.
En sens contraire, Aristote affirme au même livre que la bienveillance n'est ni l'amitié ni l'amour, mais « le principe de l'amitié ». Or la charité est une amitié, nous l'avons dit plus haute. Donc la bienveillance n'est pas la même chose que la dilection, acte de la charité.
Réponse
Au sens propre, on appelle bienveillance un acte de la volonté qui consiste à vouloir du bien à un autre. Cet acte se distingue de l'acte d'aimer, qu'il soit dans l'appétit sensible ou dans l'appétit intellectuel ou volonté.
Le premier, en effet, est une passion. Or toute passion incline vers son objet avec un certain emportement. Mais la passion de l'amour a ceci de particulier qu'elle ne jaillit pas soudainement, mais à la suite d'une considération assidue de son objet. C'est pourquoi Aristote voulant montrer la différence entre la bienveillance et l'amour passion, dit que la première n'a « ni tension, ni appétit », c'est-à-dire inclination impétueuse, mais qu'elle veut du bien à quelqu'un par le seul jugement de la raison. D'autre part, l'amour passion se forme par accoutumance, tandis que la bienveillance peut jaillir soudainement ; ainsi nous arrive-t-il, en voyant des lutteurs, de souhaiter la victoire de l'un d'eux.
L'amour qui est dans l'appétit intellectuel se distingue lui aussi de la bienveillance. Il comporte en effet une certaine union affective entre celui qui aime et celui qui est aimé, selon que le premier considère le second comme étant un avec lui, ou comme une partie de lui-même, et c'est ainsi qu'il se porte vers lui. La bienveillance au contraire est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu'un, même sans union affective préalable. — Ainsi donc, la dilection considérée comme l'acte de la charité, englobe la bienveillance, mais la dilection, ou bien l'amour, y ajoute une union affective. Et c'est pourquoi Aristote dit au même endroit que la bienveillance est la principe de l'amitié.
Solutions
1. Aristote ne donne pas ici la définition complète de l'amour, mais indique celui de ses éléments qui manifeste le plus clairement l'acte d'aimer.
2. La dilection est un acte de la volonté qui tend vers le bien, mais avec une certaine union à celui que l'on aime, qui n'est pas impliquée dans la simple bienveillance.
3. Les propriétés de l'amitié dont parle Aristote conviennent à celle-ci dans la mesure où elles procèdent de l'amour que l'on a pour soi-même, comme il est dit au même endroit ; de sorte qu'on se comporte ainsi à l'égard d'un ami comme vis-à-vis de soi-même ; et cela tient à l'union affective dont nous venons de parler.
Objections
1. Il semble que par la charité on n'aime pas Dieu de dilection pour lui-même, mais pour autre chose. S. Grégoire dit en effet : « À partir des choses qu'il connaît, le cœur apprend à aimer ce qu'il ne connaît pas. » « Ce qu'il ne connaît pas » désigne les choses intelligibles et divines, et « ce qu'il connaît », les choses sensibles. Donc Dieu doit être aimé de dilection pour autre chose que pour lui-même.
2. L'amour suit la connaissance. Or Dieu est connu par autre chose que lui-même : « Ses perfections invisibles, sont rendues perceptibles à l'intelligence par le moyen de ses œuvres » (Romains 1.20). On l'aime donc encore pour autre chose que pour lui-même.
3. « L'espérance engendre la charité », affirme la Glose ; et « la crainte, selon S. Augustin, l'introduit aussi ». Or l'espérance attend quelque chose que Dieu peut donner, et la crainte redoute quelque chose qu'il peut infliger. C'est donc, semble-t-il, pour un bien à espérer ou pour un mal à craindre que l'on doit aimer Dieu. Par conséquent non pour lui-même.
En sens contraire, S. Augustin affirme que « jouir, c'est s'attacher par amour à quelqu'un pour lui-même ». Or, dit-il encore, nous devons jouir de Dieu ; nous devons donc l'aimer pour lui-même.
Réponse
Le mot « pour » (propter) implique un certain rapport de cause. Or, nous savons qu'il y a quatre causes : finale, formelle, efficiente, matérielle, et qu'à cette dernière, se ramène la disposition matérielle qui n'est que relativement, et non de façon absolue. C'est selon ces quatre genres de cause qu’une chose peut être dite aimée pour une autre. Selon la cause finale : nous aimons un remède pour la santé dont il est le moyen. Selon la cause formelle : nous aimons quelqu'un pour sa vertu, celle-ci le rendant formellement bon et par suite digne d'être aimé. Selon la cause efficiente : nous aimons certains en tant qu'ils sont les fils de tel père. Selon la disposition se ramenant à la cause matérielle : nous disons que nous aimons quelque chose à cause de ce qui nous dispose à l'aimer, par exemple pour quelques bienfaits reçus. Toutefois, en ce cas, une fois que nous avons commencé à aimer, nous n'aimerons plus notre ami pour ses bienfaits mais pour sa vertu propre.
Selon les trois premiers genres de cause, Dieu ne saurait être aimé pour rien d'autre que lui-même. En effet, il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin, puisqu'il est lui-même la fin ultime de tous les êtres. Il n'a pas non plus à être informé par un autre être pour être bon, puisque sa substance est la bonté même, par laquelle toutes choses sont bonnes, comme par leur modèle. Pas davantage on ne peut dire que sa bonté vient d'un autre, puisque tous les autres tiennent de lui la leur. Mais, selon le quatrième genre de cause, Dieu peut être aimé en raison d'autre chose que lui-même : en ce sens que certaines choses qui ne sont pas lui nous disposent à l'aimer davantage, par exemple, les bienfaits que nous avons reçus de lui, les récompenses que nous attendons de lui, ou encore les châtiments que nous cherchons à éviter grâce à lui.
Solutions
1. S. Grégoire ne veut pas dire que les choses que nous connaissons soient pour nous la raison d'aimer celles que nous ne connaissons pas, par mode de cause formelle, finale ou efficiente, mais seulement qu'elles nous disposent à les aimer.
2. La connaissance de Dieu s'acquiert bien au moyen des autres êtres, mais cette connaissance une fois acquise, ce n'est plus par d'autres qu'il est connu, mais par lui-même, selon cette parole en S. Jean (Jean 4.42) : « Maintenant, ce n'est plus par tes paroles que nous croyons, car nous l'avons entendu nous-mêmes, et nous savons qu'il est vraiment le Sauveur du monde. »
3. L'espérance et la crainte acheminent à la charité, par manière de disposition, comme le montre ce qu'on vient de dire.
Objections
1. Non, semble-t-il. « Impossible d'aimer ce qu'on ne connaît pas », dit S. Augustin. Or, en cette vie, nous ne voyons pas Dieu sans intermédiaire, mais selon l'expression de S. Paul (1 Corinthiens 13.12), « dans un miroir, d'une manière confuse ». Donc nous ne l'aimons pas non plus immédiatement.
2. Qui ne peut pas le moins ne peut pas le plus. Or, aimer Dieu est plus que le connaître. « Celui qui s'unit à Dieu » par l'amour, « n'est qu'un seul esprit avec lui » (1 Corinthiens 6.17). Or l'homme ne peut connaître Dieu immédiatement. Donc, bien moins encore l'aimer ainsi.
3. Le péché éloigne l'homme de Dieu, selon la parole d'Isaïe (Ésaïe 39.2) : « Vos péchés ont mis une séparation entre vous et votre Dieu. » Mais le péché réside plutôt dans la volonté que dans l'intelligence. Donc il est encore moins possible à l'homme d'aimer Dieu sans intermédiaire que de le connaître ainsi.
En sens contraire, c'est parce qu'elle est médiate que notre connaissance de Dieu est dite confuse et doit disparaître dans la patrie, selon S. Paul (1 Corinthiens 13.9). Mais on lit aussi dans la même épître (1 Corinthiens 13.8) que « la charité ne passe pas ». Donc dès ici-bas elle s'attache à Dieu sans intermédiaire.
Réponse
Nous l'avons dit, l'acte d'une puissance cognitive est accompli du fait que l'objet connu est dans le sujet connaissant, tandis que l'acte d'une puissance appétitive consiste dans la tendance de l'appétit vers la réalité elle-même. Par une conséquence nécessaire, le mouvement de l'appétit se porte vers la réalité, selon la condition même de celle-ci, tandis que l'acte de la puissance cognitive se conforme à la condition du sujet.
Or, tel est, absolument parlant, l'ordre des choses — Dieu est par lui-même connaissable et digne d'être aimé, puisqu'il est dans son essence la vérité et la bonté mêmes, par quoi les autres choses sont connues et aimées ; mais par rapport à nous, parce que notre connaissance a son origine dans les sens, ce qui est le plus rapproché d'eux est le plus connaissable, tandis que ce qui est le plus éloigné n'est connu qu'en dernier.
Il faut en conclure que la dilection, acte de la puissance appétitive, tend d'abord vers Dieu, même en cette vie, et que de lui elle descend vers les autres êtres ; et ainsi la charité aime Dieu de façon immédiate, et les autres êtres à partir de lui. Mais, dans la connaissance, c'est le contraire qui a lieu ; nous connaissons Dieu par les autres êtres, comme la cause par l'effet, ou par voie d'éminence ou de négation, comme le montre Denys.
Solutions
1. S'il est vrai qu'on ne puisse aimer ce qu'on ne connaît pas, il ne s'ensuit pas que l'ordre de la connaissance soit identique à celui de la dilection. Car celle-ci est le terme de la connaissance. Aussi, là même où s'arrête la connaissance, c'est-à-dire à cette réalité qui est connue par une autre, là aussitôt, la dilection peut commencer.
2. La dilection de Dieu étant quelque chose de plus grand que la connaissance de Dieu, surtout en cette vie, la présuppose donc. Mais la connaissance ne s'arrête pas aux réalités créées ; par leur intermédiaire, elle tend vers un autre objet, où la dilection prend naissance, et d'où elle redescend vers les autres êtres, par une sorte de mouvement circulaire : la connaissance part des créatures pour aller vers Dieu, et la dilection prend son point de départ en Dieu, comme dans la fin ultime, pour descendre aux créatures.
3. Ce n'est pas la seule connaissance, c'est la charité qui supprime l'éloignement de Dieu causé par le péché. C'est donc bien la charité qui, par l'acte de dilection, rattache l'âme immédiatement à Dieu, par le lien d'une union spirituelle.
Objections
1. Cela paraît impossible, car l'amour fait suite à la connaissance. Mais connaître Dieu totalement est impossible, car ce serait le « comprendre ». Nous ne pouvons donc pas aimer Dieu totalement.
2. L'amour est une certaine union, comme le montre Denys. Or le cœur de l'homme ne peut être uni à Dieu totalement, puisqu'au témoignage de S. Jean (1 Jean 3.20) « Dieu est plus grand que notre cœur. » Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement.
3. Dieu s'aime totalement. Donc, s'il est aimé totalement par un autre, cet autre l'aime autant que Dieu s'aime lui-même. Mais cela est absurde. Dieu ne peut donc être aimé totalement par une créature.
En sens contraire, il est dit au Deutéronome (Deutéronome 6.15) : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. »
Réponse
Puisque la dilection est comprise comme une sorte de milieu entre le sujet aimant et l'objet aimé, la question de savoir si Dieu peut être aimé totalement peut avoir trois sens. Selon le premier, le mode de totalité se rapporte à l'objet aimé. Ainsi Dieu doit être aimé totalement parce que tout ce qui appartient à Dieu, l'homme doit l'aimer. Selon le deuxième sens, la totalité concerne le sujet qui aime. Ainsi encore Dieu doit être aimé totalement, puisque l'homme est tenu d'aimer Dieu de tout son pouvoir, et de rapporter à l'amour de Dieu tout ce qu'il a, comme le prescrit le Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur. » Selon le troisième sens, il s'agit d'une proportion entre celui qui aime et l'objet aimé, telle que la mesure de l'amour dans le premier soit égale à la mesure de l'amabilité dans le second. Et cela est impossible En effet, une chose est aimable dans la mesure où elle est bonne ; Dieu, dont la bonté est infinie, est donc infiniment aimable ; mais aucune créature ne peut aimer Dieu infiniment, puisque tout le pouvoir de la créature, aussi bien naturel qu'infus, est fini.
Solutions
La réponse aux Objections est évidente : les trois premières difficultés s'appuient sur le troisième sens, l'argument en sens contraire sur le deuxième.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Selon S. Augustin, trois éléments sont constitutifs du bien : « le mode, l'espèce et l'ordre ». Or la dilection de Dieu est en l'homme ce qu'il y a de meilleur : « Par-dessus tout ayez la charité », dit en effet S. Paul (Colossiens 3.14). Donc l'amour de Dieu doit avoir une certaine modération.
2. S. Augustin dit encore : « Dis-moi, je t'en prie, quel est le mode de l'amour. je crains d'être enflammé plus ou moins qu'il ne faut par le désir et par l'amour de mon Seigneur. » Question qui ne se poserait pas s'il n'y avait un certain mode de l'amour de Dieu.
3. « Le mode, précise S. Augustin, est dans chaque chose ce qui est déterminé par sa propre mesure. » Or c'est la raison qui est la mesure de l'acte intérieur de la volonté de l'homme, aussi bien que de son action extérieure. Donc, tout comme il doit y avoir dans l'effet extérieur de la charité un mode déterminé par la raison, selon la parole de S. Paul (Romains 12.1) : « Que votre culte soit raisonnable » ; de même, il doit y en avoir un dans l'acte intérieur de dilection de Dieu.
En sens contraire, S. Bernard affirme : « Le motif d'aimer Dieu, c'est Dieu ; la mesure à y apporter, c'est d'aimer sans mesure. »
Réponse
Le « mode », comme le montre le texte allégué de S. Augustin, implique une certaine détermination de mesure. Or cette détermination se trouve à la fois dans ce qui mesure et dans ce qui est mesuré, mais différemment. Dans ce qui mesure on la trouve essentiellement, puisque le propre de la mesure est de déterminer et de modifier les autres. Dans ce qui est mesuré, la détermination n'existe que par rapport à autre chose, c'est-à-dire selon que ce qui est mesuré atteint la mesure. Il est donc impossible qu'il y ait dans la mesure quelque chose qui soit hors de la mesure ; tandis que dans ce qui est mesuré cela peut se produire si, par défaut ou par excès, une telle chose n'atteint pas la mesure.
Or, dans le domaine de l'appétit et de l'action, c'est la fin qui est la mesure, car c'est elle qui donne leur raison propre à l'objet de nos désirs et de nos actes d'après le Philosophe. La fin a donc un « mode » par elle-même tandis que les moyens en ont un du fait qu'ils sont proportionnés à la fin. C'est pourquoi, selon la remarque d'Aristote « dans tous les arts, l'appétit de la fin n'a ni terme ni limite, mais il n'en va pas de même pour les moyens ». En effet, le médecin ne met pas de limite au rétablissement de la santé, et, autant qu'il le peut, il vise à y réussir parfaitement ; mais, pour le remède, il use de mesure : il n'en donne pas autant qu'il peut, mais autant qu'il faut pour rétablir la santé ; aller au-delà ou rester en deçà serait manquer de mesure.
Or, la fin de toutes les actions et de tous les sentiments de l'homme c'est d'aimer Dieu : c'est par la dilection de Dieu que nous atteignons tout à fait notre fin ultime, nous l'avons dit plus haut. Ainsi donc ne faut-il pas regarder le « mode » dans la dilection de Dieu, comme dans une chose mesurée, susceptible de trop ou de trop peu, mais dans la réalité qui mesure en laquelle aucun excès n'est possible, et où la perfection est d'autant plus grande que l'on s'approche davantage de la règle. En un mot, plus Dieu est aimé, meilleure est la dilection.
Solutions
1. Ce qui est par soi est meilleur que ce qui est par un autre. Ainsi la bonté de la mesure, qui a un « mode » ou une détermination par elle-même, est supérieure à la bonté de la chose mesurée, qui tient son mode d'un autre. Et ainsi encore la charité, qui a un mode à titre de mesure, est supérieure aux autres vertus, dont le mode est celui des choses mesurées.
2. S. Augustin ajoute au même endroit que le « mode » qui convient à l'amour de Dieu est de l'aimer de tout son cœur, donc de l'aimer autant qu’il est possible de l'aimer, ce qui est le mode qui convient à la mesure.
3. Le sentiment dont l'objet est soumis au jugement de la raison doit être mesuré par elle. Mais l'objet de la dilection, qui est Dieu, dépasse le jugement de la raison ; il n'est donc pas mesuré par elle, mais la dépasse. — Et il n'y a pas non plus de similitude entre l'acte intérieur et les actes extérieurs de la charité. L'acte intérieur a caractère de fin, puisque le bien suprême pour l'homme consiste dans l'union de son âme avec Dieu « Pour moi, dit le Psaume (Psaumes 73.28), être uni à Dieu est mon bien. » Les actes extérieurs sont de l'ordre des moyens. Ils doivent donc être mesurés, et selon la charité et selon la raison.
Objections
1. Il parait méritoire d'aimer son ennemi. « Si vous aimez ceux qui vous aiment, est-il dit en S. Matthieu (Matthieu 5.46), quelle récompense méritez-vous ? » On ne mérite donc aucune récompense en aimant son ami. Par contre on en mérite une en aimant son ennemi, comme il est montré au même endroit. Il est donc plus méritoire d'aimer ses ennemis que ses amis.
2. Une chose est d'autant plus méritoire qu'elle procède d'une charité plus grande. Or, déclare S. Augustin, aimer un ennemi est le fait « des parfaits enfants de Dieu », alors qu'aimer un ami peut venir aussi d'une charité imparfaite. Donc il est plus méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un ami.
3. À un plus grand effort vers le bien paraît correspondre un plus grand mérite, parce que, dit S. Paul (1 Corinthiens 3.8) : « Chacun recevra son propre salaire à la mesure de son propre labeur. » Or aimer un ennemi exige un plus grand effort que d'aimer un ami, parce que c'est plus difficile. Il semble donc plus méritoire d'aimer un ennemi que d'aimer un ami.
En sens contraire, ce qui est meilleur est plus méritoire. Or il est meilleur d'aimer un ami, parce qu'il est meilleur d'aimer celui qui est meilleur, et que l'ami, qui aime, est meilleur que l'ennemi, qui hait. Donc il est plus méritoire d'aimer son ami que son ennemi.
Réponse
Nous l'avons dit, le motif d'aimer son prochain de charité, c'est Dieu. Donc, puisqu'on se demande s'il est meilleur ou plus méritoire d'aimer un ami ou un ennemi, on peut, pour répondre à cette question, se placer à un double point de vue : celui de l'objet, c'est-à-dire du prochain qui est aimé, et celui du motif pour lequel il est aimé.
Au premier point de vue, l'amour de l'ami l'emporte, car un ami, étant meilleur et nous étant plus uni, présente une matière plus favorable à la dilection ; c'est pourquoi l'acte de dilection s'appliquant à une telle matière est meilleur. C'est pourquoi le contraire est plus détestable, car haïr un ami est pire qu'haïr un ennemi.
Au second point de vue, l'amour de l'ennemi l'emporte, et cela pour deux raisons. La première est que l'amour des amis peut avoir un autre motif que Dieu, tandis que l'amour des ennemis a Dieu pour unique motif. La seconde est celle-ci : supposé que les uns et les autres soient aimés pour Dieu, l'amour de Dieu se révèle avec plus de force lorsqu'il dilate le cœur de l'homme vers des objets plus éloignés, c'est-à-dire jusqu'à l'amour des ennemis ; comme la vertu du feu fait preuve d'une force d'autant plus grande qu'elle rayonne plus loin sa chaleur. De même la dilection de Dieu s'avère d'autant plus grande qu'elle fait accomplir des choses plus difficiles, tout comme la puissance du feu se manifeste d'autant plus grande qu'elle peut brûler des matières moins combustibles.
Cependant, comme un même feu agit avec plus d'intensité sur ce qui est proche que sur ce qui est éloigné, la charité nous fait aimer plus ardemment ceux qui nous sont unis que ceux qui sont éloignés. À ce point de vue, la dilection les amis, absolument considérée, est plus ardent et meilleure que celle des ennemis.
Solutions
1. Cette parole du Seigneur doit s'entendre de façon absolue. En effet, on ne mérite aucune récompense quand on aime ses amis uniquement parce qu'ils sont nos amis, et cela semble bien être le cas de ceux qui, tout en aimant leurs amis, n'aiment pas leurs ennemis. Cependant l'amour des amis est méritoire si on les aime pour Dieu, et non uniquement parce qu'ils sont nos amis.
2. 3. Les autres réponses ressortent clairement de ce qui vient d'être dit : les arguments des Objections procèdent du motif de l'amour, tandis que l'argument en sens contraire considérait son objet.
Objections
1. Il semble plus méritoire d'aimer le prochain. Ce que S. Paul a préféré paraît en effet être le meilleur. Or S. Paul a donné sa préférence à cet amour du prochain : « je souhaiterais, a-t-il dit (Romains 9.3) être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères. » Il est donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
2. Nous venons de dire que sous un certain rapport il est moins méritoire d'aimer ses amis. Mais Dieu qui, selon la parole de S. Jean (1 Jean 4.10) « nous a aimés le premier », est éminemment notre ami. Il semble donc moins méritoire de l'aimer.
3. Il y a, semble-t-il, plus de vertu et de mérite dans ce qui est plus difficile, puisque, dit Aristote : « La vertu concerne ce qui est difficile et bon. » Or il est plus facile d'aimer Dieu — soit parce que tous les êtres l'aiment naturellement, soit parce qu'il n'y a rien en lui qui ne soit aimable —, que d'aimer le prochain chez qui il n'y a rien de pareil. Il est donc plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu.
En sens contraire, ce qui fait qu'une chose est telle l'est lui-même encore davantage ; mais l'amour du prochain n'est méritoire que parce qu'on l'aime pour Dieu ; il est donc plus méritoire d'aimer Dieu que d'aimer le prochain.
Réponse
Cette comparaison peut s'entendre de deux manières. La première consiste à considérer à part chacun de ces deux amours. Nul doute alors que l'amour de Dieu soit plus méritoire : il a droit par lui-même à la récompense, car la récompense suprême, c'est de jouir de Dieu vers qui justement se porte le mouvement de la dilection divine. D'ailleurs la promesse lui en est faite : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je me manifesterai à lui » (Jean 14.21).
La seconde manière consiste à comparer la dilection de Dieu comprise en ce sens qu'il est aimé tout seul, avec, d'autre part, la dilection du prochain comprise en ce sens qu'il est aimé pour Dieu. Dans cette hypothèse, la dilection du prochain inclut la dilection de Dieu, mais la dilection de Dieu, elle, n'inclut pas la dilection du prochain. Ce qui revient en réalité à comparer une parfaite dilection de Dieu, s'étendant aussi au prochain, à une dilection de Dieu incomplète et imparfaite ; car, nous dit S. Jean (1 Jean 4.21) : « Voici le commandement que nous avons reçu de Dieu : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. » En ce sens l'amour du prochain l'emporte.
Solutions
1. Selon une explication de la Glose, S. Paul ne souhaitait pas être séparé du Christ pour ses frères quand il était en état de grâce ; c'est lorsqu'il était encore infidèle qu'il parlait ainsi. Rien n'oblige donc à l'imiter ici.
Ou bien l'on peut dire avec S. Jean Chrysostome que ces paroles ne prouvent pas que S. Paul aimait son prochain plus que Dieu, mais qu'il aimait Dieu plus que lui-même. Car il consentait à être privé pour un temps de la jouissance de Dieu, qui se rapporte à l'amour de soi, afin de procurer l'honneur de Dieu dans le prochain, ce qui se rattache à l'amour de Dieu.
2. S'il arrive qu'il y ait moins de mérite à aimer un ami, c'est pour autant qu'on l'aime pour lui-même, écartant ainsi le vrai motif de l'amitié de charité, qui est Dieu. Aimer Dieu pour lui-même ne diminue donc pas le mérite : cela constitue la raison totale du mérite.
3. Ce qui fait le mérite et la vertu, c'est le bien, plus encore que ce qui est difficile. Il ne faut donc pas dire : tout ce qui est plus difficile est plus méritoire, mais ce qui est plus difficile au point d'être aussi meilleurs.
Il faut maintenant étudier les effets qui découlent de l'acte principal de la charité, qui est la dilection : d'abord les effets intérieurs, qui sont la joie (Q. 28), la paix (Q. 29) et la miséricorde (Q. 30), ensuite les effets extérieurs (Q. 31-33).