Parlons donc entre nous, car vous n’irez pas me dénoncer aux poètes tragiques ni à tous ceux qui se bornent à âtre imitateurs, tout cela me semble une peste mentale pour ceux qui l’entendent, à moins que leur entendement ne soit en possession d’un contrepoison qui leur fasse connaître ces choses, telles qu’elles sont en effet.
« Dans quelle pensée parlez-vous ainsi ?
« Il faut bien que je parle à cœur ouvert, répartis-je, encore que mon amour et mon respect, pour Homère, depuis l’âge le plus tendre, semble m’en faire la défense ; car on peut considérer Homère comme le premier instructeur et le chef de tous les tragiques. Quoi qu’il en soit, aucun homme ne doit être plus apprécié que la vérité ; disons donc ce que nous avons à dire. Vous devez le faire, me répondit-il. »
Platon répond plus bas : « Ne demandons compte de ces choses ni à Homère ni à aucun des poètes, en leur adressant cette question : Y a-t-il eu parmi vous des médecins qui soient autre chose que des imitateurs du langage des médecins ? Quel poète entre les anciens et les modernes est dit avoir rendu la santé aux autres, comme le fît Esculape ? quels disciples de son art sont restés après lui, comme après celui que nous venons de nommer qui a laissé les Asclépiades ? N’allons pas non plus lui faire la même question au sujet des autres arts ; laissons-le en repos sur ce point. A l’égard des autres questions plus relevées et plus magnifiques, telles, que les guerres, les commandements d’armée, le gouvernement des états, l’éducation des citoyens, il est juste que nous interrogions Homère en lui disant : O mon cher Homère, si vous n’êtes pas le troisième ordonnateur qui, en partant de la réalité, nous ayez donné un simulacre de la vertu : ce que nous avons qualifié du nom d’imitation : si vous êtes bien réellement le second, vous devez être capable de connaître, quelles institutions sont propres à rendre nos hommes meilleurs ou plus méchants, tant comme hommes politiques que dans les relations privées : Dites-nous donc quelle est la république qui vous doit d’avoir été mieux constituée, comme l’a été Lacédémone, douée par Lycurgue des institutions qui la régissent, et comme une foule d’autres républiques grandes et petites, réformées par d’autres législateurs ; quelle est, dis-je, la cité qui vous reconnaît comme son excellent fondateur, et qui vous rende le témoignage du bien, que vous lui avez procuré ? L’Italie et la Sicile nomment Charondas, et nous, Solon. Qui aura la même chose à dire de vous ?
« Je ne pense pas, dit Glaucon, qu’il y en ait aucune. Il n’est pas nommé tel, même par les Homérides.
« Maintenant, de quelle guerre parle-t-on qui ait été faite avec succès sous la conduite d’Homère, ou du moins, d’après ses conseils ?
« D’aucune.
« Mais alors quelles œuvres de sagesse, quelles inventions nombreuses, ingénieuses dans les arts ou dans telle autre carrière que ce soit, peut-on lui attribuer, comme on le fait pour Thalès de Milet et pour Anacharsis le Scythe ?
« Je n’en connais absolument aucune.
« Si ce n’est à l’Etat comme corps politique, ne dit-on pas au moins qu’Homère a servi de guide, dans l’éducation privée, et qu’il a eu des disciples qui se complaisaient dans leur rapports intimes avec lui, au point de transmettre à la postérité une certaine manière de vivre qu’on appelle Homérique ; comme Pythagore s’est fait chérir a un tel point qu’on nomme encore aujourd’hui vie Pythagorique celle adoptée par ses successeurs, qui se distinguent par leur régime entre tous les autres hommes ?
« On ne dit rien de semblable d’Homère, car se pourrait-il, ô Socrate, que Créophyle, le compagnon d’Homère, se fût rendu encore plus ridicule, par sa philosophie que par son nom, si ce qu’on dit de lui relativement à Homère est vrai ; car on assure qu’il montra la plus grande indifférence pour ce poète, au temps de leur intimité.
« On le dit, en effet, lui repartis-je. Mais pensez-vous, Glaucon, que si Homère eût été capable d’élever les hommes et de les rendre meilleurs par l’éducation, en ce qu’il eût pu non seulement imiter, mais connaître les choses à fond, il ne· se fût pas attaché un grand nombre de disciples ; il n’eût pas été estimé et chéri d’eux ? Me voyons-nous pas que Protagoras d’Abdère, que Prodicus de Céos et beaucoup d’autres, ont réussi à persuader à leurs contemporains, que s’ils ne s’attachaient à eux intimement, que s’ils ne les chargeaient de refaire leur éducation, ils ne seraient jamais aptes à administrer convenablement ni leur fortune particulière ni leur pays et, au moyen de leur sagesse, ils s’en sont faits tellement chérir que ces mêmes hommes les portaient, pour ainsi dire, sur leurs têtes. Or, les contemporains d’Homère et d’Hésiode, si ces poètes eussent été capables de porter les hommes aux vertus les auraient-ils laissé parcourir de vastes contrées en chantant leurs vers ? n’auraient-ils pas cherché, à prix d’or, à les retenir, en les contraignant d’habiter avec eux ; ou, s’ils n’avaient pu les y faire consentir, ne les auraient-ils pas suivis partout où ils auraient pu recueillir leurs instructions, jusqu’à ce qu’ils eussent été initiée à leur savoir dans une mesure suffisante ?
« Ce que vous dites là, Socrate, me paraît de la plus exacte vérité.
« Etablissons donc en fait que tous ceux qui s’adonnent à la poésie, à commencer par Homère, ne sont que des imitateurs de simulacres de vertu et de tout autre sujet de composition qu’ils ont adopté, qui jamais ne mettront la main sur la vérité. Comme nous le disions tout à l’heure, le peintre peut faire croire qu’on voit un cordonnier, sans qu’il comprenne rien au métier de cordonnier ; mais par l’artifice de la couleur et du dessin il persuadera à ceux qui n’y entendent pas plus que lui, qu’ils voient réellement un cordonnier.
« Assurément.
« Nous pourrons dire de même, à ce qu’il me semble, que le poète donne une couleur des arts qu’il décrit, à chaque nom et à chaque verbe qu’il emploie ; sans pénétrer dans la connaissance de ce qu’il enseigne, autrement que par l’imitation. Et cependant tous ceux qui lui ressemblent croient découvrir, la vérité dans ses paroles ; s’il parle de l’art de travailler le cuir, il paraîtra en parler très bien, pourvu que ce soit d’après les règles de la mesure, du rythme et de l’harmonie ; il en sera de même s’il parle du commandement des armées ou de tout autre art. Il doit, en effet, à la nature de répandre un vernis de séduction sur tous les sujets qu’il traite ; lesquels, dépouillés du prestige de la musique et traités en eux-mêmes, vous feraient comprendre tout ce que je vous ai dit sur les attraits que leur donne la poésie. Ne l’avez-vous pas déjà remarqué ?
« Je l’ai remarqué, en effet, dit-il. »
Puisque nous sommes sur ce sujet, je crois à propos de parcourir brièvement les écrits de Platon dans certains passages où s’appuyant sur les dogmes des Hébreux, il fonde la vérité, relativement à Dieu et à sa Providence, sur les bases les plus logiques. Voyons d’abord comment, il développe les doctrines des athées.